Quel débat sur la dissuasion nucléaire en France ?

Alors que se profilent des événements importants pour l’avenir de la dissuasion nucléaire, en France et à l’international (élections présidentielles, décision attendue sur le renouvellement des SNLE français, conférence d’interdiction des armes nucléaires), la place de cette question dans le débat public national continue d’être interrogée.

En effet, bien que l’élection au suffrage universel direct du Président de la République soit en partie liée à son pouvoir personnel sur l’arsenal nucléaire français, il semble que les candidats à la présidentielle ne cherchent pas à se démarquer sur ce sujet en adoptant des positions tranchées ou en faisant entrer le sujet dans la campagne. De fait, les questions nucléaires sont rarement abordées dans la presse généraliste et ne sont traditionnellement pas un sujet qui fait la une de l’actualité.

Plusieurs publications et événements de janvier ont néanmoins tenté de faire évoluer cette situation, et d’ouvrir un débat sur la dissuasion nucléaire, que ce soit dans un registre didactique ou polémique.

Dans la première catégorie, le volumineux (545 pages) ouvrage de Nicolas Roche, Pourquoi la dissuasion ? (Presses universitaires de France, 2017, 545 pages) se veut être un « manuel d’initiation » à la dissuasion nucléaire. Issu d’une série de cours et de séminaires à l’École normale supérieure, il ne s’agit pas d’un livre « à thèse ». Sa structure – un thème par chapitre – et sa forme – précise et rigoureuse – en font un ouvrage de référence non seulement pour les étudiants, chercheurs et journalistes, mais aussi pour tout citoyen intéressé. Sont ainsi abordés la dissuasion nucléaire française ; la technologie et les concepts ; les relations américano-russes ; la non-prolifération et le désarmement ; l’Asie et le Moyen-Orient ; la prolifération chimique et biologique, ainsi que les défenses antimissiles ; l’espace extra-atmosphé­rique et le cyberespace (mais non la question de la dissuasion « conventionnelle »). La brillante introduction de l’auteur sur les crises syrienne et ukrainienne, ainsi que son intérêt manifeste pour les questions éthiques (traitées en conclusion) peuvent faire regretter qu’il ne se soit pas attelé à un ouvrage plus ambitieux intellectuellement. On pourra par exemple regretter que son penchant – légitime – pour les thèses du grand stratège américain Thomas Schelling (récemment disparu) n’ait pas incité l’auteur à une confrontation intellectuelle posthume avec Thérèse Delpech, qui défendait plutôt, elle, celle d’un autre père fondateur de la stratégie nucléaire, Herman Kahn.

Cet ouvrage a fait l’objet de plusieurs recensions, notamment dans Le MondeNathalie Guibert, « Quand la dissuasion nucléaire resurgit dans le débat stratégique », Le Monde, 19 janvier 2016. et dans Le FigaroAlain Barluet, « Nicolas Roche : La dissuasion nucléaire retrouve toute sa place », Le Figaro, 23 janvier 2016..

Plus modeste en volume, mais dans le même esprit, La France et la dissuasion nucléaire. Concepts, moyens, avenir de Bruno Tertrais (La Documentation Française, à paraître en février 2017) actualise un ouvrage paru dix ans plus tôt. Sa première partie est une introduction aux questions nucléaires militaires. La seconde, la plus fournie, se veut être une source factuelle de référence sur la dissuasion nucléaire française, et complète en cela l’ouvrage signé par l’auteur en 2016 avec Jean Guisnel (Le Président et la Bombe. Jupiter à l’Élysée, Éditions Odile Jacob).

On le voit, ces deux ouvrages cherchent tout d’abord à informer et donner des clés de lecture pour comprendre, et le cas échéant, se faire un avis sur les questions qui se poseront aux décideurs de demain en matière de dissuasion nucléaire.

