Les Émirats arabes unis ne sont le plus souvent vus que par la lorgnette de Dubaï, la ville champignon de la finance, du pétrole et des plaisirs. En Europe, et le plus souvent en France, on sait très peu de chose de ces micro-États qui se traduisent dans l’imaginaire collectif par les photos de Princes du désert venant dépenser un peu de leur immense fortune dans les casinos de la Côte d’Azur ou dans les magasins de la place Vendôme. L’image très négative en France du Qatar – qui n’appartient pas à la fédération – est venue troubler la perception de l’opinion publique qui voit dans ces « nouveaux riches » les financiers des salafistes, de Daech et autres jihadistes.

Pourtant il serait fort utile d’ouvrir la focale et de porter un regard un peu plus attentif envers un pays devenu à la fois un allié, un client et un fournisseur parmi les plus importants du monde. L’implantation de la base interarmées à Abu Dhabi, en remplacement de l’historique situation de Djibouti est le symbole fort de ce lien.

Que sait-on de ces petits pays dont l’indépendance remonte à 1971, et dont Nada Mourtada-Sabbah, John W. Fow et Mohammed Al-Mutawa disent qu’il s’agit d’un « syncrétisme entre capitalisme et tradition »Nada Mourtada-Sabbah, John W. Fox et Mohammed Al-Mutawa, « Le syncrétisme entre capitalisme et traditionalisme dans le Golfe arabe », in Maghreb-Machrek, n° 187, printemps 2006, pp. 7-27. ? En réalité peu de choses. Seuls les marins ou les lecteurs de livres d’aventures se souciaient de la « côte des pirates » – qui dit bien ce qu’elle voulait dire – ou de la « côte de la perle », l’autre nom plus pacifique et commercial de cette zone faite de petits émirats à peine appuyés sur un arrière-pays étroit et supposé arriéré.

Comme pour l’Arabie saoudite, le Koweït, Bahreïn et le Qatar, la découverte du pétrole fut pour ces pays une divine surprise. Sortant de la situation précaire du commerce sous contrôle britannique, ces pays se retrouvèrent à la tête de fortunes colossales souvent privatisées par les princes qui les gouvernaient.

Cette manne fut utilisée par les uns et les autres avec plus ou moins de bonheur et de talent. À cet égard, les Émirats arabes unis (EAU) représentent une éclatante réussite.

Une histoire récente brève :

La liberté fut rendue à la Côte de la perle par les Britanniques en 1971, ce qui fait d’eux les pays les plus tardivement décolonisés avec les territoires portugais d’Afrique (1975). Cependant, le modèle de contrôle britannique relevait plus du protectorat que de l’administration directe comme aux Indes.

L’hégémonie britannique date de 1819-1820 ; date à laquelle l’empire britannique considéra qu’il était indispensable à la sécurité de la route des Indes de prendre le contrôle des zones côtières du Golfe arabo-persique. Les activités des pirates étaient certes une activité nuisible au commerce, mais surtout il s’agissait d’abord de ne plus payer les taxes de transit exigées par les petits émirats et enfin d’interdire aux autres puissances l’accès à cette zone même si, après la chute de Napoléon, les concurrents étaient encore rares (l’empire Ottoman notamment, dont on craignait la « descente » vers le Golfe et les tentations russes vers l’Iran au moment où ces derniers commençaient à coloniser l’Asie centrale et le Caucase).

Les Britanniques prirent alors le prétexte d’une agression du cheikh Al-Qasimi de Sharja, qui attaqua imprudemment des bâtiments anglais qui refusaient de payer les droits de douanes, pour prendre le contrôle de la zoneJames Onley, « L’empire britannique informel dans le Golfe (1820-1971) », in Maghreb-Machrek, n° 187, printemps 2006, pp. 102-104.. À l’issue d’un raid de rétorsion de la flotte des Indes qui ravagea toute la Côte, les Britanniques (la gestion fut confiée au gouvernement de la Vice-royauté des Indes, le Raj) imposèrent un Traité général qui imposa la domination des forces de sa Majesté impériale sur le Golfe et ses espaces maritimes. Ce traité fut suivi de plusieurs autres (1835, 1843) qui furent considérés par les Britanniques comme ceux de la « trêve maritime », jusqu’à la « trêve maritime perpétuelle » de 1853 ; appellation qui donna lieu au nom générique désormais utilisé pour ces pays : « les États de la trêve » ou Trucial States et, pour la région, la « Côte de la Trêve ». Un peu plus tard, Bahreïn (1869) et le Qatar (1916) furent associés à cet ensemble.

