L’armée de Terre, comme l’ensemble des organismes du ministère des Armées, répond aujourd’hui aux nombreux défis posés par les différents processus d’innovation touchant les institutions et au-delà l’ensemble même de la société civile (voir encadré central). Certes, l’intégration du progrès technologique n’est pas chose nouvelle. Mais à l’inverse du modèle du siècle précédent, caractérisé par une organisation étatique spécialisée dans la programmation militaire, adossée à des industries puissantes investissant massivement dans la R&D et produisant les équipements sur plusieurs décennies, les innovations contemporaines répondent à des stimuli essentiellement civils et sont produites par des acteurs plus nombreux et agiles sur une échelle de temps beaucoup plus courte. Les conséquences sociologiques et organisationnelles n’en sont que plus importantes pour les armées et surtout pour les forces terrestres, dont la dimension humaine reste cardinale.
Le constat a été dressé dès 2016 dans Action terrestre futureAction terrestres futures : demain se gagne aujourd’hui, EMAT, Paris, septembre 2016, 65 p, pp. 9-10. d’une double nécessité d’adaptation aux opérations de combat des deux prochaines décennies : maintenir l’homme au cœur de l’action aéroterrestre ; tout en pilotant une approche capacitaire dynamique impliquant le combattant, le système d’arme, le système de forces.
La supériorité opérationnelle contre des adversaires disposant de capacités technologiques avancées et très adaptables est recherchée par la numérisation totale de la force SCORPION d’ici 2025-2030. Il s’agit de la colonne vertébrale capacitaire de l’armée de Terre capitalisant sur l’arrivée à maturité des technologies de l’ère numérique (capteurs embarqués et télédéportés, liaisons de données, algorithmes de simulation embarqués, etc.). Mais cette phase annonce déjà la prochaine étape de la « cybernétisation » de la force au-delà de 2030, fondée sur l’introduction progressive de la robotique et des algorithmes auto-apprenants dits d’intelligence artificielle, des nanotechnologies dans les domaines de l’énergie et des matériaux. On entre dans les spécifications de SCORPION 2, encore largement à développer.
Parallèlement, les technologies numériques : Internet, téléphones portables, tablettes, smartphones, objets connectés ont progressivement entraîné un changement des mœurs et des comportements dans la société civile et vont continuer à le faire. Il faut donc, du point de vue institutionnel, capter l’intérêt des futures recrues en offrant au sein des forces terrestres un environnement auquel les engagés sont accoutumés, mais aussi en tirer profit dans l’organisation même des avantages procurés par ces technologies dans la gestion et l’optimisation des tâches de chacun.
Ce dernier point est important, car il relève de l’acceptation de ces changements par les opérateurs eux-mêmes. En effet, dans un environnement où l’adaptation est le maître-mot pour intégrer l’innovation, l’adhésion des personnels constitue la clé de la réussite des changements. Ceci implique de modifier les habitudes et les comportements dans un sens donné, d’agir en profondeur sur les cultures de métiers et les traditions institutionnalisées. Il existe pour cela toute une gamme d’outils expérimentés et disponibles techniquement dans le civil (méthodes Nudge et processus d’innovation frugale) qui sont introduits dans les forces.
C’est l’objectif du plan de transformation digitale de l’armée de TerreLa transformation digitale de l’armée de Terre, dossier TIM, n° 289, octobre 2017.. Il s’agit d’un processus d’enquêtes et d’expérimentations internes lancé en 2016 par le Général Bertrand HOUITTE DE LA CHESNAIS (GMAT à l’époque) avec deux objectifs : accroître la fluidité de la circulation de l’information afin d’augmenter la mobilité du soldat dans ses parcours de formation, d’entraînement et ses missions ; à terme contribuer à la supériorité opérationnelle en maîtrisant un nombre croissant de données de masses numériques générées dans les forces. Le programme a débuté par un tour de France des garnisons pour lancer des consultations parmi les personnels civils et militaires soucieux de proposer des idées novatrices pour améliorer les conditions et performances du service. Une grille de critères a été fixée pour sélectionner les projets expérimentables : un périmètre précis et délimité ; un budget réduit ; un objectif d’usage pratique courant.
Un premier bilan rendu public fin 2017 faisait état de 13 projets dont plusieurs en cours d’expérimentation en corps de troupes, à l’EMAT et certains grands commandements et directions centrales (voir la carte des chantiers en expérimentation ci-après).
Il existe donc plusieurs dimensions à gérer dans les mécanismes d’innovation, chacune avec ses caractéristiques propresVoir l’article d’Olivier SCHMITT, « Innover dans les armées : les enjeux du changement militaire », Revue de défense nationale, mai 2018, pp. 25-30. et l’homme est bien au cœur des processus de mutation.
