Donald Trump, la Russie et la relation nucléaire russo-américaine

Beaucoup a été dit sur la satisfaction probable des autorités russes suite à l’élection de Donald Trump, qui, candidat, avait fait part de son souci d’améliorer les relations avec Moscou. Son intention affichée de cesser « l’exportation de la démocratie » dans le monde ne pouvait que rasséréner un pouvoir russe qui en 2014 a inclus les risques de regime change dans sa doctrine militaire. Cependant, l’euphorie manifestée par certains politiciens et politologues russes au lendemain de l’élection présidentielle américaine n’a probablement pas été partagée – en tout cas pas longtemps – par le Kremlin, que la confusion politique à Washington incommode. L’avenir de la relation nucléaire, en particulier, pose questions.

Les autorités russes déplorent qu’il y ait eu, pour reprendre les propos du porte-parole de la présidence russe Dmitriï Peskov, « une certaine pause dans le dialogue sur les questions de sécurité stratégique » sous Obama. Les deux pays, pour les responsables russes, ont besoin d’une « actualisation de l’information et des positions » à ce sujetCité in « Kremlin Talks to Decide Future of Nuclear Pact With US », AFP, 10 février 2017.. L’ancien ministre des Affaires étrangères Igor Ivanov, qui conserve une forte autorité dans le débat russe sur les questions internationales, estime lui aussi que « le dialogue nucléaire américano-russe doit reprendre », car « [s]’il n’y a pas de dialogue entre Washington et Moscou sur les armements stratégiques, cela envoie un très mauvais signal aux autres pays nucléaires, aux proliférateurs potentiels, à nos armées respectives »« Igor Ivanov: Russia-U.S. Cooperation: If Not Today, It Will Come Tomorrow », Russian International Affairs Council, 24 mars 2017.. Les enjeux sont suffisamment importants aux yeux du Kremlin pour qu’il envisage de confier à un spécialiste de ces questions le poste d’ambassadeur à Washington (Anatoliï Antonov, qui a entre autres participé aux négociations sur le traité New Start en tant que directeur du Département de la sécurité et du désarmement au MID, le ministère russe des Affaires étrangèresSon bientôt prédécesseur Kisliak, aujourd’hui au cœur de la controverse sur les liens Russie – équipe Trump, avait lui aussi été choisi, en 2008, pour ses compétences sur le sujet, la politique de « reset » voulue par Barack Obama ayant parmi ses objectifs principaux la négociation d’un nouveau traité de désarmement bilatéral.). Les diplomates soulignent pour leur part l’intention de Moscou de travailler à des options pour renforcer la coopération bilatérale sur les armes nucléaires et la dissuasion« One Should Look for Ways to Bolster Cooperation with U.S. on Nukes in Various Formats – Ryabkov », Interfax-AVN, 28 février 2017..

Ces dernières années, la Russie a donné l’impression d’un moindre intérêt pour la maîtrise des armements : retrait définitif du traité FCE, controverse sur le FNI, rejet de la proposition du président Obama sur une nouvelle réduction du tiers des arsenaux stratégiques, manque d’intérêt pour des mesures de contrôle sur les armements nucléaires non stratégiques… Il semblerait toutefois que lors de sa première conversation téléphonique avec le président Trump, Vladimir Poutine ait évoqué la possible prorogation du traité New Start. Il est probable que, vu de Moscou, cette question constitue surtout une porte d’entrée pour la reprise des discussions bilatérales sur la stabilité stratégique, si essentielle du point de vue de la sécurité nationale et du prestige international du pays. A cet égard, un papier récent du politologue russe Sergeï Karaganov, dont les propos sont généralement considérés comme relayant des idées émanant du pouvoir, ne peut qu’attirer l’attention. Appelant à la formation d’un « concert des nations du 21ème siècle » articulé autour des États-Unis, de la Russie et de la Chine et « qui devrait être sous-tendu par la dissuasion nucléaire mutuelle multilatérale », il explique aussi que « la clef du succès » d’un tel arrangement stratégique trilatéral « sera d’en finir avec l’obsession pour les accords d’arms control »Sergei Karaganov, « Mutual Assured Deterrence », Project Syndicate, 17 février 2017..

