Strategic Posture Commission : une vision bipartisane de l’environnement stratégique très pessimiste

Observatoire de la dissuasion n°114
décembre 2023

En octobre 2023, un groupe de 12 experts américains a publié un rapport sur la posture stratégique américaine. Ces experts, pour la plupart anciens responsables des précédentes administrations républicaines et démocrates, étaient rassemblées dans une commission bipartisane chargée par le Congrès en 2022 d’examiner la pertinence de la politique nucléaire américain au vu des changements de l’environnement stratégique attendus à l’horizon 2035 et établir des recommandations au Président et au Congrès. Les membres de la Commission se sont rencontrés de manière mensuels entre juillet 2022 et juin 2023, et ont reçu des présentations et des briefings des autorités et experts gouvernementaux, en particulier des responsables du Pentagone et le la NNSA. Ils ont également été reçus sur des sites stratégiques, et en particulier Los Alamos National Laboratory, le siège de StratCom (Nebraska) et le siège de Air Force Global Strike Command (Louisiane).

Le rapport s’ouvre par une analyse très sombre de l’environnement stratégique, notant que l’ordre international mené depuis la fin de la guerre froide par le leadership américain, est contesté par les régimes autoritaires russe et chinois. Selon les auteurs, ces régimes cherchent à remplacer l’ordre global par un ordre alternatif basé sur des valeurs contraires à celles promues par les Etats-Unis et ses alliés. La Commission estime clairement que les Etats-Unis doivent continuer de mener l’ordre international pour défendre le système libéral de l’après-guerre froide et leur valeur, en notant que cet objectif va se complexifier. Elle anticipe la décennie qui s’ouvre comme « décisive » pour placer les Etats-Unis dans une position de dissuader simultanément deux adversaires dotés de l’arme nucléaire, rassurer ses alliés et entreprendre une modernisation d’ampleur de ses capacités conventionnelles et nucléaires.

Le diagnostic posé, la commission juge que les précédents documents réalisés par l’administration, en particulier la National Defense Strategy de 2022, ne prenne pas suffisamment en compte le défi posé par la Chine, et continue à estimer que les Etats-Unis doivent avoir les capacités de mener un conflit majeur, et non pas deux. En appelant à un changement de paradigme, la Commission recommande de communiquer largement sur cette évolution pour faire comprendre à l’ensemble des décideurs américains l’ampleur des menaces et faire accepter les décisions difficiles à prendre en retour.

En termes de doctrine, les auteurs jugent que la politique déclaratoire américaine est globalement adaptée, mais c’est l’ensemble de la stratégie de défense qui est à revoir. Il est essentiel en particulier de développer les capacités conventionnelles pour éviter une sur-dépendance au nucléaire, avec deux champs cités, la défense antimissile et le spatial. Cela n’empêche pas de réfléchir à l’adéquation des capacités nucléaires américaines avec l’évolution de la situation stratégique.

Pour les auteurs de la Commission, il est indispensable de finir le programme de modernisation entamé sous l’administration Obama en respectant les délais pour éviter tout « décrochage », période pendant laquelle le retrait des systèmes obsolètes ne serait pas compensé par l’introduction des nouvelles capacités. Mais il est également urgent de se poser la question de l’introduction ou la réintroduction de nouvelles capacités. Il s’agit d’en un premier de se préparer à remonter en puissance, avec par exemple la possibilité de reconvertir les B-52 et les missiles Trident à l’emport d’armes nucléaires. Alors que les futurs ICBM Sentinel sont prévus pour être équipés de têtes uniques, les auteurs suggèrent d’envisager le couplage avec des têtes multiples. Ils recommandent également d’envisager le nombre de bombardiers stratégiques B-21 commandés ainsi que celui des SNLE de classe Columbia. De manière moins immédiate, ils réclament un examen de l’opportunité de déployer une partie des nouveaux ICBM sur des lanceurs mobiles et d’examiner la résilience des systèmes nucléaires nouvellement conçus aux évolutions de la défense antimissile. Enfin, ils conseillent de faire évoluer la posture concernant les forces nucléaires de théâtre et de développer de nouvelles capacités à ce niveau, pour accroître les options offertes aux décideurs.

