Les évolutions actuelles de la scène salafiste en Égypte

Le contexte politique égyptien a récemment connu deux transformations importantes et brutales : le 25 janvier 2011, qui a entraîné une ouverture sans précédent du champ politique incitant les salafistes à sortir de leur quiétisme traditionnel pour y conquérir des positions, et le 30 juin 2013 qui a eu pour conséquence l’exclusion de l’ensemble des forces islamistes – à l’exception du principal parti salafiste, le parti Nour – hors du même champ politique. Les conditions existant actuellement en Égypte rendent donc malaisée l’estimation de l’ampleur de l’influence salafiste sur la société. Lors des élections de 2011-2012, qu’ils ont disputées sous la bannière d’une unique coalition salafiste, ils ont su capter les suffrages de près d’un électeur sur quatre, et occuper 25 % des sièges au Parlement. Mais il est difficile d’établir aujourd’hui des projections basées sur ces résultats historiques, du fait des déchirements qui traversent désormais cette famille politique et du désaveu rencontré par le projet politique islamiste dans son ensemble, tant il est vrai que les six mois d’existence d’un Parlement dominé par les islamistes (janvier-juin 2012 ; aux 25 % des sièges occupés par les salafistes, il faut ajouter les 47 % revenant aux Frères musulmans) puis l’année qu’a duré la présidence de Mohamed Morsi, ont déçu nombre de supporters de l’islam politique, et radicalisé ses opposants.

Les dernières élections législatives (octobre-novembre 2015) ont été boycottées par la quasi-totalité des forces politiques islamistes, la plupart d’entre elles se trouvant de toute façon dans l’incapacité matérielle de faire campagne du fait de la répression qui s’abat sur elles depuis l’été 2013. Quasiment seul rescapé du désastre, le parti Nour – naguère deuxième force politique du Parlement derrière les Frères musulmans avec 112 sièges à l’Assemblée du peuple – n’a obtenu que 11 élus. Ces mauvais résultats doivent cependant être relativisés par le fait que le mode de scrutin – contrairement à ce qui s’était passé en 2012 – désavantageait cette fois-ci ce parti. Les quatre cinquièmes des sièges étaient en effet pourvus au scrutin uninominal, contre un tiers seulement en 2012, sur lesquels le parti Nour avait alors d’ailleurs sous-performé. Surtout, le cinquième des sièges attribués au scrutin de liste l’ont été cette fois-ci selon le système du winner takes all : l’Égypte avait été divisée en quatre circonscriptions électorales, et la liste arrivée en tête dans chaque circonscription s’y voyait attribuer la totalité des sièges. Or, le parti Nour s’est classé second dans l’une des deux seules circonscriptions où il avait constitué une liste, celle représentant le Nord-Ouest du pays (cette liste est même arrivée en tête dans le gouvernorat de Matrûh), même si les règles électorales ne lui ont pas permis de traduire ces résultats en sièges au Parlement. Enfin, le parti Nour a cette fois-ci fait campagne sans aucun allié, seul représentant des forces politiques islamistes participant à ces élections. Il est donc impossible de savoir quel est aujourd’hui en Égypte le poids des autres organisations salafistes, dont le parti Watan, issu d’une scission du parti Nour en janvier 2013 et qui n’a jamais affronté le verdict des urnes depuis lors. Il paraît cependant certain qu’une grande partie des électeurs islamistes ont préféré boycotter le scrutin que de voter pour le parti Nour, accusé d’avoir trahi l’islam politique en se ralliant à un régime honni. Un des candidats de ce parti a d’ailleurs été assassiné dans le Nord-Sinaï, et un autre blessé dans la région de Zagazig, au cours de la campagne électorale.

