Perspectives australiennes sur la dissuasion, la non-prolifération et le désarmement
Observatoire de la dissuasion n°81
décembre 2020
La position officielle de l'Australie sur les armes nucléaires et la dissuasion a considérablement évolué depuis les années 1950. Pour rappel, du début des années 1950 au début des années 1970, l'Australie a nourri l'ambition de se doter d'une dissuasion nucléaire, initialement via le transfert d’armes nucléaires appartenant à ses alliésVoir par exemple, Wayne Reynolds, Australia’s Bid for the Atomic Bomb, Melbourne, Melbourne University Press, février 1997, p. 206 et Jim Walsh, « Surprise Down Under: The Secret History of Australia’s Nuclear Ambitions », The Nonproliferation Review, vol.5, n°1, 1997, p. 3-6., puis, pendant une brève période, par le développement national de sa propre capacité indépendante. Cet objectif était en grande partie alimenté par le développement d’armes nucléaires par la Chine, l’instabilité politique et militaire de l’époque en Asie du Sud-Est et des doutes grandissants quant à la détermination pérenne des Etats-Unis à s’engager dans la défense de l’AustraliePar exemple, le gouvernement conservateur de Gorton a avancé son projet de construire un réacteur nucléaire de 500 mégawatts à Jervis Bay entre 1969 et 1970, avec la possibilité de retraiter le combustible usé et de produire de l'uranium hautement enrichi à des fins militaires. Voir Jeffrey S. Lantis, « Elections and Enduring Realities: Australia’s Nuclear Debate, Arms Control Today, avril 2008.. Ce n'est qu'au début des années 1970 que le gouvernement travailliste de Gough Whitlam a définitivement enterré l’ambition de l'Australie de devenir une puissance nucléaire et ratifié le TNP en 1973.
En abandonnant l'option nucléaire, l'Australie a donné la priorité à une politique de dissuasion nucléaire élargie, les gouvernements successifs déclarant qu'ils comptaient sur les armes nucléaires américaines pour la défense du pays et que celles-ci représentaient un élément essentiel de la sécurité à long terme de l'AustralieStephan Frühling et Andrew O’Neil, « Institutions, informality, and influence: explaining nuclear cooperation in the Australia-US alliance », Australian Journal of Political Science, vol.55, n°2, 2020, p. 135.. Cette politique s’est affirmée dès 1960, avec un premier rôle joué par l’Australie dans le réseau mondial américain d’alerte avancée, la collecte de renseignement et la mise en œuvre du commandement dans le domaine nucléaire grâce à l’accueil d’installations américaines sensibles. Après la fin de la Guerre froide, chaque gouvernement australien a pu faire état de la dépendance du pays à la dissuasion américaine « contre de possibles menaces nucléaires contre l'Australie », notamment par une référence explicite dans les principaux documents stratégiquesVoir par exemple, Australia’s Strategic Policy, Ministère de la Défense, 1997 et 2020 Defence Strategic Update, Ministère de la Défense, 2020, p. 27.. Cette référence au parapluie nucléaire américain est restée pratiquement inchangée depuis la première déclaration publique officielle du gouvernement exposée dans le Livre blanc sur la défense de 1994 – reflétant un niveau élevé de consensus politique sur la question (et l'importance de l'alliance ANZUS plus largement)Frühling et O’Neil, op. cit., p. 143..
Depuis les années 1970, l'Australie a par ailleurs défendu le régime de non-prolifération et de désarmement nucléaire, les gouvernements successifs ayant adopté une approche qui préconise des mesures durables, progressives et vérifiables en faveur du désarmement nucléaire. Outre la promotion active des principaux traités du régime de non-prolifération, l'Australie a joué un rôle de premier plan dans le lancement d'initiativesParmi elles, on peut citer la Canberra Commission on the Elimination of Nuclear Weapons (1995-96), la Commission Blix (2004-2009), la Seven Nation Initiative (2005-2010) l’International Commission on Nuclear Non-Proliferation and Disarmament (ICNND) (2008-2010) et la Non-Proliferation and Disarmament Initiative (NPDI) (2010)., a apporté des contributions pratiques notables au ralentissement ou à l'atténuation de la prolifération nucléaire et est saluée comme un leader mondial en matière de sûreté et de sécurité nucléairesTanya Ogilvie-White et David Santoro, « Preventing Nuclear Terrorism: Australia’s leadership role », Australian Strategic Policy Institute – Special Report, January 2014, p. 1.. Pourtant, la conduite des politiques de non-prolifération et de désarmements par l’Australie peut parfois paraître manquer de cohérence – en particulier lorsque le pays cherche à équilibrer ses efforts dans le domaine de la non-prolifération avec ses intérêts commerciaux dans l'exportation de l’uranium et son désir de rester sous le parapluie nucléaire américain. Ces tensions apparentes dans la politique nucléaire australienne ont été exacerbées par les divergences au sein du système politique national, le parti travailliste étant généralement associé à une vision plus anti-nucléaireLe soutien au désarmement nucléaire est une partie importante de la culture de l’Australian Labour Party. Le parti s'est traditionnellement opposé à l'exploitation de l’énergie nucléaire par l'Australie et apparaît plus sensible au malaise du grand public vis-à-vis de l’énergie nucléaire. De son côté, le Parti libéral semble plus réceptif aux vues des grandes entreprises qui considèrent l'énergie nucléaire comme une industrie de croissance.. En conséquence, les orientations politiques concernant l’énergie et les exportations nucléaires ont pu osciller en fonction des courants au pouvoir. Par exemple, en 2007, le gouvernement libéral de John Howard a abandonné la politique très restrictive de contrôle aux exportations nucléaires pour une politique essentiellement commerciale lorsqu'il s'est engagé à vendre de l'uranium à l'Inde, pays non signataire du TNP (sous réserve de conditions préalables)Jacques E. C. Hymans, « Isotopes and Identity: Australia and the Nuclear Weapons Option », 1949–1999, The Nonproliferation Review, hiver 2000, p. 14. – une politique qui a finalement perduré (malgré des fluctuations) avec la première expédition d'uranium vers l'Inde en 2017.
