Fred Kaplan, The Bomb. Presidents, Generals, and the Secret History of Nuclear War, New York, Simon & Schuster, 2020, 373 p.

L’ouvrage de Fred Kaplan The Wizards of Armageddon (1983) est encore aujourd’hui une référence pour qui s’intéresse à la construction des stratégies nucléaires. The Bomb n’en est pas la suite : il reprend l’ensemble de l’histoire de la politique nucléaire américaine, mais en bénéficiant de la déclassification de nombreux documents historiques depuis 1983, et bien sûr en ajoutant plusieurs chapitres sur la période allant de 1983 à 2019.

Ce qui y est écrit sur les premières décennies de l’ère nucléaire peut être lu rapidement, aucun élément fondamentalement nouveau n’y apparaissant. Le cœur de l’ouvrage de Kaplan passionnera en revanche ceux qui s’intéressent à l’interaction entre directives politiques et planification militaire. L’auteur décrit bien comment le Strategic Air Command, qui eut longtemps le monopole institutionnel de la planification, résista longtemps aux tentatives récurrentes (le film Un Jour sans fin est cité à titre de métaphore) des administrations désireuses de vérifier l’adéquation des plans aux demandes présidentielles.

Ce n’est qu’à partir de 1981, grâce à l’opiniâtreté de Frank Miller au Département de la Défense, que le pouvoir civil reprit le contrôle sur les principes de planification nucléaire.De manière surprenante, The Bomb ne fait aucune référence à l’ouvrage de Janne Nolan, Guarding the Guardians (1992) qui fut pourtant la première source à relater le travail de Frank Miller. Miller découvrit que si la planification était théoriquement diversifiée depuis les années 1970, seul le plan MAO‑4 (Major Attack Option – 4) faisait l’objet d’une attention soutenue et les options limitées… ne l’étaient pas vraiment. Par exemple, le plan visant à « épargner les villes » n’excluait que… 24 centres urbains, les principaux centres de décision politique. De plus, les planificateurs ne prenaient en compte à l’époque que l’effet de souffle dans leur calcul des effets.

Le travail de Frank Miller conduisit à quatre changements majeurs : une redéfinition des « centres urbains » ; un affinement des options limitées (pas plus de 100 armes ; objectifs militaires seulement) ; un changement du plan MAO‑4, qui verrait les industries de soutien de la défense – les objectifs les plus « civils » – visés seulement par des bombardiers, afin de pouvoir annuler la frappe au dernier moment ; et un rehaussement de l’option de frappe en second (ride out) au détriment du lancement sur alerte.

Une deuxième phase commença en 1989, M. Miller bénéficiant de la pleine confiance du Secrétaire de la Défense Dick Cheney. La planification de l’époque envisage encore que pas moins de 689 armes pourraient être tirées sur la région de Moscou… dont 69 sur le système ABM de la capitale (afin de garantir qu’au moins l’une d’entre elles mettrait le système hors de combat). Dans les faits, il n’y avait pas véritablement de calcul de suffisance : le nombre d’armes déterminait le nombre d’objectifs tout autant que l’inverse. Le Bureau du Secrétaire à la Défense conclut que les directives politiques pouvaient être appliquées avec une réduction de moitié du stock (5 888 armes), ouvrant la voie au Traité START. Le processus de révision coïncida avec l’effondrement du bloc soviétique, permettant l’établissement d’un plafond de 3 500 armes comptabilisées, réduit ensuite à 2 200 armes.

Sous Obama, un autre Miller (Jim Miller, sans lien de parenté avec Frank) reprit le flambeau. En effet, à en croire Fred Kaplan, « même après les efforts de Frank Miller, le SIOP appliquait des ‘couches d’armes’ redondantes » (p. 238).Techniquement, il ne s’agissait plus du « SIOP », disparu sous l’administration Bush II. Deux armes étaient systématiquement utilisées pour chaque objectif (trois pour les silos durcis) du fait des garanties de dommages demandées. Il semble que l’administration Obama ait détendu ces dernières, et ait demandé par ailleurs l’exclusion de certains objectifs (bases aériennes secondaires). Ce processus conduisit à l’adoption d’un nouveau plafond de référence pour le processus START (1 550 armes comptabilisées), et à l’ouverture de la possibilité, en cas de nouvelle négociation bilatérale, de réduire encore ce plafond d’un tiers.

L’ouvrage s’avère également passionnant sur les débats stratégiques au sein de l’administration Obama, notamment à propos de la question du non-emploi en premier (joliment qualifié par l’auteur de « troisième rail » du débat nucléaire, p. 254), ou encore sur un exercice politico-militaire conduit en 2016. Au cours de celui-ci, la Russie en difficulté tire une arme de faible puissance sur le territoire allemand. Joué au niveau des adjoints, le groupe finit par proposer une réplique non nucléaire. Joué ensuite au niveau des responsables, la riposte proposée est nucléaire… sur le territoire biélorusse.

On notera encore quelques pages intéressantes sur la NPR de 2019, le rôle qu’y joua encore une fois Frank Miller, ainsi que les débats à propos de la pérennisation de la Triade, le général Mattis finissant par être convaincu de conserver la composante sol-sol au nom de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « théorie de l’éponge » (p. 275).L’idée sous-jacente étant que seule l’existence de la composante terrestre, du fait du grand nombre d’objectifs à traiter, empêche la Russie de pouvoir envisager une frappe antiforces sur le territoire américain. 


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Fred Kaplan, The Bomb. Presidents, Generals, and the Secret History of Nuclear War, New York, Simon & Schuster, 2020, 373 p.

Bulletin n°73, février 2020



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