Élections présidentielles françaises et questions nucléaires

Bien que les enjeux de sécurité soient rarement au cœur des campagnes électorales françaises, le contexte international, et en particulier l’anxiété perceptible au sein du grand public d’un conflit avec la Russie ou d’une frappe nucléaire de celle-ci ont donné une résonnance particulière à ces questions en 2022. Ainsi, les candidats ont pu prendre position alors que le ministre des Affaires étrangères rappelait le statut nucléaire de l’OTANAnthony Audureau, « Ukraine: Le Drian rappelle à Poutine que "l'Alliance atlantique est aussi une alliance nucléaire" », BMFTV, 24 février 2022.. Par ailleurs, les événements très récents ont eu tendance à pousser les candidats à marquer une certaine fermeté dans leurs prises de position, et un engagement plus fort pour la défense, y compris dans le renouvellement des composantes de la dissuasion et bien sûr l’opposition à la Russie.

Si la campagne s’est donc traduite par un soutien quasi-général à la posture de dissuasionEmmanuel Macron : « Je demeure intimement persuadé que notre stratégie de dissuasion, strictement défensive, conserve aujourd’hui toutes ses vertus stabilisatrices, et demeure un atout particulièrement précieux dans le monde de compétition des puissances, de désinhibition des comportements et d’érosion des normes qui, aujourd’hui, se dessine sous nos yeux. La France s’appuie au quotidien sur les deux composantes nucléaires océanique et aérienne. J’ai pris les décisions nécessaires au maintien de leur crédibilité opérationnelle dans la durée. » Emmanuel Macron, « Tout faire pour empêcher la spirale guerrière. Ne rien négliger pour s’y préparer », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022. Marine Le Pen : « Le premier réarmement sera pour la souveraineté nationale : La dissuasion est le fondement ultime de l’indépendance. C’est pourquoi la modernisation de la force de frappe nucléaire sera poursuivie, accélérée même si possible, sur l’ensemble de ses composantes – sous-marine, aéroportée, infrastructures technico-opérationnelles, communications, service hydrographique – afin d’en garantir la permanence en toutes circonstances ; une attention particulière sera portée à la reconquête et à la consolidation de tous les acteurs industriels qui œuvrent dans cette filière industrielle d’excellence ». M La France, La Défense, Réarmer la France-Puissance - Jean-Luc Mélenchon : « Pour l’heure, disposer d’un arsenal atomique représente une garantie pour la sécurité des Français.es. En l’absence d’un processus multilatéral crédible de désarmement complet, nous ne souhaitons pas y renoncer. » Une défense au service de la souveraineté populaire, Les livrets thématiques de l’Avenir en commun, L’Union Populaire, Défense, 5, édition 2022. Nicolas Dupont-Aignan s'est placé dans une logique de continuité en soutenant les différents programmes de modernisation de l'arsenal nucléaire français. Projet général, Nicolas Dupont-Agnan, 2022.  Anne Hidalgo : « La dissuasion nucléaire, pilier de notre défense, sera préservée dans ses deux composantes. Elle aura tous les moyens nécessaires pour être pleinement opérationnelle et pourra poursuivre son renouvellement. » Anne Hidalgo, « Pour une politique de défense démocratique, européenne et respectueuse du rôle de nos militaires », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022. Eric Zemmour : « Je veux au contraire moderniser et développer notre dissuasion nucléaire. L’entretien et la modernisation de ses deux composantes, sous-marine et aéroportée, sont donc un impératif majeur ». Éric Zemmour, « Une relation vertueuse entre le politique et le militaire », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022. Valérie Pécresse : « La clef de voûte de cette puissance stratégique est la dissuasion nucléaire. Garantie inaliénable de la liberté et de la sécurité des Français, elle est un attribut fondamental de notre souveraineté et le restera. » Valérie Pécresse, « Faire de la France une puissance stratégique de premier rang », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022. « Toujours, je donnerai à ses composantes sous-marines et aériennes les moyens dont elles ont besoin. » « Valérie Pécresse : "Je donnerai à notre effort de défense une nouvelle dimension" », republicains.fr, 3 mars 2022. Fabien Roussel : « Tant que le processus, que je souhaite ardemment, de dénucléarisation multilatérale n’aura pas été engagé, je défends la nécessité de conserver une force de dissuasion nucléaire nationale, dont le niveau de modernisation sera adapté pour garantir son efficacité. » Fabien Roussel, « Garantir l'indépendance du pays et la protection du territoire, terrestre et maritime », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022., quelques nuances peuvent être signalées.

