La stratégie des États-Unis face aux menaces hybrides
Observatoire de la défense américaine
Nicole Vilboux,
Didier Gros,
11 février 2021
Résumé
L’hybridité s’installe dans la réflexion stratégique au milieu de la décennie 2000, dans l’idée de décloisonner les catégories d’enjeux qui se multiplient avec l’engagement dans les campagnes irrégulières. Elle entre dans les documents stratégiques et doctrinaux à compter de 2007, sans pour autant faire l’objet d’une définition institutionnelle. L’intervention russe dans le conflit ukrainien et l’annexion de la Crimée en 2014 en modifient le périmètre et les implications ; elle devient alors un mode particulier de confrontation interétatique et désigne la confusion croissante entre les modalités de compétition interétatique « légitimes » et les activités hostiles de toute nature destinées à obtenir un gain stratégique sur l’adversaire, sans aller jusqu’à l’affrontement armé direct.
Parallèlement, la notion de « zone grise » émerge et s’impose comme l’espace privilégié de confrontation hybride. Elle se caractérise par « l’ambiguïté quant à la nature du conflit », des actions que l’on peine à qualifier de manière objective (elles sont « perspective-dependent »), et par un « certain niveau d’agression» qui marque le passage de la compétition normale à la « zone grise ».
Quel que soit le nom donné à ces activités, elles sont bel et bien devenues une préoccupation centrale de la communauté stratégique américaine et ont trouvé une forme de reconnaissance officielle au travers de l’adoption de la « compétition stratégique » comme axe majeur de la politique de sécurité et défense des États-Unis. Ces activités hybrides constituent un défi majeur pour les États-Unis car elles seraient spécifiquement conçues pour exploiter leurs « vulnérabilités » (et plus largement celles des États occidentaux) et, en corollaire du point précédent, sont perçues comme les modes d’action privilégiés par la Russie et la Chine, les deux puissances révisionnistes les plus dangereuses pour les intérêts américains, si bien qu’il ne s’agit pas seulement d’un débat théorique sur des enjeux potentiels mais aussi d’un discours de mobilisation immédiate.
En réponse, l’adaptation à la compétition a été initiée par le DoD, comme l’atteste la National Defense Strategy de 2018 qui vient consacrer les travaux conceptuels et doctrinaux des armées, qu’il s’agisse des MDO – Multi-Domain Operations, du GOM – Global Operating Model ou des opérations tout-domaine intégrées sur l’ensemble du continuum de compétition (GIO – Globally Integrated Operations). Mais c’est bien une approche plus globale de type whole-of-government voire whole-of-society qui est recherchée, sous la forme d’une stratégie intégrale. Il s’agit pour les États-Unis d’être capables d’agir de manière coordonnée dans les « espaces » de confrontation ou « domaines contestés » que sont prioritairement le domaine informationnel, le cyberespace, l’espace, l’économie, et le champ opérationnel militaire. L’effort porte donc sur les fonctions structurantes que sont la protection, la dissuasion, l’influence et la coercition. Pratiquement, il s’agit de mettre en oeuvre une gamme complète de moyens et méthodes sur tout le spectre, impliquant ainsi l’ensemble des institutions civiles. S’y ajoute la dimension internationale, les menaces hybrides devenant un facteur de mobilisation des alliés et partenaires. Dans ce domaine, on aura constaté un certain prosélytisme américain à l’OTAN et, par exploitation de la porosité OTAN-UE, au sein de cette dernière organisation.
Le déploiement d’une stratégie nationale intégrée se heurte à plusieurs vulnérabilités et écueils, de nature bureaucratique parfois, liés aux choix de posture stratégique à assumer (quel déploiement permanent de forces en Europe par exemple), mais aussi, sur le plan militaire, procédant d’une réticence culturelle prononcée aux méthodes de « guerre irrégulière ». Pour autant, l’hybrid warfare ne saurait être réduite à l’« arme du pauvre » ou du « faible contre le fort ». Elle est aussi l’apanage de la puissance américaine qui, à sa manière, l’emploie sur le continuum de la compétition stratégique, notamment par l’intermédiaire d’une stratégie d’influence performante malgré tout sur la scène internationale, comme en témoigne l’appropriation du concept par l’OTAN et l’UE (notions de résilience et de civil preparedness).
Ainsi, les États-Unis sont en mesure de poser des dilemmes stratégiques à leurs principaux adversaires, soit en mettant eux-mêmes en oeuvre des stratégies hybrides, soit en ravivant une mobilisation quasi idéologique contre les puissances révisionnistes, comme semblent l’indiquer les démarches du nouveau président américain vis-à-vis de la Russie et de la Chine. Mais l’Amérique peut aussi contraindre ses alliés et partenaires, notamment l’UE, sur le plan géopolitique en imposant à terme un choix radical entre le camp occidental et une Chine qui serait l’adversaire systémique voire l’ennemi désigné, sur le plan économique par l’exercice de pressions et sanctions juridiques et financières, et sur le plan stratégico-opérationnel par l’imposition d’une politique d’attribution collective, d’une conception élargie de la dissuasion (integrated deterrence), ou par l’exploitation « inamicale » de vulnérabilités critiques dévoilées.
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La stratégie des États-Unis face aux menaces hybrides
Nicole Vilboux, Didier Gros, 11 février 2021