Dans ce schéma, le gouvernement de sa Majesté garantissait la sécurité, assurait l’interface entre les différents États signataires et jouait un rôle de médiateur. En parallèle, il signait des accords particuliers avec chacun des États, comme ils furent signés aussi avec Oman (Sultanat de Mascate) et le Koweït (1899, séparé de l’Irak)Ibid., pp. 103-104.. La caractéristique principale de la Pax Britannica sur ces pays fut que l’empreinte laissée par l’empire fut extrêmement faible et « réduite aux acquêts » comme on dirait d’un contrat de mariage. Ce contrat était en réalité passé avec les grandes familles compradores qui contrôlaient ces petits espaces essentiellement dédiés au commerce (ou, auparavant, à la piraterie)Les Qawasim, les Bani ka’ab, les al-Khalifa, les Al-Sabah, les Al-Maktoum, les Al-Nahyan, les Al-Naïm, etc.. Les Britanniques assuraient les relations internationales (jusqu’à interdire tout accord signé sans leur autorisation), la sécurité et la médiation des États de la trêve et rien de plus. Ce qui fait dire à Uzi Rabin que « quelle que soit la taxinomie appropriée, les États du Golfe relevèrent d’une catégorie différente de celle des protectorats britanniques et autres États protégés dans les autres régions du monde »Uzi Rabin, « La puissance britannique dans le Golfe : de la genèse au retrait de 1971 », in Maghreb-Machrek, n° 205, automne 2010, p. 129.. Ces pays restèrent maîtres de leur politique interne, économique, sociale et de l’éducation. Ce qui fit qu’en 1971, ils accusaient un vertigineux retard dans le développement humain. Le flot de pétrole et son coût à partir de 1973 et la guerre du Kippour, et l’enrichissement colossal qui s’en suivit, allaient entraîner une marche forcée vers la croissance dont la population profita, y compris par défaut (avant que ne se mettent en place de véritables politiques publiques).

En 1961, le Koweït obtint son indépendance – à la grande fureur des IrakiensPour lesquels ce pays représentait la 19ème province et avait été indument séparé du pays par les Anglais. Le Premier ministre Qassim revendiqua instantanément le Koweït. Saddam Hussein saurait se resservir de cette affaire vingt ans plus tard. Rappelons aussi que l’Iran considère Bahreïn comme sa « 14ème province ». Ce pays a été revendiqué par les gouvernements iraniens successifs (1927, 1957, 1971, et depuis, régulièrement sous le régime théocratique). – suivi ensuite par le groupe de 1971.

Ce groupe, qui n’était pas du tout satisfait du départ des Britanniques qui leur assuraient une sécurité confortableLe souverain d’Abu Dhabi, Cheikh Zayed bin Sultan Al-Nahyan, proposa de financer lui-même la présence militaire britannique dans le Golfe (12 millions de livres !) in James Onley, « La politique de protection. Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXème siècle », Maghreb-Machrek, n° 204, été 2010, p. 32., était constitué des sept pays initiaux de la Trêve auxquels avaient été adjoints Bahreïn, le Qatar – Oman étant à part. Les négociations commencèrent pour trouver des « habits » juridiques et une structure acceptable par les différentes parties et surtout pour savoir qui la dirigerait. Mais en 1967, le gouvernement britannique annonça le retrait unilatéral des forces d’Asie et du Golfe. Aden, elle-même était abandonnéeAprès un effort infructueux pour créer la « Fédération des Émirats arabes du Sud » de 1959 à 1967 après l’abandon du statut de Colonie de la Couronne (Crown Colony.) et Chypre demeurait la pointe orientale avancée du dispositif stratégique du Royaume-Uni. Cet abandon brutal modifia considérablement les négociations en cours avec les parties prenantes. En août et en septembre 1971, Bahreïn et le Qatar annoncèrent unilatéralement leur indépendance. Les sept initiaux restaient donc seuls pour réussir leur intégration. Six s’unirent en 1971 ; le septième, Ras Al-Khaïma adhéra en 1972. Le modèle fédéral fut choisi avec le cheikh d’Abu Dhabi comme président et celui de Dubaï comme adjoint.Uzi Rabi, op. cit., p. 137.

