Vers l’acquisition d’une force de "dissuasion" japonaise en réponse à la montée des menaces nord-coréennes ?
Observatoire de la dissuasion n°45
Valérie Niquet,
juillet 2017
Les réactions japonaises au tir d’un missile nord-coréen survolant le Japon le 29 août 2017 sont significatives à deux titres. Elles témoignent de la montée réelle des menaces, mais aussi de la volonté de Tokyo de dramatiser cette montée des périls, avec notamment le déclenchement d’alarmes, des appels à se mettre à l’abri et la fermeture des écoles, pour accompagner un débat qui s’amplifie sur la dissuasion (au sens large : force de prévention, de préemption, de représailles…). Comme en 1998, lors du premier survol du territoire japonais par un missile nord-coréen, la Corée du nord pourrait servir de déclencheur de prises de décisions qui apparaissent comme de plus en plus nécessaires en matière de défense.
Une réelle montée des menaces
En 2016, le premier ministre Shinzo Abe avait déclaré qu’un « nouveau niveau de danger » (新たな競技) avait été franchi.Déclaration devant la commission des affaires politiques du PLD in James L. Schoff, David Song, « Should America Share the Spear with Japan ? », The Diplomat, 4 mai 2017. Au-delà de l’accélération du rythme des essais balistiques de la Corée du Nord, des progrès technologiques accomplis, notamment en matière de carburant solide, et du risque toujours présent d’un nouvel essai nucléaire, qui fait de la question coréenne selon Mattis une menace « claire et urgente pour tous », le territoire japonais est en effet dans une situation particulière. Non seulement il est entouré de puissances nucléaires et balistiques (Russie, Chine, Corée du Nord), mais il est également clairement désigné par Pyongyang comme une cible. Au printemps 2017, un tir groupé de quatre missiles nord-coréens, tombant dans la zone économique exclusive du Japon, avait été qualifié d’exercice contre les bases américaines dans l’archipelJustin Mc Curry, « Japan Fears the Once Distant Threat of North Korean Missiles is Becoming real », The Guardian, 14 août 2017..
Lors des dernières menaces sur Guam, la Corée du Nord a précisément nommé les trois préfectures potentiellement survolées par les missiles nord-coréens, dont Hiroshima et Okinawa, qui, pour des raisons historiques, sont fortement déterminées par les sentiments pacifistes et une opposition aux autorités centrales et au premier ministre Abe en matière de défense. Il s’agit en effet aussi pour Pyongyang, et la menace est très réelle, d’utiliser l’arme de la terreur pour tenter d’obtenir que Tokyo exerce sur Washington des pressions qui interdirait toute éventualité d’un recours à la force contre la Corée du Nord, ou même toute pression pouvant déboucher sur une crise majeure.
Au-delà de la Corée du Nord, la menace chinoise est également intégrée par Tokyo dans le calcul des moyens nécessaires à la défense. Le ministre de la défense Onodera a récemment rappelé que des missiles chinois étaient positionnés face au Japon« China has missiles that can reach Japan » in Tim Kelly et Nobuhiro Kubo, « As Nprth Korea Missile Threat Grows, Japan Lawmakers Argue for First Strike Option », Reuters, 8 mars 2017..
A ces menaces très concrètes, s’ajoute pour le Japon la crainte liée à la solidité de l’engagement des Etats-Unis, particulièrement depuis l’élection de Donald Trump. Les rencontres entre le Premier ministre Abe et le président américain, et les déclarations très fortes du secrétaire d’Etat à la Défense James Mattis sur l’engagement inconditionnel des Etats-Unis aux côtés du Japon n’ont pas pleinement rassuré la communauté stratégique japonaiseEntretiens, Tokyo, juillet 2017, Bureau du premier ministre (kantei), Ministère des Affaires étrangères et Ministère de la défense.. Celle-ci s’inquiète du caractère erratique et peu constant des choix présidentiels, notamment dans les relations avec la République populaire de Chine et du positionnement à l’égard de Pyongyang.
Enfin, en ce qui concerne les capacités, Tokyo prend également en compte les risques de saturation du système de défense antimissiles au-delà de trois tirs groupésItsunari Onodera in Vincent Ricci, « Le Japon réfléchit à la possibilité d’attaquer la Corée du Nord », dozodomo.com, 01-04-2017..