Considérant les questions capacitaires à horizon 2035, l’armée de Terre s’apprête à faire face à une gamme probable d’adversaires, étatiques, irréguliers ou hybrides dont on cerne bien aujourd’hui les possibilités techniquesRevue stratégique de défense et de sécurité nationale, Octobre 2017, Partie B, pp. 47-53.. Pour les adversaires étatiques agissant indirectement ou sous couverture et les organisations proto-étatiques fortement paramilitarisées, les capacités classiques à des niveaux de numérisation plus ou moins avancés sont retenues, combinées à un effet de masse, en raison des potentiels de puissance accumulés sur le pourtour du continent européen. La question se pose d’éviter l’engagement de ce type d’adversaire selon ses propres termes. La rupture opérationnelle est alors activement recherchée, l’innovation devant y contribuer sous toutes ses formes et pas seulement technologiques.
En attendant mieux et, en l’absence de toute définition officielle, on peut caractériser le champ d’une rupture par innovation opérationnelle de la manière suivante :
« Une innovation de rupture change les comportements de belligérants (étatiques ou non) dans la confrontation :
L’innovation recouvre donc quatre cycles distincts liés aux opérations qui se complètent pour produire la rupture recherchée avec leurs propres caractéristiques et chaînes de responsabilité :
La recherche permanente et la préparation de la rupture opérationnelle pour les deux décennies à venir passent par deux axes d’efforts :
A cet égard, et avec toutes les réserves d’usage, on peut considérer une force terrestre numérisée comme un ensemble de capacités animé par une intelligence humaine démultipliée par des architectures de systèmes communiquant en réseaux. Une force cybernétisée pourrait aboutir, à terme, à un ensemble capacitaire animé par une intelligence collective bio-synthétique (coalescence de niveaux d’intelligence non organique et humaine). Ce glissement possible en raison des combinaisons technologiques en cours de développement ne se fera pas en ligne droite et reste à la main du commandement. Il dépendra des combinaisons technologiques évolutives, de la nature et des caractéristiques des adversaires, mais aussi et surtout des changements sociétaux (valeurs, choix éthiques, bouleversements sociaux) et des limites en ressources ; ensemble de facteurs dont on ne peut encore discerner clairement les directions.
On peut simplement deviner que les forces terrestres françaises n’évolueront que très progressivement entre l’une et l’autre sans savoir encore jusqu’à quel point.
C’est donc un long cheminement d’exploration, d’expérimentation, de validation, mais aussi d’acceptation de risque qu’emprunte l’armée de Terre sur au moins trois domaines tendanciels :
Les chantiers de l’innovation doivent faciliter ce cheminement en retenant ce qui paraît utile du monde extérieur, mais en écartant aussi ce qui ne l’est pas.
L’armée de Terre s’est déjà mise au diapason de ces transformations en précisant comment gagner l’ascendant sur un ennemi par la combinaison de huit facteurs de supériorité opérationnelle (FSO) faisant le lien entre les principes de la guerre et les aptitudesVoir « Eléments de compréhension sur le document action terrestre future », Argumenterre n° 11, CDEC, Paris, 2016, 4 p. de combat : compréhension, coopération, agilité, masse, endurance, force morale, influence et performance du commandementAction terrestre future…, Op. cit., pp 22-23.. Mais c’est dans la manière dont les FSO sont connectés et se soutiennent mutuellement que réside leur pleine efficacité. C’est là qu’intervient une bonne gestion des différentes dimensions de l’innovation précédemment décritesLieutenant-colonel Thibaut KOSSAHL, EMAT/B.PLANS, « La technologie dans le système des facteurs de supériorité opérationnelle », Évolutions technologiques et supériorité tactique, Lettre de la doctrine n° 7, CDEC, Paris, mars 2017, pp. 9-12.. Laquelle doit encore être caractérisée.
L’adaptabilité pourrait être définie comme : « la fonction de pilotage intégrée de l’ensemble des cycles d’innovation de la Force terrestre. Elle vise à :
L’adaptabilité capitalise sur les enseignements et les bonnes pratiques du monde civil pour mener à bien les projets innovants, que l’Institution militaire s’approprie en tant que de besoin. Sa logique consiste à décloisonner, faciliter le dialogue et offrir un cadre à l’initiative. Un peu comme l’a déjà fait le plan digital de l’armée de Terre en :
En conclusion, il n’appartient pas au rédacteur de prendre parti sur la manière dont l’armée de Terre devrait cristalliser l’adaptabilité. Faut-il en faire une fonction opérationnelle à part entière ? L’inclure comme socle des FSO existants ? Créer une entité physique d’aide au pilotage auprès du commandement comme a pu l’être en son temps et à son niveau le Centre de prospective et d’évaluation pour les affaires nucléaires au sein du ministère des Armées ? Cela dépendra des arbitrages internes à l’Institution.
Mais on l’aura bien compris dans ce pari organisationnel et culturel tout autant que technologique, la maxime de Jean BODIN se trouve une nouvelle fois confirmée : « Il n’est de richesse que d’hommes ».
Défense&Industries n°11, juin 2018
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