Le point de vue chinois
Observatoire de la dissuasion n°96
Antoine Bondaz,
avril 2022
Depuis plusieurs semaines, un vif débat anime les médias mais aussi les experts sur l’éventualité d’un recours à des armes nucléaires tactiques par la Russie en Ukraine, ce qui briserait le tabou de l’utilisation des armes depuis 1945. Également, la question de la sécurité nucléaire a fait l’objet de nombreux articles suite à l’avancée des troupes armées russes vers la centrale de Tchernobyl puis le bombardement à proximité de la centrale nucléaire de Zaporozhye. Comment les journalistes, experts et officiels chinois abordent ces sujets dans la presse chinoise ? Y‑a-t-il d’autres thématiques nucléaires associées à la guerre en Ukraine abordées ?
Si ces sujets sont évoqués dans la presse chinoise, ils ne le sont pas forcément de la même façon. Les sources utilisées sont très souvent russes, et l’objectif est clairement de s’assurer que Moscou ne fasse pas l’objet de critiques, contrairement à Washington. La couverture médiatique de la guerre en Ukraine, tout comme plus spécifiquement celle de ces enjeux nucléaires, n’est qu’un énième révélateur de l’obsession en Chine de discréditer les États-Unis et plus largement les pays occidentaux. Ainsi, c’est bien davantage la prise de parole de l’ancien Premier ministre japonais Abe évoquant un partage des armes nucléaires avec les États-Unis sur le modèle allemand qui fait l’objet d’une vive réaction dans le pays, que la guerre en Ukraine elle-même.
Sur le recours à des armes nucléaires tactiques en Ukraine, on ne trouve strictement aucune mention dans la presse chinoise. Si quelques articles en chinois abordent le sujet, ce sont des articles de médias étrangers en chinois. De rares articles mentionnent que les armes russes ont été placées en service spécial de combat, et expliquent les conséquences en donnant la parole au journaliste spécialiste des questions militaires Igor KorotchenkoGuo Yuandan, « Russia puts nuclear forces on high alert, 'warns others not to intervene in peace talks'», Global Times, 28 février 2022., et en reprenant les éléments de langage du Kremlin sur la doctrine d’emploi russe, et notamment le recours à des armes en réponse à une agression conventionnelle qui menacerait l’existence du pays« La Russie et les États-Unis s'expriment sur la possibilité d'une "utilisation d'armes nucléaires par la Russie" » (俄美均就“俄使用核武器”可能性表态), Global Times, 23 mars 2022..
Alors que les médias chinois sont prompts à critiquer les États-Unis, on aurait pu s’attendre à des critiques de ce qui aurait pu être présenté comme des rumeurs américaines pour discréditer la Russie, mais il n’en est rien. Il semble qu’il y ait donc eu une demande explicite du Département de la propagande du Comité central de ne pas aborder le sujet.
Une des explications possibles est que ce scénario pousserait la Chine à rappeler qu’elle s’opposerait frontalement à la Russie en vertu des engagements pris tant auprès de la communauté internationale mais plus précisément auprès de l’Ukraine. Ces engagements chinois ne sont pas spécifiques à l’Ukraine, en ce qu’ils le sont envers l’ensemble des pays non-dotés, mais ils ont été explicitement formulés entre les deux pays, chose rare. Peu évoqué depuis le début de l’offensive russe, Pékin et Kiev sont en effet liés par une Déclaration commune sur l’approfondissement du partenariat stratégique, adoptée le 5 décembre 2013 lors la visite d’État du président ukrainien Viktor Yanukovych en Chine.
Celle-ci stipule que, « conformément à la résolution 984 du Conseil de sécurité des Nations unies et à la déclaration du gouvernement chinois du 4 décembre 1994 sur les garanties de sécurité à l'Ukraine, la Chine s'engage inconditionnellement à ne pas utiliser ou menacer d'utiliser des armes nucléaires contre l'Ukraine en tant qu'État non doté d'armes nucléaires et à fournir des garanties de sécurité correspondantes (相应安全保证) à l'Ukraine en cas d'agression ou de menace d'agression contre l'Ukraine au moyen d'armes nucléaires »« Déclaration conjointe de la République populaire de Chine et de l'Ukraine sur l'approfondissement du partenariat stratégique » (中华人民共和国和乌克兰关于进一步深化战略伙伴关系的联合声明), 5 décembre 2013..