L’enjeu de la stabilité stratégique, sur lequel les « préférences » russes sont formulées selon un langage désormais bien connu dans le nouveau Concept de politique étrangère adopté quelques jours après l’élection de Donald Trump (30 novembre 2017)« La Russie se prononce pour une coopération constructive avec les États-Unis dans le domaine du contrôle des armements, en prenant en compte obligatoirement les liens indissociables entre les moyens stratégiques offensifs et défensifs ainsi que la nécessité impérative de donner un caractère multilatéral au processus de désarmement nucléaire. La Fédération de Russie estime que les négociations en matière de réduction ultérieure des armements stratégiques offensifs ne peuvent être menées qu'en prenant en considération tous les facteurs qui influencent la stabilité stratégique globale, sans exception. La Russie considère la création du système antimissile global par les États-Unis comme une menace à sa sécurité nationale et se réserve le droit d'entreprendre des mesures de riposte appropriées. »., constitue peut-être un des facteurs de la tendance de Moscou à dramatiser la rhétorique sur le nucléaire – visant, entre autres, à sensibiliser les partenaires américains sur l’utilité des discussions bilatérales sur ce thème. De ce point de vue, Moscou a peut-être eu le sentiment de voir ses « efforts » récompensés lorsque, lors d’une conférence de presse, Donald Trump a donné le sentiment de justifier son projet d’établir une meilleure relation avec la Russie par le risque d’une confrontation nucléaire (« nuclear holocaust »)Pour la citation complète, voir Matthew Nussbaum, « Trump Raises Specter of ‘Nuclear Holocaust’ While Talking Russia », Politico, 16 février 2017.. Mais dans le même temps, le président américain n’offre pas à Moscou une grande clarté quant à ses intentions sur le nucléaire.

Si, au travers de ses effets de manche nucléaires, la Russie cherche sciemment à susciter doute et confusion autour de sa posture, ce qui constitue un élément parmi d’autres de sa gestion du rapport de forces avec le monde euro-atlantique dans le contexte du conflit en Ukraine, elle n’aime rien moins elle-même que l’imprévisibilité ou la volatilité du positionnement des États-Unis sur le même sujet. On se souvient, par exemple, de la nervosité de la partie russe face aux évolutions de la posture nucléaire américaine sous l’administration Bush. Néanmoins, à cette époque, le partenaire américain donnait du grain à moudre aux analystes stratégiques du Kremlin, des éléments (documents, positions officielles…) sur lesquels ceux-ci pouvaient fonder réflexions et hypothèses. Pour l’heure, le nouveau président américain, alors que son administration n’est toujours pas pleinement constituée, a exprimé sur le sujet des positions dont la cohérence n’apparaît guère.

C’est ainsi avec un scepticisme feutré que le Kremlin a répondu, par le rejet« Russian Official Rejects Trump Offer to Lift Sanctions for Nuclear Arms Deal », RFE/RL, 17 janvier 2017. Sergeï Lavrov a même déclaré ne pas voir dans les propos de Trump une proposition à la Russie d’accepter de désarmer en échange de la levée des sanctions (Interfax, 17 janvier 2017). aux suggestions de Donald Trump qu’il pourrait y avoir un lien entre l’affaire des sanctions auxquelles la Russie est soumise et le besoin de procéder à de nouvelles réductions des arsenaux nucléaires« They have sanctions on Russia — let’s see if we can make some good deals with Russia. For one thing, I think nuclear weapons should be way down and reduced very substantially, that’s part of it. But you do have sanctions and Russia’s hurting very badly right now because of sanctions, but I think something can happen that a lot of people are gonna benefit », « Full Transcript of Interview with Donald Trump », The Times, 16 janvier 2017.. Par la suite, lors de sa première conversation téléphonique avec Vladimir Poutine, le nouveau président américain aurait déclaré une position négative sur le traité New Start, le jugeant favorable à la seule Russie – ce en réponse à la proposition de son homologue russe de le proroger (ce dernier aurait aussi évoqué la reprise des discussions bilatérales sur les questions de stabilité stratégiqueSelon des sources américaines au fait de la teneur de la conversation téléphonique (Bruce Blair, « What Trump Doesn’t Get About Nukes », Politico, 11 février 2017).). Après avoir suggéré son intérêt pour des réductions « très substantielles » des armements nucléaires, le président Trump a déclaré que les États-Unis se devaient de disposer d’un arsenal nucléaire qui soit « en haut de la liste » (« top of the pack »)Voir « Russia Riled by Trump’s ’Disturbing’ Nuclear Weapons Comments », Moscow Times, 24 février 2017. Le 22 décembre 2016, il avait tweeté : « The United States must greatly strengthen and expand its nuclear capability until such time as the world comes to its senses regarding nukes ».Vladimir Poutine avait cependant réagi avec flegme à ce positionnement (« Putin Sees Nothing Unusual About Trump’s Intention to Bolster U.S. Nuclear Forces », Interfax-AVN, 23 décembre 2016)., une expression ambiguë qui a suscité des réactions virulentes à Moscou. Ainsi, Konstantin Kosatchev, le président de la commission des Affaires internationales du Conseil de la Fédération, a déclaré que si Donald Trump, quand il dit vouloir « rendre à l’Amérique sa grandeur » (Make America Great Again), entend lui donner la suprématie nucléaire, le risque existe d’un retour aux pires moments de la course aux armements des années 1970-80. Ce serait, selon lui, renoncer à la « doctrine de la parité » établie du temps de la Guerre froide et à laquelle Moscou demeure très attachée. Alekseï Pouchkov, membre de la commission du Conseil de la Fédération pour la défense et la sécurité, a déploré que les commentaires de Trump sur les capacités nucléaires américaines mettent en cause les accords de limitation des armements stratégiques et conseillé à l’administration américaine de travailler à la recherche d’une solution sur le problème nord-coréen plutôt que de rechercher une illusoire suprématie nucléaireLes deux parlementaires sont cités in « Trump’s US Nuclear Stance Alarms Russia », Sky News, 25 février 2017.. C’est aussi du côté des parlementaires que les commentaires les plus sévères sur l’hypothèse levée des sanctions / désarmement ont été émis« U.S. Administration Should Not Condition Lifting of Sanctions on Russian Concessions in Nuclear Arms Reductions », publié sur Twitter par Pushkov le 16 janvier 2017..

