Une doctrine nucléaire pour la Russie

Le 2 juin 2020, Vladimir Poutine signait l’oukase présidentiel n° 355 portant sur les « Fondements de la politique d’Etat de la Fédération de Russie dans le domaine de la dissuasion nucléaire », que les experts russes comparent volontiers, dans sa nature, à la Nuclear Posture Review. Ce « document de planification stratégique » de cinq pages et demie comprend 25 points structurés en quatre sections : I. Dispositions générales (points 1-8) ; II. L’essence de la dissuasion nucléaire (9-16) ; III. Les conditions du passage à l’emploi de l’arme nucléaire (17-20) ; IV. Les objectifs et fonctions des organes fédéraux du pouvoir d’Etat, des autres organes et organismes étatiques dans la réalisation de la politique de l’Etat en matière de dissuasion nucléaire (21-25).

Sa publication retient forcément l’attention alors que le débat va bon train depuis des années sur la doctrine nucléaire russe – un débat alimenté par l’intensification très nette depuis 2014 de la politique de signaux nucléaires (nuclear signaling) dans la politique extérieure de Moscou et les nombreuses prises de position du chef de l’Etat lui-même sur le sujetIsabelle Facon, « La communication dans le domaine de la ‘dissuasion stratégique’ : le cas de la Russie », Notes de la FRS, n° 23/2018, 19 décembre 2018 ; Isabelle Facon, Bruno Tertrais, « La Russie et l’emploi des armes nucléaires : le sens des propos de Vladimir Poutine lors de Valdaï-2018 », Notes de la FRS, n° 21/2018, 5 novembre 2018 ; Isabelle Facon, « Le ‘discours du 1er mars’ de Vladimir Poutine : quels messages ? », Notes de la FRS, n° 4/2018, 12 mars 2018., suscitant de nombreuses conjectures. Celles-ci se sont nourries de l’existence d’un document classifié de politique nucléaire annexé à la doctrine militaire, elle publique. En livrant à notre analyse les « fondements » de sa doctrine nucléaire, le pouvoir russe manifeste sans doute une volonté de réordonner les termes de ce débat en faisant preuve de transparence – sans pour autant dissiper toutes les ambiguïtés.

Evidences et confirmations

Le caractère défensif de la politique de dissuasion nucléaire, qui s’exerce « en permanence en temps de paix, en période de menace directe d’agression et en temps de guerre jusqu’au début de l’emploi de l’arme nucléaire » (point 11), est mis en avant (point 4). Le texte indique que les autorités russes voient l’arme nucléaire « exclusivement comme un moyen de dissuasion, dont l’emploi est une mesure extrême et forcée », la Russie mettant en œuvre tous les moyens possibles pour « réduire la menace nucléaire et ne pas laisser les relations inter-étatiques se dégrader au point de provoquer des conflits militaires, y compris nucléaires » (point 5). Il s’agirait ainsi de faire mentir les conjectures selon lesquelles la Russie pourrait être tentée d’entreprendre une agression en utilisant la menace d’un possible recours au nucléaire pour empêcher les Etats-Unis et l’OTAN d’utiliser tous les moyens disponibles pour repousser ladite agression (coercition nucléaire)Nikolai Sokov, « Russia Clarifies its Nuclear Deterrence Policy », Vienna Center for Disarmament and Non-Proliferation, 3 juin 2020, p. 2 ; Cynthia Roberts, « Revelations about Russia’s Nuclear Deterrence Policy », War on the Rocks, 19 juin 2020.. Le fait que la dissuasion stratégique, qui, dans le domaine militaire, revêt une composante nucléaire et une composante conventionnelle, soit mentionnée en substance, renvoie à l’élargissement de la palette d’options dont dispose Moscou, ce qui permet de supposer que les options nucléaires interviennent plus tard sur l’échelle de l’escalade.