La mouvance salafiste a d’abord crû dans l’ombre – dans la discrétion ou la clandestinité – et dans le refus – quiétiste ou violent – de la politique, avant de faire brusquement irruption sur la scène politique dans le contexte d’ouverture consécutif à la révolution de janvier 2011. L’expérience du pouvoir – sous la présidence de Mohamed Morsi – puis de la chute et de la répression, à partir de l’été 2013, ont par la suite conduit à une division fondamentale du monde salafiste égyptien : le parti Nour – qui avait dans un premier temps dominé sans partage sa famille politique – se voit désormais très isolé dans sa politique d’acceptation de la reprise en main du pays par l’armée, tandis que le reste de la mouvance se trouve traversée par de nombreux déchirements tant sur le plan des méthodes que sur celui des objectifs.

D’une discrète expansion quiétiste à une spectaculaire politisation

Il est de coutume de faire remonter l’histoire du salafisme égyptien à 1926, année de création de l’association Ansâr al-sunna al-muhammadiyya (« Partisans de la tradition prophétique »), bien que celle-ci se soit toujours cantonnée à l’animation d’un courant purement intellectuel, prêchant un islam quiétiste éloigné de toute activité politique. Si elle a sans doute préparé le terrain à l’émergence d’organisations salafistes de masse, elle n’en est pas directement à l’origine, ces organisations apparaissant en fait durant les années 1970, à la faveur de la contestation de la politique de Sadate, qui se répand particulièrement en milieu étudiant, dans un contexte d’ouverture politique limitée et de recul des organisations et idéologies d’inspiration socialiste ou nationaliste. Le courant islamiste a profité de ce contexte pour se placer à la tête du mouvement de contestation étudiant. Dans un premier temps, la principale organisation islamiste égyptienne, celle des Frères musulmans, qui peinait alors à se remettre de deux décennies de répression étatique, n’a pas été en mesure de contrôler les mouvements islamistes étudiants. Ceux-ci prenaient alors la forme d’« organisations islamiques » (Jamâ‘ât islâmiyya), présentes dans toutes les universités du pays et dominant rapidement l’Union des étudiants. Ce sont des membres de ces organisations, étudiants à la faculté de médecine de l’université d’Alexandrie, qui fondent en 1977 une « école salafiste », devenue à la veille de la révolution de 2011 la principale organisation salafiste du pays, sous le nom de Prédication salafiste (Da‘wa salafiyya). Dès le départ, les salafistes d’Alexandrie s’opposent aux Frères musulmans sur les plans tant religieux que politique. En matière de religion, ils prônent une stricte orthopraxie, irriguant l’ensemble de la vie quotidienne du croyant, et se réfèrent à une vision de l’islam inspirée du théologien médiéval Ibn Taymiyya et du wahhabisme saoudien, là où les Frères musulmans puisent à la source du réformisme du 19e siècle (Al-Nahda) et même – du temps de leur fondateur Hasan al-Bannâ – de la tradition soufie. Au niveau politique, les salafistes privilégient une stratégie bottom-up : la réislamisation de la société est à leurs yeux une condition préalable à l’avènement de l’État islamique, qui viendra la parachever, alors que les Frères musulmans s’inspirent du modèle léniniste de conquête du pouvoir politique et de reconstruction révolutionnaire de l’État.

Mais la lutte entre les deux principales organisations islamistes égyptiennes sera appelée à demeurer souterraine jusqu’aux lendemains de la révolution de 2011. À partir de la fin des années 1970, alors que le régime de Sadate renoue avec les pratiques répressives afin de reprendre en main les universités, une autre opposition déchire le camp de l’islam politique : au sein des Jamâ‘ât islâmiyya, certains étudiants font le choix de la modération et aspirent à combattre le système avec des armes légales – ceux-là rejoindront les Frères musulmans au tournant des années 1980 –, tandis que d’autres, en particulier dans les universités de Haute et Moyenne-Égypte, se radicalisent et entrent dans la voie de la contestation violente, puis de la lutte armée et du terrorisme. La guerre menée par ces Jamâ‘ât islâmiyya radicalisées contre l’État égyptien se prolongera jusqu’à la fin des années 1990, et fera de nombreuses victimes, en particulier dans les rangs de la communauté copte, mais aussi parmi les touristes visitant l’Égypte. Elle se conclut par une défaite quasi-totale des radicaux, qui finissent par renoncer officiellement à l’action violente depuis leurs cellules de prison au cours de l’année 2003. Durant toute cette période néanmoins, l’on parle très peu de salafisme, les terroristes de ces années-là étant perçus davantage comme des qutbistes – du nom d’un théoricien radical issu des Frères musulmans et exécuté en 1966, Sayyid Qutb – que comme des salafistes. Par ailleurs, leur combat demeure pour l’essentiel national et les oppose à l’État égyptien, et ils se tiennent pour la plupart à l’écart de la mouvance jihadiste internationaliste qui commence à s’organiser dans les années 1990 autour d’Al-Qaïda.

