"Escalade to De-escalate" : interrogations sur l’existence du concept dans la doctrine nucléaire russe
Observatoire de la dissuasion n°49
Emmanuelle Maitre,
décembre 2017
Quel que soit le degré de clarté des doctrines, leur interprétation est toujours influencée par les intentions générales prêtées à l’Etat qui les formule et le contexte général. Par ailleurs, lorsqu’un revirement de doctrine est annoncé par des analystes, une école de pensée tend à se former pour valider l’annonce au vu de déclarations, déploiement ou pratiques, et ce en dépit d’éventuels dénégations de l’Etat concerné. Ainsi en est-il de la doctrine dite « Cold Start » en Inde
« The Indian Army's "Cold Start Doctrine" is a mixture of myth and reality. It has never been and may never be put to use on a battlefield because of substantial and serious resource constraints, but it is a developed operational attack plan announced in 2004 and intended to be taken off the shelf and implemented within a 72-hour period during a crisis. »
L’adoption officielle d’une stratégie n’est donc pas nécessaire pour que celle-ci ait des conséquences chez de potentiels adversaires. Par ailleurs, l’on peut s’attendre dans ce cas de figure à ce que la communauté des experts se fracture entre les « convaincus » et les « sceptiques ». Dans le cas du Cold Start, la notion est très largement estimée comme correspondant à la stratégie indienne, et ce au-delà des cercles pakistanais, puisqu’elle est régulièrement reprise dans les médias, conférences et ouvrages consacrés aux relations entre les deux pays.
Il en est de même pour la doctrine russe dite « escalate to de-escalate », qui suppose un abaissement du seuil du nucléaire permettant à Moscou de se sortir d’un échec conventionnel par l’usage d’armes nucléaires « tactiques ». Cet usage en premier serait censé intimider les forces de l’OTAN et les pousser à renoncer à l’action militaire en cours. Très bien documentée, cette stratégie – initialement mise en œuvre par l’OTAN pendant la guerre froide, est devenue communément admise dans bon nombre de publications spécialisées. Aux Etats-Unis, tout comme en Europe ou dans l’OTAN
« Russian military doctrine includes what some have called an “escalate to de-escalate” strategy – a strategy that purportedly seeks to deescalate a conventional conflict through coercive threats, including limited nuclear use. »
Statement of General Curtis Scaparrotti, Hearing, Commander of United States European Command, House Committee on Appropriations, Subcommittee on Defense, 29 mars 2017.
« Most concerning, however, is Moscow’s substantial inventory of non-strategic nuclear weapons in the EUCOM AOR and its troubling doctrine that calls on the potential use of these weapons to escalate its way out of a failing conflict »
« La Russie entretient donc à dessein une posture ambiguë et intimidante en maintenant une incertitude quant à l'emploi possible de l'arme dans le cadre d'un conflit conventionnel qu'elle voudrait conclure avantageusement (escalade pour la désescalade). »
L’idée selon laquelle Moscou participe à l’abaissement du seuil du nucléaire en développant une stratégie d’emploi dangereuse et en renforçant son arsenal d’armes nucléaires dites « tactiques » est donc devenue une sorte d’évidence dans le débat stratégique. Pour autant, plusieurs spécialistes l’ont remise en cause récemment, évoquant un « mythe » qui ne refléterait a priori pas la politique actuelle.
Kristin Ven Bruusgaard a fait paraître une analyse très remarquée en septembre 2017, dans laquelle elle conteste l’existence d’une doctrine de « dé-escalade » en s’appuyant sur plusieurs éléments
Au niveau de la doctrine, elle note les évolutions ces dix dernières années qui indiquent un souhait russe de rehausser le seuil nucléaire. En effet, elle constate que vers 2000, la faiblesse conventionnelle de la Russie constatée au Kosovo l’avait convaincue de s’appuyer davantage sur ses armes nucléaires. C’est à cette époque que des articles fondateurs avaient été publiés en faveur d’un usage d’armes nucléaires précocement lors d’un conflit pour tenter d’obtenir sa désescalade
En 2014 cependant, la Russie est revenue à un discours plus classique, réservant ses armes nucléaires à des situations « où la survie même de l’Etat serait en danger »
Deuxièmement, elle évoque la montée en puissance conventionnelle de la Russie du fait d’investissements constants depuis dix ans qui lui ont permis de disposer de nouvelles capacités, et en particulier de réaliser des frappes de précision conventionnelles à distance, ou encore de rivaliser sur le terrain infra-conventionnel, notamment grâce aux moyens cyber. L’experte reconnaît que la Russie resterait inférieure à l’OTAN en cas de conflit prolongé, ce qui pourrait l’obliger à avoir recours aux armes nucléaires en premier. Mais ce ne serait pas forcément un usage précoce dans le conflit ni une tactique de désescalade.
Enfin, elle conclut en estimant que la Russie n’est pas prête à mener une politique « d’aventurisme militaire » qui pourrait la mener à un conflit ouvert avec l’OTAN. Il ne faudrait donc pas confondre une stratégie de signaux agressifs utilisés à des fins de politique interne et externe avec une stratégie d’utilisation précoce d’armes nucléaires.
