Troisième réunion des États parties au TIAN : délégitimer la dissuasion nucléaire
Observatoire de la dissuasion n°129
Emmanuelle Maitre,
avril 2025
Du 3 au 7 mars 2025 s’est tenue à New York la troisième réunion des États parties (MSP) au Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN). 55 États parties ont participé à cette réunion (sur 73), ainsi que 31 États observateurs, des chiffres comparables à la précédente édition tenue en décembre 2023 à la notable exception du point de vue européen de l’absence de l’Allemagne, de la Belgique et de la NorvègeDepuis la précédente réunion en décembre 2023, les îles Salomon ont signé et ratifié le TIAN, et l’Indonésie, São Tomé et Príncipe et le Sierra Leone l’ont ratifié.. Près de 125 ONG étaient accréditées à la réunion, ce qui confirme le grand effort des États membres pour mettre en valeur et donner la parole à la société civile.
Cette réunion, tenue sous la présidence du Kazakhstan, a été relativement procédurale, préparant dans une large mesure la première conférence d’examen qui se tiendra en décembre 2026. Ainsi, aucune décision majeure n’a été prise, les groupes de travail ont présenté leurs travaux mais ceux-ci n’ont pas abouti à des conclusions notables à ce stade. C’est notamment le cas pour le groupe mené par le Kazakhstan et les Kiribati, sur l’assistance aux victimes et la remédiation environnementale, qui continue de réfléchir à la mise en place d’un fonds d’indemnisation pour les victimes des essais nucléaires. Durant le travail intersessionnel, des réunions et l’intervention d’experts ont permis aux deux Co-présidents d’avancer leurs réflexions sur la question, avec notamment la publication d’un document récapitulatif en février 2025Report of the Co-Chairs of the informal working group on victim assistance, environmental remediation and international cooperation and assistance (Kazakhstan and Kiribati), TPNW/MSP/2025/4, 5 février 2025.https://digitallibrary.un.org/record/4077292?v=pdf, mais le sujet devrait devenir plus concret d’ici à 2026. En effet, c’est à cette date que les modalités liées au fonctionnement du fonds devraient être validées. Grâce à la participation de nombreuses associations de communautés affectées, les ONG ont été nombreuses à New York à s’exprimer sur leurs préférences concernant le fonctionnement du fonds, tout comme le SAG, groupe de conseillers scientifiques, mis à l’honneur à plusieurs reprises.
Les questions humanitaires continuent d’être centrales pour les États membres du TIAN, et la mise en œuvre des obligations positives du traité (assistance aux victimes et remédiation environnementale) est considérée comme une priorité. Les États membres ont rappelé les raisons morales et éthiques qui rendent indispensables selon eux l’élimination des armes nucléaires, 80 ans après les bombardements de Hiroshima et Nagasaki et alors qu’une organisation de victimes de ces bombardements, Nihon Hidankyo, a reçu le prix Nobel de la paix à l’automne 2024. Ce focus est à la fois une force de l’initiative, qui mobilise ses États membres et la société civile, mais également une faiblesse, dans la mesure où les États dotés et leurs alliés ont largement critiqué une démarche et un traité ne prenant selon eux pas en compte l’environnement stratégique et le rôle joué par la dissuasion comme pourvoyeur de sécurité.
Lors de cette troisième MSP, les États membres du TIAN ont eu à cœur de répondre à ces critiques. Concernant l’évaluation du contexte stratégique, quasiment tous les États ont estimé en ouvrant leurs interventions que les développements actuels justifient et rendent plus urgents les objectifs du TIAN. Guyana résume bien cette perception, se décrivant préoccupé « par les tensions accrues actuelles provoquées par l’environnement géopolitique complexe et instable et par la méfiance croissante entre les pays. Ces développements sont exacerbés par la possession et la modernisation continues d’armes nucléaires, la rhétorique accrue sur la prolifération des armes nucléaires et la dépendance accrue à la dissuasion nucléaire dans les doctrines de sécuritéStatement to be delivered by Ambassador Trishala Persaud, Deputy Permanent Representative of the Co-operative Republic of Guyana to the United Nations during the Third Meeting of States Parties (3MSP) to the Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons (TPNW) under Agenda Item 10 – General Exchange of Views, Trusteeship Council Chamber, 4 mars 2025.https://docs-library.unoda.org/Treaty_on_the_Prohibition_of_Nuclear_Wea…. Comme pour les autres pays, la possession d’armes nucléaires de manière globale est source d’insécurité, seuls quelques délégations choisissant de singulariser certains pays pour leur rhétorique ou comportementL’Irlande et l’Autriche vis-à-vis de la Russie, la Palestine vis-à-vis d’Israël, le Venezuela vis-à-vis des États-Unis, les Fidji vis-à-vis de la Chine. Les partenaires européens d’ICAN se sont de leur côté estimés alarmés par la rhétorique dangereuse et proliférante de certains de nos chefs d'État et de gouvernement en faveur d’un parapluie nucléaire franco-britannique. Cette dynamique sape des décennies d’engagements européens en faveur du désarmement nucléaire, de la non-prolifération et du droit international, révélant une profonde hypocrisie. Un jour, ces États prétendent défendre l’architecture de sécurité internationale, à savoir le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) ; le lendemain, ils débattent ouvertement de l’armement nucléaire. Leurs efforts pour condamner les menaces nucléaires des autres sonnent de plus en plus creux. Statement delivered at the 3 MSP – ICAN Europe, 7 mars 2025. https://reachingcriticalwill.org/images/documents/Disarmament-fora/nucl….