En-dehors de ce ré-examen capacitaire, la commission évoque avec inquiétude les infrastructures de la dissuasion américaine et appelle à poursuivre avec ardeur leur modernisation. Cela nécessité des efforts budgétaires qui doivent selon eux s’affranchir des contraintes politiciennes liées au vote du budget annuel. Les aspects industriels et liés à la main d’œuvre doivent être pleinement considérés.

De manière plus large, les auteurs appellent à une pleine intégration de la dissuasion à l’ensemble des capacités de défense (conventionnel, défense antimissile et anti-aérienne, espace, mobilité globale, cyber, possibilités de frappe conventionnelle de longue portée ou électromagnétique, instruments économiques, nouvelles technologies), soutenant l’introduction de la notion d’intégration dans les documents stratégiques de l’administration Biden mais estimant qu’il s’agit désormais de pleinement concrétiser les objectifs annoncés.

Enfin, les auteurs soulignent que dans le contexte actuel, les efforts de maîtrise des armements doivent être subordonnés aux besoins des forces évoqués plus haut. Ils notent que le gouvernement américain doit néanmoins continuer de réfléchir à l’évolution de la maîtrise des armements et en particulier à la question de la vérification, tout en notant que dans le moyen terme, la priorité est la réduction des risques stratégiques. Sont notamment cités les instruments de prénotification des tirs de missiles, les hotlines, les mécanismes de prévention des incidents, les forums de dialogue, les efforts de transparences sur certaines activités militaires et l’adoption de normes de comportement dans le domaine spatial et le cyber en temps de paix. Les auteurs soutiennent l’interdiction des armes à bombardement orbital fragmenté ou multiple (FOBS ou MOBS) et de s’intéresser à l’encadrement de nouvelles menaces biologiques, en dehors du spectre actuel de la CIABT.

Les auteurs concluent à la nécessité de préserver un consensus bipartisan sur ces questions essentielles pour la sécurité américaine. Pour certains, cet objectif est réaliste et le rapport est en réalité complémentaire avec la stratégie déjà menée par l’administration BidenMatt Costlow, Twitter, 16 octobre 2023.. Néanmoins, plusieurs experts ayant déjà contesté les conclusions de la Commission. Ainsi, certains jugent qu’il s’agit d’un appel à une course aux armements trilatérale. D’autres contestent l’idée d’avoir à tout prix une supériorité nucléaire, estimant au contraire en s’appuyant sur la théorie et l’analyse statistique que cela peut-être un désavantageLauren Sukin, When Nuclear Superiority Isn’t Superior : Revisiting the Nuclear Balance of Power, Paper, Carnegie Endowment for International Peace, 17 octobre 2023.. Les propos du conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, dans lesquels il indiquait en juin 2023 que « les Etats-Unis n’ont pas besoin d’accroître leurs forces nucléaires pour avoir des capacités plus nombreuses que le total de combiné de ses adversaires pour les dissuader avec succès », sont rappelés pour indiquer que quel que soit le niveau de force adverse, les arsenaux américains actuels suffiraient pour des ripostes dévastatrices sur les deux pays. La publication du rapport relance donc les débats sur l’opportunité de suivre une stratégique de contre-forceCharles Glaser, James Acton et Steve Fetter, « The U.S. Nuclear Arsenal Can Deter Both China and Russia », Foreign Affairs, 5 octobre 2023.. Si le rapport de la Strategic Posture Commission fait des propositions nombreuses et variées, il ne se penche en revanche pas sur les réactions probables de ses adversaires aux développements suggérés. Certains experts américains dénoncent cette lacune en anticipant qu’une augmentation du volume d’armes nucléaires américaines provoquerait des réactions fortes à Beijing et Moscou et alimenterait la spirale de hausse des arsenauxHans Kristensen, Matt Korda, Eliana Johns et MacKenzie Knight, Strategic Posture Commission Report Calls for Broad Nuclear Buildup, Federation of American Scientists, 12 octobre 2023.. Une autre critique, partiellement anticipée par le rapport, concerne les aspects budgétaires et le caractère difficilement réaliste d’une montée en puissance dans un contexte où le financement du programme actuel de modernisation est particulièrement difficile. Enfin, certains redoutent que le rapport soit lu comme la posture officielle américaine.

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Strategic Posture Commission : une vision bipartisane de l’environnement stratégique très pessimiste

Bulletin n°114, novembre 2023



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