Enfin, un troisième courant salafiste se développe à partir des années 1980, sous une forme moins organisée que ses concurrents, autour de quelques sheikhs prêchant dans des quartiers populaires du Caire. Influencée elle aussi par la pensée de Sayyid Qutb, cette tendance est davantage politisée que la Prédication salafiste, et ses sheikhs appelleront à manifester contre le régime de Moubarak dès le 28 janvier 2011 (alors qu’il faudra attendre le 8 février pour que la Prédication salafiste autorise ses membres à se joindre aux manifestants). Cependant, mis à part les anciens combattants repentis des Jamâ‘ât islâmiyya, aucun de ces courants salafistes ne cherche à créer un parti politique dans la période précédant la révolution. Mais dans le contexte d’ouverture politique consécutif au renversement de Moubarak, et à la faveur de la réforme de la loi des partis du 28 mars 2011, ces mouvements réputés quiétistes se lancent dans la création de partis politiques, la seule exception notable étant Ansâr al-sunna, demeurée fidèle à son apolitisme traditionnel. Le premier parti salafiste autorisé, dès le 12 juin 2011, est le parti Nour (« la Lumière »), émanation de la Prédication salafiste. Les salafistes du Caire créent à leur tour un parti politique, le parti Fadîla (« la Vertu »), qui laisse rapidement la place au parti Asâla (« l’Authenticité »). Enfin, les Jamâ‘ât islâmiyya saisissent l’occasion qui leur est enfin offerte de réaliser leur projet – né dans les prisons à la fin des années 1990 – de créer un parti : le parti de la Construction et du Développement (PCD). L’implantation géographique de ces partis reflète celle de leurs organisations-mères respectives : le parti Nour est extrêmement puissant à Alexandrie et à Damiette, alors que le PCD dispose de bases solides en Moyenne-Égypte, et que le parti Asâla est essentiellement présent au Caire. Lors des législatives de 2011-2012, les trois partis forment une coalition, nettement dominée par le parti Nour, qui aligne 610 candidats, soit 85 % du total des candidats de la coalition, contre 45 pour le PCD et 40 pour le parti Asâla. Ensemble, ils conquièrent 25 % des voix, et la même proportion de sièges à l’Assemblée nationale, constituant ainsi en moins d’un an la deuxième force politique du pays, derrière le parti Liberté et Justice (PLJ) des Frères musulmans (37 % des voix).

L’union des forces politiques du salafisme s’avère pourtant de courte durée. Lors des élections présidentielles qui suivent, en mai-juin 2012, alors que le parti Asâla se range derrière le candidat des Frères musulmans Mohamed Morsi, le parti Nour et le PCD décident de rallier son principal rival dans le camp islamiste, ‘Abd Al-Mun‘îm Abûl Futûh, longtemps chef de file de l’aile réformiste – modernisatrice et libérale – au sein des Frères musulmans, avant d’être exclu de l’organisation à l’été 2011. Outre les salafistes, Abûl Futûh est soutenu par les islamistes modérés du Wasat, ainsi que par plusieurs figures de l’opposition séculière. Au second tour, l’ensemble des forces salafistes se regroupe néanmoins derrière la bannière de Mohamed Morsi, et soutient ensuite son expérience au pouvoir.