Concernant la dissuasion, comme annoncé lors de la précédente MSP, l’Autriche s’est chargée de coordonner des travaux de consultation et de produire un rapport sur « les préoccupations des États membres en matière de sécurité ». Le rapport, de 17 pagesReport of the coordinator of the consultative process on security concerns of States under the Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons (Austria), TPNW/MSP/2025/7, 7 février 2025., développe largement la perception du risque des États parties et vise à combattre les fondements de la dissuasion nucléaire, en mettant notamment en parallèle les bénéfices escomptés de la dissuasion et les risques courus. Le rapport ne nie pas le besoin de sécurité des États dotés et de leurs alliés, comme l’a rappelé en séance l’Autriche : « Nous comprenons et respectons les préoccupations sécuritaires de ceux qui plaident en faveur des armes nucléaires, que ce soit dans notre région ou ailleurs. Cependant, ce qui nous unit dans le TIAN, c’est la conviction que les armes nucléaires ne sont pas et ne pourront jamais être la solution ». Tout en estimant que de nombreuses analyses historiques ne permettent pas de conclure de manière tranchée à l’efficacité de la dissuasion, il ouvre néanmoins la porte à ce que cette théorie puisse occasionnellement fonctionner. Ainsi, le rapport estime qu’« il n’y a aucune certitude quant à l'efficacité de la dissuasion nucléaire, ni quant à son inefficacité. Cependant, le fait que la dissuasion nucléaire puisse échouer est incontesté ». C’est donc le risque que la dissuasion échoue un jour qui semble aux auteurs la faille incontestable de cette doctrine, or, leur analyse s’attache à démontrer les multiples raisons pour lesquelles la dissuasion peut échouer, et les conséquences intolérables de cette éventualité. Comme une grande partie de la littérature alimentant le TIAN, ce rapport reprend les grands arguments antinucléaires, et notamment le fait que la dissuasion vise à protéger la sécurité de quelques-uns au dépens de celle de tous, l’exposition de la planète à des risques insupportables sans le consentement d’une grande majorité de ses habitants (avec une surexposition des femmes et enfants), le fait que de nombreux États non dotés seraient touchés directement et indirectement par des frappes nucléaires et l’impossibilité de faire confiance à la rationalité de quelques dirigeants pour des enjeux aussi cruciaux.
Le rapport revalorise la notion de « réduction des risques nucléaires » à l’inverse du recentrage privilégié en particulier par la France sur la « réduction des risques stratégiques », reprenant les propositions traditionnelles faites dans ce cadre de réduction des niveaux d’alerte, dé-ciblage, retrait des armes du service opérationnel, non-emploi en premier et transparence.
Comme ouvertement indiqué, l’objectif de ce travail est de « développer une approche plus cohérente, en affinant l'argumentation des États parties au Traité sur l'interdiction des armes nucléaires concernant leurs préoccupations sécuritaires à l'égard des armes nucléaires et contribuer aux efforts d'universalisation du Traité ». Le coordinateur recommande donc aux autres États parties de davantage utiliser des arguments « de sécurité » pour soutenir le traité et l’abolition des armes nucléaires dans différents forums, promouvoir les exemples de l’Afrique du Sud et du Kazakhstan et dialoguer avec les État dotés et leurs alliés sur ces considérations. Cette approche a été déjà visible à New York lors de la 3e MSP, puisque environ 23 délégations ont dénoncé la dissuasion nucléaire (et non pas seulement les armes nucléaires) dans leur déclaration générale. Ces principes ont également trouvé un écho dans la déclaration politique adoptée à l’issue de a conférence, qui indique en particulier que « la dissuasion nucléaire est fondée sur l'existence même du risque nucléaire, qui menace la survie de tous »Draft declaration of the third Meeting of States Parties to the Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons: “Strengthening our commitment to a world free of nuclear weapons amidst the rising global instability”, TPNW/ MSP/2025/CRP.4, 7 mars 2025.https://docs-library.unoda.org/Treaty_on_the_Prohibition_of_Nuclear_Wea….
Pour la période intersessionnelle qui s’ouvre, le groupe de travail sur l’universalisation sera coprésidé par l’Autriche, l’Uruguay et la Nouvelle-Zélande ; le groupe de travail sur l’assistance aux victimes et la remédiation environnementale continuera d’être coprésidé par le Kazakhstan et Kiribati, le groupe de travail sur la vérification sera coprésidé par la Malaisie et les Philippines et le point focal pour les questions de genre sera Malte. La première conférence d’examen du TIAN aura lieu du 30 novembre au 4 décembre 2026 à New York, sous la présidence de l’Afrique du Sud.


Troisième réunion des États parties au TIAN : délégitimer la dissuasion nucléaire
Bulletin n°129, mars 2025