Deep Fires et dissuasion conventionnelle dans les stratégies militaires américaines

Résumé 

Les feux dans la profondeur (Deep Fires) renvoient aux feux cinétiques ou non-cinétiques appliqués dans la profondeur du dispositif adverse. Cette profondeur varie selon les perceptions : l’US Army pense la profondeur en distance depuis le front alors que l’US Air Force la considère plutôt en termes de fonctions ou de systèmes adverses affectés. Quoi qu’il en soit, les deux services raisonnent maintenant leurs effets dans toute la profondeur stratégique de l’adversaire, sur plusieurs milliers de kilomètres. 

Ces Deep Fires sont au coeur de l’American Way of War. Délivrés pendant des décennies par la puissance aérienne, déjà jusqu’à ces portées stratégiques, ils connaissent à la fin de la Guerre froide une profonde révolution marquée par la diffusion rapide de la frappe de précision, l’émergence de la furtivité et l’embryon d’un système de reconnaissance-frappe fondé sur les nouvelles technologies de l’information. Doctrinalement et institutionnellement, ils deviennent également l’affaire de l’US Army : avec sa doctrine Air-Land Battle, elle entend, en pleine coopération avec l’Air Force, mais aussi avec ses nouvelles capacités de feux surface-surface, compenser la supériorité numérique des forces soviétiques en interdisant à leur second échelon de peser sur la manoeuvre. Aux tournants des années 1970-80, ces capacités émergentes, structurant ce que l’on nommera la décennie suivante la révolution dans les affaires militaires, amènent les observateurs à envisager qu’elles constituent un moyen de « dis-suasion conventionnelle » appelé à compléter voire, pour certaines, à se substituer à la dissuasion nucléaire. Dès cette époque, les discussions abondent sur cette complémentarité ou sur les risques d’escalade qu’impliquent les effets prêtés à ces armements. Dans les années 1990, les Deep Fires représentent le fondement des stratégies de campagnes expéditionnaires contre les États voyous. Exercés prioritairement par la puissance aérienne, ils se traduisent par un retour en grâce au sein de l’USAF, de l’attaque sur les systèmes d’objectifs stratégiques ennemis ou encore par des velléités d’interdiction des offensives adverses dès la phase initiale de l’engagement. Dans les doctrines, la dissuasion perd alors définitivement son caractère prioritairement nucléaire. Les procédés retenus restent en revanche ceux de la littérature politologique de la Guerre froide distinguant la dissuasion par interdiction (« deterrence by denial ») de celle par frappes sur cibles stratégiques (« deterrence by punishment »), voire par anticipation de l’escalade (« risk »).

À l’ère actuelle de la compétition stratégique avec la Chine et la Russie, ces Deep Fires sont avant tout focalisés sur l’aptitude à défaire les capacités de déni d’accès. Sur le plan capacitaire, l’Army et l’Air Force impulsent des sauts qualitatifs très importants. La première place la priorité de sa stratégie programmatique sur ses Long-Range Precision Fires (LRPF), lesquels, outre le doublement de portée des systèmes classiques à l’allonge de quelques centaines de kilomètres, entend déployer des feux surface-surface en mesure de frapper à plusieurs milliers de kilomètres. La seconde mise sur le renforcement de sa masse par un « high-low mix » largement dronisé et la flexibilisation de son C2. Les deux mettent l’accent sur l’hypervélocité et sur l’intégration des capacités spatiales et cyber. Les deux concepts majeurs que traduisent ces évolutions capacitaires sont Air-Sea Battle pensé par l’USAF et la Navy face à la Chine il y a dix ans, mais restant valable dans ses grandes lignes, et les Multidomain Operations (MDO) conçues par l’USAF puis par l’Army et réappropriées au niveau interarmées sous le terme de Joint All Domain Operations. La logique est identique : celle d’une « Deterrence by denial » offensive dans laquelle les Deep Fires, mis en oeuvre par des architectures intégrées autorisant la constitution à la demande de « Kill web » flexibles s’appuyant sur les ressources des cinq milieux, ouvrent des brèches et permettent de manoeuvrer stratégiquement dans les différents milieux du dispositif adverse. Les MDO envisagent également une intégration des capacités de l’Air and Missile Defense dont les capteurs, non seulement radar mais aussi satellitaires, peuvent contribuer à des approches offensives. Ceci rencontre la volonté du DoD de parvenir à une meilleure intégration des logiques de défense et d’Attack Operations sur les capacités de missiles adverses. Ces concepts ont aussi en commun d’envisager plus ou moins implicitement des feux sur le territoire adverse tout en excluant en soi toute logique d’escalade au nucléaire. Or, parallèlement « l’érosion de la supériorité américaine », pour reprendre la formule consacrée, mais aussi le fait que les puissances russe et chinoise pourraient recourir à des frappes nucléaires de théâtre, incitent les Administrations américaines à remettre l’accent sur une meilleure intégration des composantes nucléaires et conventionnelles pour disposer d’une échelle de dissuasion plus complète. Au moins officiellement, il semble que de multiples obstacles, notamment institutionnels, continuent d’entraver la concrétisation de cette approche. 

Dans le cas d’une agression régionale russe visant le fait accompli, les évolutions capacitaires des Deep Fires opérant selon un concept MDO taillé pour cette perspective sont susceptibles effectivement de renverser la donne de la confrontation à moyen terme et, partant, des calculs de dissuasion. En premier lieu, rien n’interdit de penser que les moyens hypersoniques de deux services, les autres feux stratégiques de l’Army et les transformations de la puissance aérienne seraient en mesure de désintégrer l’IADS russe, qui reste fondamentalement desservi par la faiblesse de sa composante aéroportée et son absence de distribution. Les moyens longue portée de l’Integrated Fires Complex russe, l’autre grand système A2/AD objet des MDO, seraient en revanche nettement plus difficiles à neutraliser, car moins aisés à cibler, alors que, même si ses propres capacités de ciblage apparaissent réduites, la composante nucléaire de cet IFC semble encore déterminante. La manoeuvre russe, enfin, si elle s’inscrivait dans une opération réactive sur bref préavis, à objectifs limités, serait difficile à interdire. Cependant, un engagement plus lourd présenterait, paradoxalement, des vulnérabilités beaucoup plus critiques, notamment les lignes de communication nécessaires au déploiement et au soutien d’une telle entreprise. La montée en puissance de l’OTAN, et dans ce cadre, des LRPF, serait, elle aussi pondéreuse et vulnérable à de multiples actions cinétiques et non-cinétiques d’interdiction. Cela étant, une fois au contact, les LRPF de l’Army, en synergie avec la puissance aérienne, feraient certainement plus que rétablir l’équilibre avec les feux tactiques russes et auraient probablement les moyens d’interdire ou d’user significativement la manoeuvre russe. 

Pour ces multiples raisons, la relation avec la dimension nucléaire est complexe : si les Deep Fires permettent potentiellement d’entraver l’exécution d’une intervention russe lourde, ils exposeraient de ce fait des moyens stratégiques russes, à commencer par l’IADS, ce qui constitue un premier risque d’escalade pour les uns, un facteur de deterrence pour les autres impliquant un contrôle politique étroit sur ces feux, encore mal pris en compte dans les productions militaires. Le recours au nucléaire de théâtre pourrait s’imposer également chez les Américains en préemption de cette menace ou dans d’autres configurations, posant un problème politique encore plus déterminant au sein de l’Alliance. 

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