La trajectoire du parti Nour : de l’hégémonie à l’isolement

Quelques mois plus tard cependant, de nouvelles fissures se font jour au sein du camp salafiste. En janvier 2013, en effet, le parti Nour est victime d’une scission menée par son dirigeant ‘Imâd al-Dîn ‘Abd al-Ghafûr, qui rejette la tutelle de la Prédication salafiste sur le parti. Il emmène avec lui une grande partie des cadres de l’organisation, dont une vingtaine de ses anciens députés, pour fonder le parti Watan (« la Patrie »). Ce schisme illustre les tensions opposant la logique religieuse – de laquelle relève l’organisation-mère de la Prédication salafiste – et la logique politique de laquelle se réclament les fondateurs du nouveau parti. Cette tension avait traversé le parti Nour depuis les commencements, menant finalement à son éclatement 18 mois à peine après sa création. À cette époque, en effet, la Prédication salafiste se sent de plus en plus menacée par les Frères musulmans, craignant que ces derniers n’abusent de leur position à la tête de l’État pour marginaliser leurs principaux rivaux dans le champ religieux. Après avoir défendu et obtenu un renforcement de la place de la sharî‘a dans la constitution adoptée en décembre 2012 (cf. infra), les dirigeants de la Prédication salafiste considèrent qu’ils n’ont plus rien à gagner dans la poursuite de leur collaboration avec les Frères musulmans, et envisagent un retrait du parti Nour par rapport aux affaires gouver­nementales. Une partie des cadres et dirigeants du mouvement, ‘Abd al-Ghafûr en tête, refusent de rompre leur association avec le pouvoir, et préfèrent provoquer une scission en créant le parti Watan.

Le parti Nour entre alors dans une opposition de plus en plus franche aux Frères musulmans. Dans un premier temps, ses dirigeants tâchent de le présenter comme une force de médiation entre le pouvoir islamiste et l’opposition libérale. Mais en février 2013, alors que la polarisation entre ces deux camps prend une tournure de plus en plus dramatique, le ministre de l’Environnement Khâlid ‘Alam al-Dîn et le conseiller du président Basâm al-Zarqâ’ démissionnent, entérinant la fin de la participation du parti Nour au régime des Frères musulmans. Dans les mois qui suivent, l’opposition séculière appelle à des élections présidentielles anticipées et à l’intervention de l’armée contre les Frères musulmans – les manifestations du 30 juin 2013 étant organisées en soutien à ces revendications –, et le parti Nour s’enhardit à son tour, allant jusqu’à réclamer la formation d’un gouvernement de technocrates chargé d’organiser les prochaines élections législatives (le Parlement élu durant l’hiver 2011-2012 ayant été dissous par la Cour constitutionnelle quelques jours avant l’élection de Mohamed Morsi). Cette revendication indique qu’ils n’ont alors plus aucune confiance en leurs anciens alliés, et craignent que ces derniers ne cherchent à utiliser l’administration pour truquer les élections à leur avantage. Finalement, lorsque l’armée destitue le président Morsi le 3 juillet 2013, après quatre jours de manifestations monstres contre le pouvoir des Frères musulmans, le parti Nour décide de se rallier au coup d’État et de devenir la caution islamiste du nouveau régime. Ce faisant, ses dirigeants cherchent non seulement à éviter d’être à leur tour victimes de la répression étatique, mais espèrent également remplir le vide politique causé par l’effondrement des Frères musulmans. Durant cet été 2013, ils apparaissent comme des faiseurs de rois, opposant leur veto à la nomination de Mohamed El-Baradeï comme Premier ministre. Ils refusent néanmoins de participer au gouvernement.