Olga Oliker, du CSIS, estime également que la stratégie communément admise trouve peu de fondements objectifs, et que les déclarations agressives de certains leaders sont des manœuvres d’intimidation plus que le reflet d’une doctrine agréée
Etudiant un large panel de discours sur la question, Olga Oliker estime que la question de frappes nucléaires préventives est régulièrement débattue en Russie, notamment en 2010 et 2014 lors de l’adoption de nouvelles doctrines militaires, mais n’a jamais réussi à s’imposer officiellement. Cette interprétation est notamment basée sur l’insatisfaction actuelle de ses principaux partisans qui continuent d’écrire qu’elle serait favorable aux intérêts de la Fédération de Russie
Par ailleurs, l’experte constate que la plupart des exercices militaires impliquent un usage stratégique des armes nucléaires visant à protéger l’existence de la nation et non pas conclure un conflit de manière avantageuse, à quelques exceptions près difficiles à interpréter (Zapad 1999 et Zapad 2009 qui auraient pu être des « essais » avant la révision de la doctrine, mars 2013 peut-être à des fins de signalement). De même, les programmes de modernisation des forces nucléaires concernent également principalement les forces stratégiques. Les armes à capacité duales sont développées surtout sous la forme conventionnelle, et les armes de courte portée ne seraient en grande partie pas déployées et stockées loin de leurs vecteurs potentiels. Les rumeurs de fabrication d’armes « chirurgicales » ne lui semblent pas suffisamment fondées. Ainsi, Olga Oliker conclut que si certains aspects de la stratégie russe sont déstabilisateurs et appellent une réponse occidentale, il n’existe pas de preuve selon laquelle Moscou abaisserait le seuil nucléaire et les principaux risques sont donc d’un autre ordre.
Ces critiques du discours courant apparaissent dans d’autres publications qui notent que Moscou cherche à accroître le rôle de la dissuasion conventionnelle et donc mécaniquement à rehausser le seuil d’emploi des forces nucléaires
Une autre chercheuse norvégienne, Katarzyna Zysk, s’inquiète de l’arsenal courte portée russe et l’ambiguïté sur leur potentiel usage, mais admet que leur rôle tend à diminuer au profit de la dissuasion non-nucléaire
La taille de l’arsenal d’armes non-stratégiques (voir ci-dessous) reste en effet un sujet d’interrogations, quelle que soit leur place dans la stratégie et même s’il est probable que la plupart ne soient pas déployées. Le brouillage entre armes nucléaires et conventionnelles peut également constituer un sujet d’inquiétude.
Estimations de l’arsenal non-stratégique russe
Cette controverse sur la doctrine russe appelle à plusieurs remarques. Tout d’abord, la répétition d’une thèse au sein de la communauté stratégique lui confère une légitimité qui peut l’installer dans le paysage politique et médiatique et lui donner rapidement le caractère de « donnée acquise ». Il est alors difficile pour les spécialistes du sujet, en l’espèce à même de suivre le débat interne en Russie, de s’opposer aux arguments généralement admis, qui ont tendance à entrer dans une perspective politique et non plus scientifique.
Deuxièmement, le degré d’ambigüité sur les déploiements en cours et la politique de « signalement agressif » (exercices, déclarations) entretenue par Moscou ne sont pas propices à clarifier la doctrine officielle.
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Kristensen / Norris Hans Kristensen et Robert Norris, « Russian nuclear forces », 2017, Nuclear Notebook, The Bulletin of the Atomic Scientist, vol. 73, 2017.
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Sutyagin Igor Sutyagin, « Russia’s Non-Strategic Nuclear Forces », Occasional Paper, London: Royal United Services Institute, novembre 2012.
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Total |
2000 |
860–1040 |
Marine Missiles de croisière, anti-sous-marins ou antiaériens, torpilles et missiles sur SNA, porte-avions, ou navires |
760 têtes |
330 |
Forces aériennes tactiques Bombes à gravité et missiles de croisière AS-4 (Kitchen) portées par les Tu-22M3 (Backfire), Su-24M (Fencer-D) et Su-34 (Fullback) |
570 |
334 |
Défense anti-aérienne et anti-missile |
380 |
68-166 |
SRBM SS-21 (Tochka) et SS-26 (Iskander-M) |
140 |
128-210 |
Enfin, la question revêt une importance particulière lorsque l’on s’intéresse à la manière dont les membres de l’OTAN entendent faire face aux évolutions doctrinales russes. En effet, si les dirigeants occidentaux sont persuadés de l’abaissement du seuil nucléaire par la Russie, et si celui-ci ne correspond pas réellement à la stratégie russe, leurs réponses pourraient être inadaptées voire contreproductive. En effet, elles pourraient se focaliser sur un arsenal de courte portée dont le rôle est en réalité moins important et négliger d’autres secteurs plus menaçants dans les domaines infra-conventionnels, conventionnels ou stratégiques. Si les réponses visaient à abaisser le seuil nucléaire côté OTAN, elles pourraient même avoir un effet auto-réalisateur et être à l’origine de la déstabilisation reprochée à Moscou. Il est donc utile de rappeler que les réactions de l’Alliance Atlantique ne sont pas sans conséquences sur le positionnement russe