En réalité, les Britanniques ne se retirèrent pas totalement du Golfe car ils se soucièrent des successions des États de la zone – jusqu’à les provoquer dans le sens qui leur convenait – et intervinrent dans la réduction de la guérilla communiste du Dhofar en Oman pendant la première moitié des années 1970. Par ailleurs, si les pays de la Trêve avaient abandonné leurs quelques possessions de l’autre côté du Golfe sur la terre iranienne en raison du partage implicite qui s’était opéré par la tutelle britannique (qui, elle, continua de contrôler le port de Boucher), cela n’empêcha pas l’Iran de revendiquer un certain nombre d’îles et îlots considérés comme terres iraniennes (ainsi que Bahreïn) mais avec un effet immédiat. Ainsi les îles grande et petite Tumb et Abu Moussa furent-elles prises par l’Iran – entraînant des tensions et un contentieux grave entre les émirats naissants et l’Iran.

Ce sont donc des États neufs, et notamment l’État des Émirats arabes unis (EAU), qui émergèrent de 150 ans de domination britannique. Ils allaient devoir apprendre à gérer la sécurité, les relations internationales, leur incroyable richesse et un monde nouveau qui s’ouvrait avec ses tentations mais aussi ses menaces, car le mélange explosif d’un océan de pétrole dans un tout petit espace géographique en faisait des proies faciles pour les prédateurs. Ils allaient aussi se découvrir des capacités d’influence facilitées par les pétrodollars, et devoir assumer un rapport nouveau à la modernité où le poids de la tradition (musulmane bien sûr et ethnologique) aller se heurter aux aspirations économiques et sociales d’une jeunesse en devenir.

Il est vrai qu’en France et ailleurs dans le monde, on a tendance à voir les émirats comme une oasis de paix et de croissance. Ils échappent aux suspicions d’une influence radicale attribuée au Qatar, ou aux accusations d’archaïsme faites au très grand voisin saoudien. Koweït et Bahreïn étant considérés comme des États soit faibles soit trop petits pour jouer un rôle significatif.

Pourtant il est essentiel de s’interroger sur l’avenir des EAU. L’investissement politique et stratégique français est majeur dans ce pays. Un accord de défense contraignant lie les deux pays (voir annexes) et les intérêts économiques réciproques sont considérables.

Au plan externe, les tensions militaires dans le Golfe sont bien connues. Les révolutions et autres mouvements politiques arabes ont fortement secoué la région. La déstabilisation de l’Irak depuis 2003 et désormais la guerre civile irakienne pèsent lourdement pour un avenir pacifié.

Mais il faut s’interroger sur les conditions externes de la stabilité des émirats. Ce pays est constitué d’un ensemble complexe qui mêle les éléments les plus avancés de la modernité, l’insertion la plus parfaite dans la mondialisation et un entrelacs de superstructures traditionnelles faites de hiérarchies, d’allégeances et de réseaux qui puisent leur « raison d’être » dans l’histoire profonde de la région.

« Étudier les alliances tribales qui, dans les EAU, conduisirent à une union fédérale en 1971, implique aussi de considérer la dynamique des deux principaux regroupements tribaux » notaient Mourtada-Sabbah, Fox & al-Mutawa « les Bani Yas d’origine yéménite, et les al-Qawasim originaires du Golfe. Les principes segmentaires servirent à bâtir la fédération des EAU à partir des groupements tribaux et gisent, d’une manière évidente sous l’actuelle transformation du CCG en une union politico-économique plus puissante. En 1971, la rivalité ou compétition traditionnelle entre les émirats, et au sein de chacun d’eux, fut mise de côté pour l’avantage mutuel dans la fédération des EAU. Les avantages l’emportèrent sur les inconvénients qu’il avait à abandonner des apparences d’autonomie. »Nada Mourtada-Sabbah, John W. Fox et Mohammed Al-Mutawa, op. cit., p. 19.