Suite à ces événements, plusieurs prêcheurs salafistes – notamment liés à l’école du Caire – décident de revenir à leur quiétisme traditionnel, et une partie des membres de la Prédication salafiste sont également tentés par cette stratégie. Le parti Nour choisit néanmoins de participer aux discussions entourant la révision de la Constitution, afin de défendre – comme il l’avait fait en 2012 – le caractère islamique de l’État. Néanmoins, son unique représentant parmi les cinquante membres composant la commission de réforme de la Constitution – nettement dominée par les forces séculières – ne parvient pas à défendre les concessions que son parti avait imposées aux Frères musulmans en 2012. Notamment, l’article 219, qui précisait le corpus juridique islamique définissant le contenu de la sharî‘a, et l’article 4, qui accordait à l’institution islamique d’Al-Azhar un rôle consultatif sur toutes les questions relatives à la sharî‘a abordées par le Parlement, sont supprimés. Combinées avec l’article 2 – que personne en Égypte ne remet sérieu­sement en cause – ces deux articles avaient pour objectif de forcer les juges à transcrire la sharî‘a dans le droit positif.

D’une portée essentiellement symbolique, l’article 2 existe dans sa formulation actuelle depuis 1980 et fait des principes de la sharî‘a la source principale du droit. Néanmoins, la jurisprudence a depuis longtemps neutralisé la portée de cet article, en distinguant entre « principes absolus » de la sharî‘a, extrêmement restreints, et principes non-absolus pour lesquels le juge s’estime incompétent. En 2012, dans la commission cons­tituante dominée par les islamistes, les salafistes avaient fait pression pour introduire de nouveaux articles forçant la main des juges. Ils avaient d’abord tenté de modifier la formulation de l’article 2 pour en retirer le terme « principes », mais leurs alliés Frères musulmans craignaient de détruire ainsi le fragile consensus entourant cet article depuis les années 1980. Ils avaient alors réclamé que l’avis d’Al-Azhar soit obligatoire pour les questions religieuses, ce que la formulation de l’article 4 avait finalement amoindri en consacrant un rôle uniquement consultatif à cette institution. Enfin, ils avaient demandé – et obtenu sous la forme de l’article 219 – à ce que référence soit explicitement faite aux quatre écoles juridiques de l’islam sunnite, afin de contraindre les juges à se référer à ce corpus juridique plutôt que de se déclarer incompétents en matière religieuse. Les articles 4 et 219 avaient alors provoqué la fureur de l’opposition, qui était descendue dans les rues, et avait appelé à boycotter le référendum constitutionnel de décembre 2012.

La révision constitutionnelle de 2014 revient donc sur ce que le parti Nour – et l’ensemble du camp salafiste avec lui – considérait comme des avancées importantes dans la mise en place d’un État islamique en Égypte. En outre, la révision de 2014 constitutionnalise l’interdiction de fonder un parti sur une base religieuse. La portée de cette disposition doit néanmoins être relativisée, du fait qu’elle existait déjà dans la loi des partis depuis 1977, et avait été limitée par la jurisprudence, qui refusait d’envisager la légalisation d’un parti comportant uniquement des musulmans, ou uniquement des chrétiens. De ce fait, cette disposition n’avait pas empêché la création du PLJ, ni des différents partis salafistes en 2011, à partir du moment où quelques chrétiens acceptaient de rejoindre leurs rangs. Cependant, dans l’ambiance suivant la chute des Frères musulmans, plusieurs forces séculières espèrent que la constitutionnalisation de cette disposition contraindra les juges à faire preuve de moins de mansuétude à l’égard des partis islamistes. Après l’adoption de la nouvelle constitution – en janvier 2014 – plusieurs plaintes ont ainsi été déposées visant la dissolution du parti Nour et de plusieurs autres partis islamistes, toutes ayant été rejetées par les tribunaux. À l’heure actuelle, le seul parti dissous par décision de justice depuis juin 2013 a été le PLJ, et encore était-ce au motif de ses liens avec l’organisation des Frères musulmans, et non pas sur la base de la nouvelle disposition constitutionnelle.