La première opposition concerne une vision plus ou moins ouverte de la posture de dissuasion française, son caractère « européen » et encore les relations à l’OTAN. Ainsi, la vision d’une dissuasion française forte insérée dans la stratégie de l’Union Européenne et de l’OTAN, défendue par le Président Macron, a pu sembler compatible avec les engagements d’Anne Hidalgo, Yannick Jadot ou encore dans une certaine mesure Valérie Pécresse, bien que cette dernière mette en avant le fait que la dissuasion ne soit « ni partagée, ni divisée »Valérie Pécresse, « Faire de la France une puissance stratégique de premier rang », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022.. À l’inverse, Marine Le Pen et Eric Zemmour, d’une part, et Jean-Luc Mélenchon, ont critiqué le discours du 20 février et la politique présidentielle. Ainsi, Marine Le Pen a estimé que « La priorité sera de quitter le commandement intégré de l’OTAN ; la participation de la France au commandement militaire intégré de cette organisation est incompatible avec son statut de puissance souveraine, son indépendance diplomatique et militaire et la libre définition de l’usage de sa force de frappe nucléaire »M La France, La Défense, Réarmer la France-Puissance.. La candidature du Rassemblement national a également appelé à réduire les coopérations avec les partenaires européens, et en particulier l’Allemagne, notamment sur le SCAF, en raison des « divergences de vues doctrinales » avec BerlinMarine Le Pen, « Réarmer la France puissance », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022..

Eric Zemmour est allé dans le même sens, justifiant également la volonté de répliquer les choix politiques opérés par le Président De Gaulle en quittant le commandement militaire de l’OTAN tout en restant dans l’Alliance atlantique. Cette distanciation vis-à-vis de l’OTAN était également visible vis-à-vis de l’Europe, jugée « trop petite pour la France […] puissance nucléaire civile et nucléaire ». Eric Zemmour a donc insisté sur l’importance d’une dissuasion indépendante, estimant que le Président Macron avait menacé cette souveraineté et critiquant « un agenda européiste en matière de dissuasion, qui viserait à partager la force de frappe au niveau européen » et un « chemin périlleux de la dilution de notre force de frappe dans une très nébuleuse et hypothétique géostratégie européiste »Éric Zemmour, « Une relation vertueuse entre le politique et le militaire », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022..

Du côté de la France insoumise et de Jean-Luc Mélenchon, l’aspiration était relativement similaire, avec une remarque selon laquelle « le retour dans le commandement intégré de l’Otan en 2008 était présenté comme un pari pour peser. Il a échoué » et une promesse de sortir la France de l’OTANJean-Luc Mélenchon, « L’intérêt de la France, c’est d’être indépendante, non-alignée et altermondialiste. La paix des Français est à ce prix ! », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022.. Il a également noté que « la dissuasion nucléaire ne peut pas se partager et […] vise à protéger les intérêts vitaux de la nation et non à servir de parapluie à quelque ami que ce soit. Prétendre la mettre au service des Européens, comme le dit Emmanuel Macron, ou pire des membres de l’Otan, est une erreur. Elle ferait de l’escalade nucléaire la suite logique de toute agression que subirait un pays ami, quand bien même les intérêts fondamentaux de la patrie ne sont pas atteints »Une défense au service de la souveraineté populaire, Les livrets thématiques de l’Avenir en commun, L’Union Populaire, Défense, 5, édition 2022.. Fabien Roussel s’est inscrit dans cette logique, en notant que « conserver notre autonomie de décision est une absolue nécessité pour que la voix de la France compte dans le concert des nations. Bien sûr, si la guerre en cours en Ukraine n’en fait pas une exigence immédiate, la sortie du commandement intégré de l’Otan reste indispensable à terme, si l’on veut faire prévaloir une logique de paix »Fabien Roussel, « Garantir l'indépendance du pays et la protection du territoire, terrestre et maritime », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022..