Ces garanties de sécurité négatives et positives ne sont en rien inattendues. Les premières sont formulées par la Chine depuis 1964 et sont cohérentes avec la doctrine d’emploi des armes par Pékin. Les secondes sont une référence directe aux engagements pris par la Chine en avril 1995, à l’époque des négociations pour la prorogation du TNP« Statement on security assurances issued on 5 April 1995 », People’s Republic of China, 6 avril 1995.. Cela n’est donc en aucun cas synonyme d’un « parapluie nucléaire » chinois à l’UkraineYu Miles, « Inside China: Ukraine gets nuclear umbrella », The Washington Times, 12 décembre 2013. , la Chine n’ayant jamais pris d’engagement en matière de dissuasion élargie, pas même avec son allié nord-coréen. Des articles des médias d’État l’avaient explicitement rappelé à l’époque« Le parapluie nucléaire de la Chine pour l'Ukraine est un malentendu, ce n'est pas la même chose que les États-Unis » (中国给乌克兰核保护伞是误解 与美国非一回事), Global Times, 10 décembre 2013., et un article de fact-checking publié dans The Paper fin février vise à démonter cette « rumeur » qui a circulé en début de conflit sur les réseaux sociaux chinois« La Chine a promis un parapluie nucléaire à l'Ukraine ? Faux ! » (中国承诺为乌克兰提供核保护伞?假!), The Paper, 26 février 2022..
À l’inverse, les médias d’État chinois relaient ouvertement des éléments de désinformation russe, en évoquant par exemple un rapport de Moscou affirmant que les Américains aideraient l’Ukraine à développer des armes chimiques, bactériologiques et nucléaires« Les États-Unis aident l'Ukraine à développer des armes chimiques, biologiques et nucléaires : un responsable russe » (俄罗斯官员:美国正帮助乌克兰研发生化和核武器), Quotidien du Peuple, 16 mars 2022.. Un long article explique que Kiev aurait déjà affiché sa volonté d’avoir un programme nucléaire, et cite le président russe affirmant que la démilitarisation de l’Ukraine visait notamment à éviter une prise de contrôle de certaines infrastructures nucléaires par les nationalistes ukrainiens« Ramener les armes nucléaires américaines chez elles ! Pourquoi Poutine se méfie-t-il de la "possession nucléaire" de l'Ukraine ? » (让美国核武器回家!普京为何警惕乌克兰“拥核”?), Xinhua, 3 mars 2022.. Comme souvent, des articles rédigés par des étrangers visent aussi à appuyer le récit officiel, tout en évitant d’exposer les journalistes chinois. C’est le cas par exemple avec l’article de l’américain Francis A. Boyle pour le China Daily qui affirme que le leadership ukrainien chercherait à « acquérir des armes nucléaires »Francis A. Boyle, « NATO expansion triggered Russia-Ukraine conflict », China Daily, 8 mars 2022..
Certains blogs chinois non-censurés relayés par le moteur de recherche Baidu vont beaucoup plus loin, affirmant en s’appuyant sur des « sources russes » que les Ukrainiens chercheraient à détruire les preuves du développement d’armes nucléaires, que des armes auraient été trouvées à la centrale de Zaporozhye, ou encore que les forces armées ukrainiennes s’apprêteraient à utiliser des « bombes sales », tout ceci faisant partie d’un complot américain visant à semer la panique en Europe« L'Ukraine développe des armes nucléaires, fait exploser son propre institut et enterre plus de 50 personnes vivantes pour détruire les preuves » (乌克兰正研发核武器,为毁掉证据,自己炸掉研究所,活埋50多人), 排头观察, 12 mars 2022..
Mais surtout, il convient de souligner qu’un autre sujet pas du tout abordé en Europe anime fortement les médias d’État chinois, à tel point que plusieurs éditoriaux y ont été récemment consacrés. Fin février, l’ancien Premier ministre japonais Abe Shinzo a déclaré que le Japon devrait envisager un accord de partage des armes nucléaires avec les États-Unis du fait de la crise en Ukraine, en prenant l'exemple de certains alliés de l'OTAN comme l’Allemagne et l’Italie, affirmant que « lorsqu'il s'agit de savoir comment protéger la vie des citoyens japonais et de la nation, je pense que nous devrions mener des discussions en prenant pleinement en considération les différentes options »« Japan should consider hosting U.S. nuclear weapons, Abe says », Japan Times, 27 février 2022.. Ces propos ont été condamnés par le Premier ministre Kishida le lendemain. L’élu d’Hiroshima a qualifié ces remarques « d’inacceptables ».