Au moment de la révision constitutionnelle néanmoins, beaucoup d’observateurs pensent que le parti Nour est menacé dans son existence par cette disposition, et que non-content de n’avoir pas su empêcher l’abrogation des articles visant à l’islamisation du droit, celui-ci venait de voir sciée la branche à laquelle il s’accrochait. Malgré toutes ces déceptions, les dirigeants du parti décident d’appeler à voter en faveur de cette constitution, qui fut adoptée par 98 % des électeurs mobilisés. Les consignes du parti Nour – pas plus lors du référendum constitutionnel de janvier que lors des présidentielles de mai 2014 lors desquelles le parti soutient la candidature de Abdel Fattah al-Sissi – semblent néanmoins avoir eu peu d’effet sur ses électeurs. En effet, lors de ces deux élections, les gouvernorats qui avaient le plus massivement voté pour la coalition salafiste en 2011 et pour Abûl-Futûh en 2012 (en particulier le gouvernorat de Matrûh à l’Ouest et celui du Nord-Sinaï à l’Est) sont ceux qui se sont le plus franchement abstenus. À partir de cette date, il apparaît de plus en plus clairement que les salafistes du parti Nour sont doublement isolés : au sein du camp islamiste, ils sont décriés comme des traîtres ayant soutenu un coup d’État dirigé contre l’islam politique, et au sein des soutiens du nouveau régime, ils apparaissent comme un reliquat du règne de Morsi dont le maintien dans le paysage politique relève pratiquement de la fraude, et constitue en tout cas une anomalie qu’il conviendrait de rapidement corriger.

De fait, lors des élections législatives d’octobre-novembre 2015, le parti Nour se trouve privé d’alliés : les forces séculières lui dénient toute légitimité – voire souhaitent sa disparition –, et les derniers mouvements islamistes ne soutenant pas les revendications des Frères musulmans – le parti du Courant égyptien, le parti Égypte puissante de Abûl-Futûth et depuis l’été 2014 le parti Wasat – appellent à boycotter ces élections. Plus grave peut-être, le parti Nour est en quelque sorte pris au piège : trop fort, il justifierait que des mesures politiques soient prises contre lui, et trop faible il serait condamné à la disparition. L’isolement du parti Nour lui interdit de toute manière à la fois d’espérer un report des voix en sa faveur sur les sièges pourvus au scrutin majoritaire (quatre sièges sur cinq), et d’obtenir le moindre élu au scrutin de liste, du fait de la règle du winner takes all qui prévoit que dans chacune des quatre circonscriptions créées pour l’occasion, la liste ayant obtenu la majorité des voix rafle l’ensemble des sièges. Les plus importantes forces politiques s’étant coalisées dans la liste pro-gouvernementale « pour l’amour de l’Égypte », les salafistes n’ont aucune chance de battre cette coalition dans des circonscriptions aussi étendues, et ne présentent d’ailleurs des listes que dans deux d’entre elles. Le parti Nour décide en conséquence de concentrer ses forces dans les quelques circonscriptions gagnables (il ne présente d’ailleurs que 164 candidats pour les 448 sièges pourvus au scrutin uninominal), et finit par n’obtenir qu’une douzaine de députés, tous élus dans son bastion historique de la banlieue alexandrine.

Une mouvance éclatée entre la tentation de la lutte armée et celle de l’acceptation du fait accompli

En juillet 2013, les autres forces salafistes condamnent le coup d’État, et beaucoup de leurs membres prennent la rue aux côtés des Frères musulmans, occupant les places Rab‘a et Nahda, et réclamant le rétablissement de Mohamed Morsi dans ses fonctions présidentielles. Suite à la dispersion sanglante du sit-in de Rab‘a, causant plus d’un millier de morts en une journée dans les rues du Caire, la plupart des forces islamistes – y compris le PCD, le parti Asâla, le parti Watan et le Front salafiste (cf. infra) – se rallient à « l’Alliance de soutien à la légitimité » créée par les Frères musulmans. Bien que ces organisations n’aient jamais été formellement interdites par la justice, la répression qui s’abat sur elles (plusieurs de leurs membres sont alors tués ou emprisonnés) les empêche de fonctionner au grand jour, et contraint une grande partie de leurs cadres à l’exil ou à la clandestinité.

