Démocratie(s) et dissuasion

Observatoire de la dissuasion n°102
novembre 2022

Le 13 octobre 2022, la direction des applications militaires du CEA et la FRS ont organisé un colloque à la Bibliothèque Nationale de France sur le thème « Démocratie(s) et Dissuasion ». Ce colloque a été dédié à la mémoire de Thérèse Delpech, disparue il y a 10 ans. Mme Delpech, normalienne et philosophe de formation, a occupé diverses fonctions importantes au sein de l’administration et dans le monde de la recherche en relations internationales et en sécurité. Spécialiste en particulier des questions de prolifération, elle a siégé dans des commissions au niveau national et international et a en particulier occupé le poste de Directrice des affaires stratégiques au CEA. Les participants au colloque ont pour beaucoup noté que ses ouvrages, et en particulier son dernier livre, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle : comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, offrent des clés de lecture des événements contemporains. En effet, elle appelait à une vigilance extrême face à l’émergence de certaines puissances nucléaires, en particulier la Chine mais encore l’Iran, décrite comme caractéristique de la « piraterie stratégique », sans avoir peut-être anticipé l’étendue du défi posé par la Russie.

Les intervenants ont donc salué son héritage intellectuel et en particulier son appel à un débat informé et rigoureux sur les questions stratégiques. Concernant le sujet du jour, les cinq panels organisés ont soulevé plusieurs questions fondamentales. Tout d’abord, les démocraties sont-elles adaptées à la pratique de la dissuasion nucléaire et souffrent-elles de désavantages par rapport aux États autoritaires ? Deuxièmement, la possession d’armes nucléaires est-elle nuisible au fonctionnement des institutions démocratiques ? Troisièmement, les transformations des sociétés démocratiques peuvent-elles avoir un effet sur la mise en œuvre de la dissuasion dans les États occidentaux ?

Plusieurs points ont fait consensus tout au long de la journée. Tout d’abord, les panélistes ont relevé une difficulté évidente des sociétés démocratiques occidentales à prendre en considération l’émergence d’une menace sérieuse, en particulier liée aux intentions révisionnistes signalées par Vladimir Poutine dès 2007. L’idéologie libérale, la conviction profonde des bienfaits de l’intégration politique et commerciale, et la recherche des dividendes de la paix ont retardé la prise de conscience de la nécessité de tenir tête à des régimes subversifs voire agressifs. De plus, selon plusieurs intervenants, le caractère démocratique des États occidentaux et la faiblesse de leur réaction face à des crises comme la Crimée en 2014 ont convaincu les dirigeants russes – ou chinois – du manque de détermination de ces États, de leur faiblesse inhérente et donc de leur vulnérabilité en cas d’attaque. Dans ce contexte, c’est bien contre les valeurs libérales et les normes internationales que la guerre en Ukraine se joue actuellement, les régimes autocratiques comme la Russie s’estimant menacés par la présence de régimes démocratiques à leurs frontières.

De fait, certains ont noté certaines faiblesses des régimes démocratiques, en particulier l’exposition à des contestations politiques internes pouvant être influencées par des acteurs externes, une forme d’aversion au risque, une difficulté à prendre des décisions rapides ou encore une intolérance au secret. Néanmoins, il a également été rappelé que des régimes démocratiques s’étaient depuis le début de la Guerre froide approprié les pratiques de la dissuasion et avaient démontré leur capacité à réagir en cas d’agression, faire valoir des « lignes rouges » ou encore adapter leurs institutions pour gérer la demande légitime de transparence tout en préservant les intérêts de sécurité nationale. La théorie et l’analyse historique semblent confirmer l’imprévisibilité des démocraties, parfois longues à réagir mais pouvant également faire preuve de détermination extrême et d’une force brutale. La résilience de l’Europe jusqu’à maintenant a été saluée, tout comme les résistances internationales à entériner l’agression russe, mais pour plusieurs orateurs, il appartient désormais aux sociétés de tirer les enseignements du changement d’époque et de se doter des moyens de se défendre. Cette prise de conscience a été plus rapide en Asie, avec des interrogations persistantes sur la solidité de la protection américaine.

Si plusieurs intervenants ont noté la convergence des régimes autoritaires qui créent une logique de « bloc » dans le camp occidental autour des valeurs démocratiques, d’autres ont en revanche minimisé le rôle joué par la nature du régime dans le fonctionnement de la dissuasion, notant que les États dotés peuvent voir leur système institutionnel évoluer sans que cela influe sur leur politique nucléaire. L’idée qu’une démocratie serait de manière inhérente plus à même d’avoir une politique raisonnable, d’avoir un leader rationnel et de faire preuve de retenue a donc été contestée. L’élection de Donald Trump aux États-Unis en 2016 a eu une ombre portée sur ces débats.

Au niveau national, les paradoxes et tensions qui peuvent traverser une société démocratique mettant en œuvre une stratégie de dissuasion ont été soulevés. Plusieurs orateurs ont souligné la nécessité de disposer d’un espace public de discussion, informée et raisonnée, pour traiter de ces questions hautement stratégiques et apporter une légitimité à la politique de dissuasion. Ceci est notamment nécessaire pour s’assurer du soutien de la communauté nationale aux investissements consentis dans le domaine du nucléaire. Si certains ont souligné la difficulté de débattre avec le grand public et même les élus des questions ayant trait à la dissuasion nucléaire, en raison souvent d’un manque d’information, d’autres ont insisté sur les conséquences négatives de la dissimulation et du mensonge, illustrées dans le cas de la politique des essais nucléaires français à partir des années 1960 en Polynésie Française. Les différents espaces créés ces dernières années, y compris par l’administration elle-même, ont été cités, alors que l’existence de mouvements de contestation qui stigmatisent plus spécifiquement les régimes démocratiques n’a pas été jugée comme suffisamment problématique pour mettre en péril la crédibilité de la dissuasion. Plusieurs participants ont confirmé l’importance d’aborder les considérations morales et éthiques liées à la dissuasion, qui se posent au niveau individuel pour les acteurs impliqués et au niveau collectif. Le caractère défensif de la dissuasion nucléaire telle que conçue par les États de l’OTAN est un élément qui la rend pour certains experts pleinement compatible avec les principes démocratiques.

Une des discussions majeures de la journée a porté sur la capacité des sociétés occidentales à résister à une politique de coercition nucléaire voire de chantage, comme illustrée en Ukraine, sans pour autant renoncer aux principes qui les guident. En d’autres termes, le renforcement de la crédibilité de ces États, dans un contexte où les mouvements pacifistes ou pro-désarmement peuvent être importants, mais aussi à l’inverse la tentation de répondre à l’identique, a été interrogé. Pour certains, il s’agit de se libérer de toute inhibition tout en conservant une retenue nécessaire et de refuser d’aller vers l’« ensauvagement ». Autrement dit, de marquer sa différence dans la manipulation du risque tout en imposant un coût à l’adversaire pour ses transgressions de l’ordre nucléaire mondial. Cet objectif est compliqué par certaines discussions actuelles qui semblent contester le caractère fondamentalement différent des armes nucléaires par rapport à d’autres armes, et bien sûr par l’effondrement des cadres normatifs bilatéraux ou multilatéraux régulant ces armes.

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