Les réponses possibles
A un premier niveau, la réponse de Tokyo est de renforcer les capacités de défense anti-missiles, avec notamment l’extension du système Aegis sur le territoire japonais, solution jugée la plus performante en termes de rapport qualité/coûtItsunari Onodera, in James L. Schoff, David Song, « Should America Share the Spear with Japan? », The Diplomat, 04-05-2017 et Joint Statement of the Security Consultative Committee, MOFA.go.jp, 17-08-2017..
Mais à un deuxième niveau, on constate une réactivation, avec un sentiment d’urgence accru, du débat sur l’acquisition d’une capacité de dissuasion autonome face à la menace nord-coréenne. Au mois de janvier 2017, le premier Ministre Abe avait déclaré devant la commission du PLD chargé d’examiner les réponses possibles à la menace posée par les missiles nord-coréens que « The decision to strike enemy launch sites when there is no alternative would fall under the category of self defense », donnant le ton des prises de position ultérieuresCité par « Japan Weighs Acquiring Cruise Missiles Amid Ongoing North Korean Provocations », 17 mai 2017..
Le 30 mars 2017, une commission du PLD ayant à sa tête Itsunari Onodera, qui a retrouvé son poste de ministre de la Défense au mois de juillet 2017, a rendu un rapport qui recommande aussi l’acquisition d’une capacité de riposte dissuasive自民党政務調査会、(commission des affaires politiques du PLD), 弾道ミサイル防衛のじゅそくかつ抜本的な許可に関する提言(Recommendation sur les possibilités de réponses rapides face aux missiles balistiques), https://jimin.ncss.nifty.com/pdf/news/policy/134586_1.pdf ; Général Yoshifumi Hibako, JSDF, « 日本は即応反撃力お整備しなければ北朝鮮のミサイルは発射は止まらない », (Les tirs de missiles nord-coréens ne s’arrêteront pas si le Japon ne se dote pas d’une force de contre-attaque), sankei.com, 19 mai 2017.. Certains parlementaires défendaient avant la publication du rapport, le développement de capacités nouvelles, autorisant des frappes contre les installations balistiques en Corée du Nord, avant tout tir effectifTim Kelly, Nobuhiro Kubo, op.cit.. Pour Hiroshi Imazu, parlementaire appartenant au PLD, Tokyo doit se doter des moyens de frapper les cibles à l’étranger et Itsunari Onodera a également déclaré que « neutraliser une base ennemie pour éviter le lancement d’une deuxième ou d’un troisième lancement (c’est à dire après une première attaque), ne serait pas considéré comme une frappe offensiveVincent Ricci, op.cit.. Quelques mois plus tard, le général Yoshifumi Hibako écrivait dans un article publié dans le journal conservateur Sankei que les capacités de dissuasion « punitives » (懲罰的な) du Japon étaient « inexistantes ».
Dans une rupture encore plus importante avec les réticences passées, la question de la dimension nucléaire de la dissuasion est également abordée, avec la remise en cause du principe de « non importation » qui fait partie des trois principes non nucléaires adoptés en 1967持たず、作らず、持ち込ませず (ne pas posséder, ne pas fabriquer, ne pas importer).. Cette position se rapproche de celle de la Corée du Sud, où le débat sur l’introduction d’armes nucléaires américaines existe depuis plusieurs années, avec un soutien de l’opinion publiqueGénéral Yoshifumi Hibao, op.cit..
Mais le débat sur la possibilité de frappes conventionnelles contre les bases ennemies (敵基地攻撃) n’est pas nouveau. Il remonte à 1956, lorsque le premier ministre Ichiro Hatoyama a défini trois conditions garantissant la constitutionalité de ces frappes dans le cadre de l’article 9Les trois conditions sont “une menace imminente d’attaque contre le Japon, les moyens utilisés doivent être sous le seuil minimum inévitable nécessaire pour défendre le Japon et uniquement si aucun autre moyen n’est possible » in James L. Schoff, David Song, « 5 Things to know about Japan’s Possible Acquisition of Strike Capabilities », Carnegieendowment.org, 14 août 2017.. La réactivation et les évolutions récentes sont déterminées par le contexte. Longtemps théorique, particulièrement pendant la guerre froide, le débat sur la nature et la possibilité de ces frappes est devenu plus concret et plus pressant avec la montée des menaces directes en provenance de Corée du Nord et – d’une manière moins immédiate - de Chine.