La réaction chinoise a été immédiate, tant de la part des diplomates que dans les médias d’État. Un long éditorial publié par le Global Times le 28 février affirme que l’ancien dirigeant est un « fanatique » qui fait partie de ces « politiciens japonais de droite qui ont une psychologie pervertie qui frise la distorsion »Editorial, « Alert! Abe's remarks are unlocking Japan's militarism », Global Times, 28 février 2022.. Il est mentionné que le Japon cherche en réalité à développer un programme nucléaire et qu’il en a la capacité : en matière de production de matières fissiles, de simulation des essais, mais aussi de développement des plates-formes.
Guo Xiaobing, le directeur du centre de recherche sur le contrôle des armements du CICIR, le centre de recherche du ministère de la Sécurité d’État, présente une analyse plus raisonnée mais tout aussi critiqueGuo Xiaobing (郭晓兵), « Méfiez-vous de l'agitation de la droite japonaise en faveur du "partage nucléaire" » (警惕日本右翼鼓噪“核共享), Global Times, 3 mars 2022.. Il souligne que cela reviendrait à ce que le pays rompe les « Trois principes non-nucléaires » du pays et ait le contrôle sur les armes nucléaires américaines en cas de guerre. Surtout, cela pourrait ouvrir la voie à un accord de partage nucléaire avec la Corée du Sud et Taïwan.
Concernant la sécurité des centrales nucléaires ukrainiennes, les médias chinois sont beaucoup plus prolifiques. De nombreux articles factuels reprennent les déclarations et les inquiétudes du Directeur général de l’AIEA, l’ambassadeur Rafael Mariano Grossi« Q&A sur l’incendie de la centrale nucléaire de Zaporozhye » (热点问答:乌克兰扎波罗热核电站起火三问), Xinhua, 4 mars 2022., ainsi que la position officielle de la Chine présentée le 4 mars 2022 au Conseil de sécurité des Nations unies par le représentant chinois, l’ambassadeur Zhang Jun. L’objectif est de rassurer sur la situation, tout en soulignant que Pékin prend en compte les informations et clarifications apportées par la Russie« Remarks by Ambassador Zhang Jun at the UN Security Council Briefing on the Safety of Nuclear Facilities in Ukraine », Chinese Mission to the United Nations, 4 mars 2022..
Surtout, la parole est très largement donnée aux experts russes. L’agence de presse Xinhua cite par exemple le site gouvernemental russe « Fighting Fake News » qui réfute la rumeur selon laquelle la situation à la centrale de Zaporozhye s’était « détériorée »« Ministère russe de la Défense : des nationalistes ukrainiens ont attaqué la centrale nucléaire de Tchernoby » (俄国防部:切尔诺贝利核电站供电设施遭乌克兰民族主义分子攻击), Xinhua, 10 mars 2022.. Un article va plus loin en affirmant que les forces armées russes ont été déployées autour de la centrale de Tchernobyl pour empêcher les extrémistes ukrainiens de détruire le sarcophage de la centrale, ce qui entraînerait une catastrophe humanitaire régionale« Quels sont les styles de combat utilisés par les troupes russes dans le conflit Russie-Ukraine ? » (俄乌冲突中,俄军使用了哪些作战样式), China Youth Daily, 3 mars 2022.. Un long article de blog reprend quant à lui l’analyse de l’expert russe Kirill Sazonov affirmant que la Russie n’a aucun intérêt à attaquer la centrale, que le réacteur principal résisterait à des frappes, et qu’en cas d’incident, il faudrait blâmer les Ukrainiens et non les Russes« La centrale nucléaire ukrainienne n'est pas une cible de l'armée russe ! Experts russes: la poussière d'une explosion nucléaire atteindrait l'Oural » (乌克兰核电站不是俄军的目标!俄专家:核爆炸尘埃会刮到乌拉尔), Compte Baidu, 1er mars 2022..