Le deuxième débat porte sur l’importance du désarmement multilatéral dans le contexte actuel. Ainsi, certaines nuances ont pu être observées entre certains candidats. Certains, comme Anne Hidalgo, ont clairement indiqué que « la France ne signera pas le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN), qui est un traité inefficace sur le plan opérationnel », tout en jugeant que le « désarmement multilatéral restera toutefois au cœur de notre diplomatie et les nouvelles initiatives diplomatiques que nous entreprendrons s’inscriront pleinement dans la mise en œuvre des objectifs de réduction des armes nucléaires prévus dans le Traité de non-prolifération (TNP) »Anne Hidalgo, « Pour une politique de défense démocratique, européenne et respectueuse du rôle de nos militaires », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022.. Yannick Jadot a été plus loin en ce sens avec la proposition d’organiser une « conférence internationale sur le désarmement nucléaire en proposant d’élargir le processus P5 à l’Inde, au Pakistan et à Israël »Yannick Jadot, « Pour une défense démocratique et plus européenne », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022.. Indiquant que le désarmement multilatéral sera une « priorité du quinquennat », il a insisté à plusieurs reprises sur les efforts à fournir dans le domaine de la lutte contre la proliférationProgramme, jadot2022.fr.

Fabien Roussel a traduit une préoccupation similaire, en critiquant pêle-mêle la révision constitutionnelle biélorusse, le réarmement de l’Allemagne, l’abandon de la neutralité de certains États européens, le programme annoncé AUKUS, le possible intérêt pour des armes nucléaires de la Corée du Sud et du Japon, et les risques liés à un Iran nucléaire. Il a soutenu des « négociations pour la réduction multilatérale des armes nucléaires en vue de leur suppression totale et pour la ratification par toutes les puissances concernées des traités d’interdiction votés par l’Assemblée générale de l’ONU » Fabien Roussel, « Garantir l'indépendance du pays et la protection du territoire, terrestre et maritime », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022. « Ce que je ferai, président de la République, c'est que je prendrai mon bâton de pèlerin, je ferai le tour de ces puissances nucléaires pour qu'ensemble nous prenions la décision, ensemble, de dénucléariser le monde ». Julien Nguyen Dang, « Non, l'arme nucléaire n'a pas permis à la France d'être membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, comme l'affirme Fabien Roussel », AFP, 11 mars 2022..

Jean-Luc Mélenchon a été le seul à s’engager à ce que « la France [reconnaisse] la légitimité de l’approche des promoteurs de l’interdiction des armes nucléaires en participant comme observateur au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) »Une défense au service de la souveraineté populaire, Les livrets thématiques de l’Avenir en commun, L’Union Populaire, Défense, 5, édition 2022..