En matière de dissuasion, les termes utilisés demeurent toutefois peu précis (先制攻撃, frappes préventives ; ヘッドホンドスタート攻撃, headstart strike) et des échanges en la matière avec le Japon, portant sur la définition et la traduction précise des concepts, pourrait se révéler fructueux. Le débat porte non seulement sur la constitutionalité d’une éventuelle capacité de dissuasion, même conventionnelle, mais aussi sur le choix du moment : avant ou au moment du lancement d’un missile ennemi ? Après ou avant que le Japon ait été touché ? La question porte également, depuis le premier survol du territoire japonais par un missile nord-coréen en 1998, sur la détermination du caractère « imminent », d’une attaqueIdem..
Au mois d’août 2017, après une série de tirs d’essais nord-coréens, mais avant le survol du territoire japonais, le ministre de la défense Onodera avait confirmé que, constitutionnellement, le Japon avait le droit d’abattre un missile nord-coréenJustin Mc Curry, op.cit..
Toutefois, la répétition de ces déclarations, et le flou des débats, reflète la grande incertitude qui pèse encore sur les évolutions opérationnelles du Japon en la matière.
La question des moyens
Si le Japon est loin de disposer des moyens des évolutions envisagées, une partie du travail préparatoire de réflexion sur l’acquisition d’une capacité de frappe aurait déjà été effectué et un budget affecté à l’étude de la faisabilité de ce type de décisionEntretiens, Tokyo, Izawa Osamu, juillet 2017 et Japan Times, « Japan Weighs Acquiring Cruise Missiles Amid Ongoing North Korean Provocations », Japan Times, 5 juin 2017.. A la suite du survol du territoire japonais par le tir de missile nord-coréen du 29 août, le gouvernement a effectué une demande de budget supplémentaire pour un montant de 160 millions de dollars. 90 millions devraient être consacrés à l’acquisition de nouvelles capacités balistiques, dont la recherche concernant les missiles hypersoniques. L’argument utilisé demeure celui de la défense des îles lointaines….Tim Kelly, Nobohiro Kubo, « Japan Seeks Funds to Boost Missile Range Days After North Korea Missile Launch », Reuters, 31 août 2017.
En ce qui concerne les capacités, les débats portent sur le type de matériel. Une des éventualités envisagées à plusieurs reprises est celle de l’acquisition de missiles Tomahawk, au nom du renforcement de la défense des îles lointaines, à l’extrême sud de l’archipel des Ryukyu (Okinawa), en mobilisant des capacités basées sur l’île principale de Honshu. Ce type de capacité permettrait également d’atteindre le territoire nord-coréenTim Kelly, Nobuhiro Kubo, « As North Korea Missiles Threat Grows, Japan Lawmakers argue for first strike option », op.cit..
D’autres possibilités sont évoquées comme l’acquisition de missiles sol-air de précision à longue portée de nouvelle génération pouvant équiper la flotte de F-35A des forces d’autodéfense progressivement mise en place, sans qu’une décision définitive ait été adoptéeFranz-Stefan Gady, « Japan to Arm F-35 Joint Strike Fighter with Long-Range Stand-off Missile », The Diplomat, 29 juin 2017..
L’acquisition de capacités ISR renforcées, indispensables pour crédibiliser tout débat sur l’acquisition d’une capacité de frappe dissuasive, fait également partie des priorités du ministère de la défense et est mentionnée dans le budget 2017-2018. Cette priorité a également été rappelée dans le communiqué commun publié à l’issue de la réunion du comité consultatif nippo-américain sur la sécurité qui s’est tenu au mois d’août 2017Joint Statement of the Security Consultative Committee, MOFA.go.jp, 17-08-2017..
Au niveau institutionnel, l’acquisition de ce type de capacités dissuasives impose également une révision des lignes de conduite du programme de défense et du plan de développement des capacités de défense à cinq ans adoptés en 2013Japan Times, 05 juin 2017, op.cit..