L’Etat russe entend dissuader l’adversaire potentiel de réaliser une agression contre la Russie et (ou) ses alliés (point 4), cet adversaire devant comprendre le caractère inévitable de représailles (neotvratimost’ vozmezdiia ; point 9)L’adversaire doit avoir l’assurance que cette riposte causera des « dommages inacceptables » (nepriemlemyï ouchtcherb) à cet adversaire, quelles que soient les circonstances. Cette notion de « dommage inacceptable », déjà présente dans la doctrine militaire de 2014, dessine une « dissuasion par la punition », pour reprendre les termes du chercheur Nikolai Sokov, au terme de laquelle la Russie promet à l’attaquant des dommages excédant les gains escomptés (Ibid.).. Cela passe notamment par d’une part l’entretien au niveau minimal suffisant des moyens correspondants et leur disponibilité à l’emploi (points 15 e et j), d’autre part la manifestation de la préparation et de la détermination de la Russie à utiliser ces armements (point 10). Le potentiel agresseur est dissuadé par « l’indétermination quant à l’envergure, au moment et au lieu du possible emploi des forces de dissuasion nucléaire » (point 15).

La doctrine évoque l’identité du « potentiel agresseur » jugé le plus probable : la dissuasion nucléaire s’exerce à l’encontre d’Etats et de coalitions militaires qui voient la Russie comme un adversaire potentiel et disposent de l’arme nucléaire (ou d’autres armes de destruction massive) ou « d’un important potentiel de combat de forces conventionnelles » (point 13) – des termes qui renvoient aux Etats-Unis et à l’OTAN (cela permet, en passant, de préserver le partenariat stratégique avec Pékin). La liste des principaux dangers militaires qui, en fonction de l’évolution de la situation militaro-politique et stratégique, « peuvent évoluer en menaces militaires … et pour la neutralisation desquels est réalisée la dissuasion nucléaire » (point 12) va dans le même sens en reprenant la liste des griefs constamment formulés par Moscou à l’encontre des Occidentaux au cours de la dernière décennie : le déploiement par l’adversaire potentiel à proximité des frontières de la Russie ou de ses alliés de groupes de force conventionnelles au sein desquelles se trouvent des vecteurs pour l’arme nucléaire ; le déploiement par des Etats voyant la Russie comme un adversaire potentiel de systèmes de défense antimissile, de missiles de croisière et balistiques à moyenne et courte portées, d’armes de précision non nucléaires et d’armes hypersoniques, de drones de combat, d’armes à énergie dirigée ; la création et le déploiement dans l’espace de moyens antimissile et de frappe ; la possession par des Etats d’armes nucléaires et (ou) d’autres armes de destruction massive pouvant être employées contre la Russie et ou ses alliés, ainsi que leurs vecteurs ; la prolifération incontrôlée de l’arme nucléaire, de ses vecteurs, des technologies et équipements permettant de la produire ; le déploiement d’armes nucléaires et de leurs vecteurs sur le territoire d’Etats non nucléaires (point 12).

Cette liste frappe par la présence en nombre d’hypothèses prenant en compte des problématiques reliées à des armements non nucléaires : elle reflète ainsi la préoccupation maintes fois exprimée par Moscou sur le développement et le déploiement de technologies dont elle estime qu’elles mettent en cause au moins potentiellement la crédibilité de sa dissuasion nucléaire. Et les alliés des Etats-Unis sont prévenus en substance que l’accueil sur leur territoire de systèmes américains, nucléaires ou conventionnels (antimissiles, nucléaires – référence à la Pologne, FNI) fera d’eux des objets de la dissuasion nucléaire russe.

Nouveautés et ambiguïtés

A bien des égards, la doctrine nucléaire propose une approche de la dissuasion assez classique, et est en ligne avec les textes et prises de position officiels sur le sujet au cours des dernières années. L’énoncé général des conditions pouvant justifier l’emploi de l’arme nucléaire est similaire à celui des doctrines militaires de 2010 et 2014 (point 17), et la prédominance du « danger occidental » dans l’évaluation des menaces et la perception d’une mise en cause de la dissuasion russe par les évolutions technologiques, notamment américaines, sont confirmées. Cependant, les « fondements » apportent certaines précisions et… imprécisions.