Enfin, le dernier débat concerne l’efficacité même de la dissuasion dans le contexte actuel et futur. Dans un environnement particulièrement dégradé, même des candidats traditionnellement hostiles à la dissuasion ont estimé qu’« au regard d’une situation stratégique dégradée, il nous semble impossible en l’état de renoncer à une dissuasion nucléaire pleinement opérationnelle ». Pour autant, le concept de dissuasion reste interrogé, par exemple par Yannick Jadot, qui a jugé que la dissuasion nucléaire ne pouvait protéger ni contre des « dingues » ni contre des « terroristes » et que pour « éviter la prolifération, les pays qui sont dotés doivent progressivement réduire leur arsenal, pour en sortir »Thibaut Le Gal et Emilie Petit, « Présidentielle 2022 : « Je suis la seule candidature écologiste », dit Yannick Jadot à « 20 Minutes », 20 minutes, 17 mars 2022.. De manière unique et donc notable, Philippe Poutou, du Nouveau Parti Anticapitaliste, est le seul à avoir clairement indiqué sa conviction de l’inutilité de la dissuasion et de la nécessité d’aller vers un désarmement unilatéral « En quoi le nucléaire militaire français nous défend-il ? Dissuade-t-il le voisin ou le « camp d’en face », en menaçant de destruction de toute la planète… et nous avec ? […] Nous laisserons, par ailleurs, au dictateur Vladimir Poutine la fierté (apparemment partagée avec les dirigeants des États-Unis et de la France) de pouvoir menacer le monde de « jouets » nucléaires : nous sommes pour le désarmement nucléaire total, à commencer par celui de la France. Vladimir Poutine a relancé aussi les craintes populaires contre l’arme nucléaire. Force de dissuasion, dit-on. Elle n’a apparemment pas dissuadé la Russie d’envahir l’Ukraine. On pourrait presque dire le contraire : elle ne dissuade que d’intervenir pour aider le peuple ukrainien agressé. Cette « arme absolue », cette « force de dissuasion » permet à ce stade aux plus grandes puissances du monde de mener les guerres qu’elles veulent (ou pas), de pousser les agressions (ou pas), tant qu’elles jugent bon (ou pas) de préserver ou de n’outrepasser que dans certaines limites leurs zones d’influence. » Philippe Poutou, « Le NPA en campagne : à chacun son parcours du combattant ! », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022..

Reprenant ses propos dans la presse il y a quelques semainesUne défense au service de la souveraineté populaire, Les livrets thématiques de l’Avenir en commun, L’Union Populaire, Défense, 5, édition 2022., Jean-Luc Mélenchon a détaillé son questionnement sur la pertinence de la dissuasion nucléaire dans les futures décennies, et en particulier la question de l’invulnérabilité des sous-marins face aux nouvelles technologies. Le candidat a donc promis un « audit serré des menaces qui pèsent sur notre dissuasion nucléaire » et une étude du concept de « dissuasion spatiale », permettant de menacer « l’anéantissement total des systèmes d’information et de communication d’une puissance », et d’offrir « une piste pour une dénucléarisation négociée du monde, puisque le nucléaire militaire deviendrait inutile »Jean-Luc Mélenchon, « L’intérêt de la France, c’est d’être indépendante, non-alignée et altermondialiste. La paix des Français est à ce prix ! », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022..

À l’opposé du spectre, Marine Le Pen a également posé la question des nouvelles technologies et de leur relation avec la dissuasion, en notant notamment que « L’espace étant lié à la dissuasion, la pérennité de la filière de lanceurs spatiaux (Ariane 6) sera particulièrement suivie, notamment par l’accès aux marchés civils (et non pas seulement étatiques) du lanceur européen. » La mise en place d’un « Cloud souverain pour protéger les données des armées et de leur ministère » a été évoquéeMarine Le Pen, « Réarmer la France puissance », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022..

Enfin, et de manière plus anecdotique, une critique récurrente de Jean-Luc Mélenchon a porté sur le contrôle parlementaire de la stratégique de dissuasion dans le contexte actuel « Conformément à ce qui allait être sa pratique autocratique, Emmanuel Macron a même exclu de la discussion la question de l’efficacité actuelle de la dissuasion nucléaire. Au fil du mandat, les décisions les plus importantes ont ainsi échappé à la discussion parlementaire : lancement des sous-marins de 3ème génération, création d’un commandement de l’espace, lancement d’un porte-avions de nouvelle génération (PANG)… » >Jean-Luc Mélenchon, « L’intérêt de la France, c’est d’être indépendante, non-alignée et altermondialiste. La paix des Français est à ce prix ! », Cahiers de la Revue Défense Nationale, mars 2022..

 

Télécharger le bulletin au format PDF

Élections présidentielles françaises et questions nucléaires

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°97, avril 2022



Partager


Sommaire du bulletin n°97 :

Télécharger le bulletin