Les premières années de l’indépendance furent donc marquées par un marchandage permanent, mais au fil du temps, la prééminence d’Abu Dhabi s’imposa. La crise économique et financière de 2008 brisa l’ultime velléité d’autonomie d’une Dubaï ruinée et sauvée par la Fédération. Il n’en demeure pas moins que la centralisation accrue du pouvoir au profit d’Abu Dhabi n’empêcha pas le maintien de disparités locales fortes, au contraire. Frauke Heard-Bey parle de « frères inégaux »Frauke Heard-Bey, « Les Émirats arabes unis : l’État et la nation dans une société traditionnelle », in Maghreb-Machrek, n° 187, p. 118..

Le chapitre de Victor Gervais fait bien apparaître à la fois l’évolution politique et institutionnelle des EAU et les dichotomies et divergences dans ce qui reste fondamentalement une association d’États. Ces disparités peuvent se retrouver jusque dans les questions de défense et de relations internationales – notamment dans les relations avec la périphérie proche.

La question de l’islam radical est bien sûr au centre des sociétés. Les influences radicales cherchent à progresser en exploitant le fond traditionnel culturo-religieux et les contradictions que peuvent faire émerger la mondialisation capitalistique et son cortège de libertés, notamment dans les mœurs. Ainsi les EAU développèrent-ils une opposition forte à l’expansion des Frères musulmans (et leur vision universaliste de l’islam) puis aux diverses formes du radicalisme armé ou jihadisme (Al-Qaïda et ses épigones, jusqu’à Daech). Cette opposition, comme le fait apparaître le chapitre de Philippe Gunet, se traduit par une politique étrangère active, anti-Frères puis anti-jihad.

Les déséquilibres émiriens se traduisent aussi en matière démographique. Youssef Courbage démontre la fragilité démographique de la fédération : « un “pays” excentré, où les Asiatiques non arabes dominent avec plus de 6,5 millions d’habitants, laissant les Arabes (non-nationaux) très loin derrière avec un peu plus de 1,2 million et les Émiratis encore plus loin en troisième position avec 1,1 million ». Ces chiffres sont à mettre en perspective avec ceux du Qatar : 250 000 Qataris environ, pour 2,5 millions d’habitants. Les disparités sont également très fortes en matière de densité et de peuplement. Abu Dhabi, Dubaï et Sharjah accueillant le plus gros de la population. Or ces distorsions sont susceptibles de peser dans la perspective de l’après-pétrole. Quelle politique d’insertion devient encore possible quand le déséquilibre est si fort ?

Tous les pays du Golfe connaissent à un niveau ou à un autre, de façon plus ou moins apparente, des difficultés sociales et politiques. Le « Géant » saoudien doit faire face aux désirs d’une population jeune et qui aspire à l’ouverture ; aux menaces du radicalisme ; au modèle de la rente pétrolière et aux limites de son modèle de pouvoir. Le Koweït est confronté à sa population étrangère sans statut (les Bidouns) tout comme le Qatar ; Bahreïn est sous haute surveillance avec un pouvoir minoritaire sunnite contrôlant peu ou prou la majorité chiite. Le Yémen est détruit pour une durée indéterminée. Seul Oman semble tirer son épingle du jeu, à condition que la succession du monarque actuel se fasse en souplesse.

Aujourd’hui, seuls les Émirats apparaissent en capacité structurelle de mettre en œuvre une politique de l’après-pétrole, fondée non pas seulement sur l’immobilier et le commerce, comme l’avait fait Dubaï, et dont la fragilité fut révélée par la crise économique et financière, mais sur un véritable plan d’innovation visant à placer les EAU et Abu Dhabi en particulier dans le groupe des pays technologiques à l’imitation de Singapour. C’est à partir d’un programme très ambitieux fondé sur l’éducation et la « société du savoir » que les émirats envisagent d’aborder l’après-pétrole.Pierre de Charentay, « Les Émirats arabes unis : des gratte-ciel sur le sable », Études 2016/4 (avril), p. 28.

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