Dans une certaine mesure, peut-être en lien avec la perception prégnante en Russie d’une forte dégradation de sa situation de sécurité internationale, le texte donne le sentiment d’un élargissement de la gamme des options dans lesquelles le recours au nucléaire peut être envisagé. (Cela peut aussi relever, il est vrai, d’un effet d’optique du fait de la quasi-absence, dans la période antérieure, d’indications détaillées et cohérentes sur la doctrine nucléaire russe). La formulation de la mention de dangers pouvant évoluer en menaces militaires apporte du flou (voir supra) ; pour certains experts, cependant, elle suggère que ces dangers ne sont pas des cibles de l’arme nucléaire russe, mais simplement quelles pourraient être ces cibles en cas d’aggravation de la situation stratégiqueA. Nikol’skiï, « Poutine outverdil spisok ousloviï dlia primeneniia iadernogo oroujiia » [Poutine approuve la liste des conditions d’emploi de l’arme nucléaire], Vedomosti, 2 juin 2020.. Le texte, parmi les « conditions déterminant la possibilité d’emploi de l’arme nucléaire », évoque l’obtention d’« informations fiables sur le lancement de missiles balistiques attaquant le territoire russe ou celui de ses alliés » (19 a). Cela amène certains à s’interroger sur la nature de ces missiles balistiques – nucléaires ou non ? stratégiques ou non ?, et renvoie de ce fait aux avertissements de la Russie sur le possible déploiement de missiles FNI américains à proximité de son territoire ou aux programmes américains de moyens de frappe conventionnelle à longue portée« Rousskie iadernye osnovy : mneniia ekspertov » [Fondements nucléaires russes : avis d’experts], russiancouncil.ru, 18 juin 2020. Cela dit, il convient de rappeler que comme dans la doctrine militaire de 2014, la doctrine nucléaire réserve l’emploi de l’arme nucléaire au profit des alliés au cas d’attaque contre eux à l’aide d’armes nucléaires ou autres armes de destruction massive (point 17).. Côté russe, des experts jugent que la posture de launch on warning que semble désigner cette même clause peut s’avérer plus déstabilisante à l’ère des armes conventionnelles à longue portée et des missiles hypersoniques, a fortiori sur fond de développement des défenses antimissiles américaines et des projets de déploiements militaires dans l’espaceDmitri Trenin, « Decoding Russia’s Official Nuclear Deterrence Paper », Carnegie Moscow Center, 5 juin 2020.. Il a beaucoup été noté, par ailleurs, que la réalisation par un adversaire d’une action sur les moyens russes assurant une riposte des forces nucléaires en cas d’attaque (point 19) évoque probablement une prise en compte de la menace cyber, notamment par rapport au NC3 (nuclear command, control and communications).

De plus, les « Fondements » éclairent au moins partiellement sur l’intérêt pour la Russie de se doter de nouveaux systèmes nucléaires exotiques pour assurer sa dissuasion (cf. le discours du 1er mars 2018) alors que sa triade stratégique, en cours de modernisation, paraît y subvenir largement. Pour certains experts russes, le développement de ces systèmes exotiques s’expliquerait par la notion d’inévitabilité des représailles, sous forme de « dommages inacceptables » quelles que soient les circonstances (point 9). Ces systèmes (notamment le drone sous-marin ou torpille autonome Poseidon, et le missile de croisière à propulsion nucléaire Burevestnik) seraient conçus pour donner corps à cette clause, même en cas de destruction par l’adversaire d’une partie du potentiel de frappe nucléaire principalIbid..