Malgré une abondance de publications récentes, les organisateurs du colloque international « Vers une nouvelle course aux armements », tenus à l’Assem­blée Nationale le 23 janvier 2017, et en particulier l’association Initiatives pour le désarmement nucléaire, ont consacré une bonne partie des tables rondes du séminaire à déplorer « l’absence de débat » en France. Ce regret s’appuie sur des constatations réelles : une difficulté à mobiliser autour du thème du désarmement (illustrée par la participation relativement faible au colloque – a priori 100 personnes, et l’absence de parlementaires dans la salle ; mais aussi le manque de résonance des actions de sensibilisation de l’association sur les réseaux sociaux et le peu de renouvellement de ses adhérents), traduite ou reflétée (dialectique de la causalité…) par le manque de couverture médiatique de la question du désarmement. Des journalistes ont été interrogés lors d’une table-ronde sur cette situation, Paul Quilès pointant en particulier leur choix de ne pas diffuser les informations transmises par IDN sur le vote de la Première commission en octobre, la pétition ou encore le sondage commissionné par l’associa­tionSeul le Canard Enchaîné a fait mention du vote de l’Assemblée générale de l’ONU sur l’ouverture des négociations sur un Traité d’interdiction des armes nucléaires en France.… Les réponses ont varié, certains notant l’absence de caractère « spectaculaire » du nucléaire militaire depuis la fin des essais qui le fait tomber dans un certain oubli, le caractère lointain du sujet, sa complexité, d’autres évoquant un choix des journalistes de ne pas se montrer trop critiques de l’institution militaire pour ne pas se couper de ses sources d’informationsRéférence notamment à la mise à l’écart de Nathalie Guibert par les équipes du Ministre Le Drian, dénoncée par Le Monde..

Mise à part ce point, il n’est pas certain que cette conférence soit parvenue à diversifier et étendre le débat de manière notable, en raison de l’hétéro­généité des présentations et du peu de nouveautés exprimées à la tribune. A noter néanmoins certaines présentations intéressantes lors des deux premières sessions qui ont eu le mérite de décloisonner la réflexion en s’intéressant à l’évolution sécuritaire, programmes de modernisation et doctrines de l’ensemble des États dotés, ne faisant pas l’impasse sur des régions compliquées comme l’Asie ou le Moyen-Orient. Par ailleurs, des ouvertures ont été proposées avec la présentation de l’ouvrage à venir de Ward Wilson, qui abordera la question de la « valeur militaire » des arsenaux nucléaires, et de celui publié par Guillaume Serina sur le sommet de Reykjavik (sommet qui fait par ailleurs l’objet d’une pièce de théâtre écrite par l’historien Richard Rhodes), rencontre durant laquelle l’abolition des armes nucléaires avait été évoquée de manière sérieuse et réalisteGuillaume Serina, « Reagan – Gorbatchev, Reykjavik, 1986, le sommet de tous les espoirs », Editions de l’Archipel, octobre 2016..

Reste à savoir si ces nouveautés éditoriales et ce colloque permettront à la question de la dissuasion nucléaire de se glisser dans le débat présidentiel français. Le Figaro, en janvier également, estimait que les coûts du renouvellement des sous-marins devraient conduire la question à « affleurer durant la campagne »Alain Barluet, « La modernisation de la dissuasion, dossier majeur sur l’agenda du prochain président », Le Figaro, 6 janvier 2017.. Si cela reste – assez logiquement – le maximum que l’on puisse attendre, on peut néanmoins penser qu’ils participeront à enrichir le débat sur le sujet et renforcer la connaissance des différents publics (parlementaires, étudiants, grands publics) sur les grands concepts et problématiques qui traversent le thème de la dissuasion et du désarmement nucléaire. On ne peut que s’en féliciter à l’heure où le secret, la méconnaissance et la dissimulation ne semblent pouvoir que renforcer la méfiance et le discrédit de la parole officielle et experte, comme pourrait l’indiquer la dernière mésaventure du Trident.

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