En outre, le refus de l'Australie de participer aux négociations pour un traité sur l'interdiction des armes nucléaires (TIAN) – sans parler de signer ou de ratifier le traité – est une rupture par rapport à son engagement bipartisan de plusieurs décennies en faveur des efforts multilatéraux de désarmement. Le gouvernement australien s’oppose officiellement au TIAN pour trois raisons : le traité n’intègre pas les principaux États qui possèdent des armes nucléaires (1) ; il risque de saper le TNP (2) ; il est incompatible avec les obligations liées à l'alliance américaine (3). Néanmoins, des sondages indiquent un fort soutien de l’opinion publique australienne pour la signature du TIANSelon un sondage, 78.9% des Australiens seraient favorables à ce que Camberra rejoingne le TIAN. Voir Ipsos Public Opinion Poll, « Support for the UN Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons », 13 novembre 2018. et des acteurs de la société civile se sont efforcés d'obtenir des parlementaires fédéraux australiens qu'ils s'engagent à rejoindre le TIANICAN est notamment très active en Australie, son premier bureau a été ouvert à Melbourne à la mi‑2006. Le Dr Ron McCoy a proposé la campagne pour la première fois en 2005, recevant un fort soutien des mouvements de médecins et des milieux pacifistes et antinucléaires.. Ainsi, le Labour a voté en 2018 pour ratifier le TIAN s'il est élu – bien que sous conditionsLe parti travailliste a averti qu'il « signerait [le Traité], après s’être assuré de la présence de mécanismes de vérification et de mise en œuvre efficaces, [que le TIAN] serait compatible avec le TNP et qu'il était en phase de recevoir un soutien universel ». et malgré le scepticisme de plusieurs dirigeants actuels et anciensParmi eux, l'actuel ministre de la défense fantôme Richard Marles et la ministre des affaires étrangères fantôme Penny Wong, ainsi que l'ancien ministre des affaires étrangères Gareth Evans..
À court et moyen termes (2020-2030), la politique australienne devrait faire preuve d’une grande continuité en matière de dissuasion, non-prolifération, avec en particulier une dépendance assumée à la dissuasion nucléaire élargie des États-Unis (tout en redoublant d'efforts pour renforcer simultanément sa propre capacité de dissuasion non nucléaire)Comme l'a révélé la mise à jour de la stratégie de défense 2020 (page 27), l'Australie doit « assumer une plus grande responsabilité pour sa propre sécurité » en augmentant sa « capacité autonome à produire des effets dissuasifs », notamment en acquérant des missiles à longue portée et d'autres systèmes d'armes avancés.. Il est improbable que l’Australie s’exclue du parapluie nucléaire américainTanya Ogilvie-White, « Australia and Extended Nuclear assurance », in eds. Beyza Unal, Yasmin Afina et Patricia Lewis, Perspectives on Nuclear Deterrence in the 21st Century, Chatham House, avril 2020, p. 23., ce qui l’éloignerait sérieusement d’un allié puissant et d’un accès à des technologies américaines vitales en matière de renseignement et de défenseBrendan Taylor, « Still the frightened country: Australian anxieties in a contested Asia », Council for Security Cooperation in the Asia Pacific, janvier 2019, p. 36.. En outre, l’appréhension croissante de l’Australie concernant son environnement de menace, décrite dans de récents documents stratégiques, semble justifier sa dépendance continue aux armes nucléaires américaines, voire même présager d’une plus grande dépendance à leur égardPar exemple, étant donné l'aggravation des tensions dans le Pacifique occidental, la sophistication militaire croissante de la Chine et la prolifération des missiles balistiques parmi plusieurs pays énumérés dans le Livre blanc sur la défense de 2016, il est clair qu'une plus grande dépendance de l'Australie à l'égard de la capacité de dissuasion nucléaire est annoncée. Voir Crispin Rovere, « Defence White Paper 2016: Eight strategic observations », Lowy Institute – the Interpreter, 29 février 2016..
Dans ce contexte, il convient de suive les voix isolées de certains penseurs australiens influents en matière de défense qui ont commencé à se demander si l'Australie ne devait pas envisager de poursuivre une dissuasion nucléaire plus fiable - la sienne, par exempleVoir par exemple, Andrew Greene, « Australia may need to consider nuclear weapons to counter China’s dominance, defence analyst says », ABC News, 1er juillet 2019; Rod Lyon, « Should Australia build its own nuclear arsenal? », ASPI – the Strategist, 24 octobre 2019 et Paul Dibb, « Nuclear Weapons Time for Australia », The National Interest, 4 octobre 2018.. Ces positions semblent motivées par une perception d’incertitude grandissante quant à la crédibilité de la dissuasion nucléaire élargie américaine et par le constat d’une menace constituée par le renforcement des capacités militaires et de l’affirmation stratégique croissante de la Chine. Ces voix restent pour l’instant cependant extrêmement marginales et obtenir un accord bipartisan (et le soutien de l'opinion publique) sur un sujet aussi sensible nécessiterait probablement une détérioration générale de l’environnement stratégique australien, avec l’apparition d’une menace existentielleRod Lyon, « Should Australia build its own nuclear arsenal? », op. cit. ou un effondrement de la crédibilité de la dissuasion nucléaire élargie américaineRod Lyon, « Australia, extended nuclear deterrence, and what comes after », ASPI – the Strategist, 2 juin 2017..