Le cadre de l’alliance avec les Etats-Unis scrupuleusement respecté
Si la réflexion sur une capacité dissuasive au Japon s’est accélérée au cours des derniers mois, elle demeure contenue dans le cadre de l’alliance avec les Etats-Unis et déterminée par les évolutions de la relation avec Washington. Il s’agit pour Tokyo d’éviter toute rupture, dans la définition des menaces et des objectifs stratégiques, avec le protecteur américainEntretiens, Nobukatsu Kanehara, Kantei, Tokyo, mai 2017..
La priorité pour Tokyo est de garantir l’engagement des Etats-Unis aux côtés du Japon, jusqu’à la dimension nucléaire de la dissuasion élargieJustin Mc Curry, op.cit. Le Japon n’a pas participé à la conférence de l’ONU sur l’interdiction des armes nucléaires.. La commission consultative bilatérale sur la sécurité qui s’est réunie au mois d’août 2017 a également rappelé que l’alliance entre le Japon et les Etats-Unis constituait la « pierre angulaire » de la paix et de la sécurité en Asie-Pacifique et que la menace nord-coréenne constituait aujourd’hui une menace accrue, au premier rang des menaces communes prises en compte par Washington et TokyoOp.cit..
Mais si Tokyo s’inquiète – sans le déclarer officiellement - des errements de la stratégie américaine et du positionnement du président Trump sur les questions de la Corée du Nord et de la Chine, certains considèrent aussi que la crédibilisation des menaces nord-coréennes pouvant peser sur le territoire américain avec les essais de missiles intercontinentaux de l’été 2017 peut contribuer à renforcer l’engagement des Etats-Unis en limitant les risques de découplage.
Dans ce cadre, une partie au moins de la communauté stratégique au Japon est favorable aux démonstrations de force américaine, comme les frappes de missiles récentes contre la Syrie, qui constituent un avertissement pour la Corée du Nord, mais également pour la Chine et la RussieSankei.com, 19 mai 2017, op.cit..
L’une des évolutions envisagées, qui constituerait pour Tokyo une vraie rupture, et qui ne semble pas, à l’heure actuelle, soutenue par Washington, serait de renforcer les liens avec Washington sur le modèle de l’OTAN, en acceptant le principe du « nuclear sharing » sur le modèle européen des Etats non-nucléaires membres de l’OTAN, ce qui signifierait le déploiement d’armes américaines sur le territoire nipponIdem.. Si cette évolution ne semble pas d’actualité à Washington et si elle susciterait sans doute une très forte opposition dans l’opinion publique japonaise, elle a toutefois été évoquée dans un rapport rédigé par un expert républicainKeith Payne, John Foster Jr. et al., A new Nuclear Review for a New Age, National Institute Press, April 2017..
De fortes contraintes internes
Mais si le débat sur les questions de dissuasion – comme plus généralement celui sur les questions de défense – n’est plus un tabou, les réticences de l’opinion publique japonaise demeurent très importantes. Ces réticences sont en partie à l’origine de la chute dans les sondages de la popularité du premier ministre, alors même qu’aucune alternative crédible n’a pu émerger dans l’opposition. Au sein même du PLD (Parti libéral démocrate au pouvoir), des courants moins engagés sur les questions de défense tentent de s’imposer, soucieux de mieux suivre le positionnement essentiellement pacifiste de l’opinion publique. Ces courants s’organisent notamment autour de l’ancien ministre des affaires étrangères Fumio Kishida, qui se décrit lui-même comme une « colombe » face à un Shinzo Abe accusé d’être un fauconSankei.com, 19 mai 2017, op.cit..
Cette opposition limite la marge de manœuvre du Premier ministre, qui oscille par ailleurs entre accorder la priorité à une réforme de la constitution, aboutissant à une reconnaissance de l’existence des forces d’autodéfense, ou à la mise en place des moyens permettant l’acquisition d’une capacité dissuasiveIdem..
En la matière, la montée des menaces en provenance de Corée du Nord ne peut que jouer un rôle positif dont le gouvernement peut tirer parti pour favoriser une nouvelle évolution de l’opinion publique et une accélération des prises de décision.