Le document n’offre pas une réponse claire à la question qui a suscité le plus de controverses, à savoir si la Russie est guidée par une doctrine d’escalade (nucléaire) pour la désescalade (d’un conflit dans lequel ses forces ne parviendraient pas à faire face), un point que la dernière Nuclear Posture Review prend pour acquis mais que mettent en doute nombre de spécialistes russes et occidentaux. La doctrine précise que si un conflit militaire devait survenir, le rôle de la dissuasion serait de « ne pas permettre une escalade des actions militaires et leur interruption selon des conditions acceptables pour la Fédération de Russie et (ou) ses alliés » (point 4). Certains experts russes regrettent cette formulation, qui, disent-ils en substance, donnera du grain à moudre à un certain public occidental, notamment aux « idéologues de la NPR-2018 »Ibid.. D’autres avancent que cette clause, figurant dans la section sur les « dispositions générales » et non dans celle sur les conditions d’emploi, signifie que « pour mettre fin au combat, la Russie s’appuie sur la puissance de la dissuasion nucléaire – les capacités correspondantes et le fait qu’elles soient opérationnelles – plutôt que sur l’emploi effectif des armes nucléaires », considérant ainsi qu’en publiant son oukase, le Kremlin « a officiellement répondu à la théorie de ‘l’escalade pour la désescalade’ ». Pour d’autres encore, cela pourrait désigner non pas l’emploi de l’arme nucléaire, mais le déploiement « expressif » de systèmes nucléaires à proximité d’un théâtre de conflitDmitri Trenin, Ibid.; Nikolai Sokov, op. cit.. D’aucuns relèvent que le terme auparavant employé (doctrine 2014) était « conditions favorables » (au lieu d’« acceptables » dans la doctrine 2020) à la Russie et considèrent en substance que ce choix d’adjectif suggère que la Russie ne se situe pas, comme le craignent de nombreux officiels et politologues américains, dans une logique d’escalate to winCynthia Roberts, op. cit..

Pourquoi maintenant ?

On peut enfin s’interroger sur le « timing » de la publication de cette doctrine – alors que la stratégie de sécurité nationale et la doctrine militaire, dont dérive, logiquement, la doctrine nucléaire, sont supposées être renouvelées à brève échéance. Après s’être montrée très démonstrative quant à son statut de puissance nucléaire et avoir cherché à stimuler une relance des négociations de maîtrise des armements stratégique et à y bénéficier d’une main plus forte en dramatisant les enjeux par la production de nouveaux systèmes nucléaires exotiques, la Russie veut clarifier les principaux termes de sa doctrine nucléaire – sans doute pour limiter le risque de s’enfermer dans un dilemme de sécurité (risque plus tangible depuis la publication de la NPR-2018). Mais le texte veut aussi poser le cadre d’un éventuel monde sans maîtrise des armements. Quand les autorités russes soulignent la possibilité d’amender la doctrine nucléaire si des facteurs externes ou internes influencent la situation de défense nationale (point 8), « l’adaptabilité [adaptivnost’] de la dissuasion nucléaire aux menaces militaires » étant l’un de ses principaux principes (point 15), elles intègrent visiblement les risques post-FNI. Les perspectives sombres de la prorogation du Traité New Start pèsent aussi. Pour Moscou, la maîtrise des armements constituait un vecteur de « contrôle » sur la posture et les moyens nucléaires américains. Elle alerte depuis plusieurs années sur ce qu’elle voit comme le délitement, sous la pression de la politique américaine (retrait du traité ABM en particulier), de cette architecture et la très grande préoccupation qu’elle en retire du point de vue de la stabilité stratégique puisque cette évolution la prive de leviers pour négocier sur les technologies qui, à son sens, sont de nature à miner la crédibilité de sa dissuasion. La publication de la doctrine nucléaire est peut-être, ainsi, une dernière cartouche dans l’effort de la Russie en vue de ramener l’administration américaine sur la voie de la maîtrise des armements en lui laissant entrevoir certaines des données d’un monde qui en serait privé. C’est sans doute aussi une démonstration de sa résolution à faire face à cette dernière hypothèse en ayant toutes les cartes en mains – en termes de moyens, de détermination, tout en introduisant une dose de communication et de transparence pour éviter d’aborder cette nouvelle ère dans des conditions de trop grande instabilité stratégique.

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