L’exécutif russe, quant à lui, a fait montre de réserve sur les déclarations nucléaires de Donald Trump. Il est probable que, comme d’autres dirigeants partout dans le monde, les responsables russes s’interrogent sur le sens à donner à ces déclarations : constituent-elles un symptôme d’insuffisante maîtrise et d’interprétation sommaire des enjeux ? Du souci de Donald Trump de donner des gages dans le houleux débat interne, dont ses rapports à la Russie constituent un point de fixation ? S’agit-il d’égratigner son prédécesseur en critiquant tous les aspects de son bilan (cf. New Start) ? Il se peut aussi qu’alors que la « question russe » est désormais un sujet sur lequel la légitimité du nouveau chef d’État américain est directement mise en cause, les responsables russes considèrent qu’il est urgent d’attendre avant de se prononcer au risque de ruiner les chances d’avancée ultérieures.

Dans ce cadre, les déclarations de députés proches du Kremlin mais non directement parties prenantes à la prise de décisions stratégiques sont surtout à analyser dans une perspective interne : il s’agit de dire que la Russie reste ferme face à ceux qui défient ses intérêts. Elles se font aussi le relais de certains « messages » du Kremlin à la nouvelle administration américaine – la possibilité d’une coopération diplomatique plus intense sur la Corée du Nord étant régulièrement évoquée parmi les éléments susceptibles de réenclencher la coopération russo-américaine sur des enjeux stratégiques. Elles visent, enfin, à l’heure où le comportement de la Russie sur le FNI fait l’objet d’une attention internationale croissante, à déplacer une partie de la critique sur l’administration américaine par des rappels sur les liens entre désarmement stratégique et non-prolifération.

Ainsi, dans un contexte de grande confusion politique à Washington, le Kremlin semble s’en tenir à un quasi-silence pragmatique destiné à laisser toutes les options ouvertes en perspective du moment où le calme sera revenu. De toute façon, ainsi que le tranche le spécialiste de l’Institut des États-Unis et du Canada Sergeï Rogov, « la nouvelle administration n’a pas encore de politique nucléaire »« Trump Administration Looking at New Nuclear Posture », VOA, non daté., un point de vue certainement largement partagé dans les cercles politiques à Moscou. A n’en point douter cependant, les dirigeants russes se préparent à la publication de la prochaine Nuclear Posture Review, qui les renseignera plus sûrement que les déclarations de Donald Trump sur les orientations de la politique nucléaire américaine et la nature des rapports de force internes au sein du nouveau pouvoir américain quant aux questions de stabilité stratégique.

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