Carrie R. Wickham a montré dans son dernier ouvrage consacré à la Confrérie que celle-ci a toujours souffert de divisions internes en période de répression, puisque cette dernière sanctionne l’échec de la stratégie de la direction et renforce à la fois ses tendances les plus radicales et les plus modérées : les partisans de la lutte armée et ceux de l’ouverture aux forces politiques non-islamistes. La stratégie traditionnelle de l’appareil frériste – faite d’un mélange de fermeture sur l’appareil et de légalisme formel – est dans ces moments-là violemment dénoncée comme la cause des échecs à répétition de l’organisation, périodiquement victime de la violence d’État. Il semblerait qu’un même phénomène soit aujourd’hui observable chez ses alliés, dont le plus important est – depuis la défection du parti Nour en février 2013, puis du parti Wasat à l’été 2014 – le parti Construction et développement. Ainsi, alors que ‘Abûd al-Zumar, l’un des dirigeants historiques des Jamâ‘ât islâmiyya – impliqué en son temps dans l’assassinat d’Anouar al-Sadate – appelle à une totale réconciliation avec l’État http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2016/07/egypt-gamaa-islamiyya-zumar-reconciliation-sisi-brotherhood.html, un autre de ses dirigeants – responsable du massacre de Louxor en 1997 – est tué par un drone américain en Syrie http://weekly.ahram.org.eg/News/16134/17/Al-Gamaa-Al-Islamiya--Limits-and-reach.aspx. Cette organisation demeure en fait cohérente avec la ligne adoptée en 2003 : devant l’impossibilité de combattre le régime égyptien les armes à la main, elle cherche à revenir dans le jeu politique légal dans son pays d’origine, tout en développant son organisation internationale afin de s’impliquer aux côtés du Front al-Nosra et d’Ahrâr al-Shâm en Syrie, et des Murabitûn affiliés à Al-Qaïda en Libye http://weekly.ahram.org.eg/News/16134/17/Al-Gamaa-Al-Islamiya--Limits-and-reach.aspx. Les rumeurs récurrentes d’une défection de leur principal allié indiquent que les Frères musulmans n’ont probablement pas su ménager sur le long terme l’Alliance de soutien à la légitimité, au sein de laquelle ils seraient d’ailleurs de moins en moins impliqués.

Quant aux salafistes révolutionnaires, ils se sont divisés à l’été 2013 entre soutiens de Mohamed Morsi et partisans d’une troisième voie entre les militaires et les Frères musulmans. Inorganisée, cette tendance est apparue dans le sillage de la révolution du 25 janvier. Ainsi, en octobre 2012, un rassemblement de salafistes indépendants baptisé le Front salafiste annonce la création d’un nouveau parti, le parti du Peuple, qui vise à prendre en charge les intérêts de groupes sociaux abandonnés par les autres partis islamistes : les ouvriers et paysans, mais aussi les minorités ethniques (Nubiens, Siwis). La tendance salafiste révolutionnaire englobe et dépasse cependant largement le Front salafiste, et s’est cristallisée essentiellement autour de la figure du sheikh Hâzim Abû Ismâ‘îl. Avocat de formation, ce dernier s’est d’abord engagé chez les Frères musulmans – dont il a été le candidat malheureux lors des législatives de 1995 et de 2005 – avant de s’en éloigner pour prêcher sa vision de l’islam sur les chaînes satellitaires salafistes. Il est une des premières personnalités salafistes à rejoindre la place Tahrîr en janvier 2011, et se déclare candidat à la présidentielle dès le mois de mai de la même année. Son intransigeance face à l’armée, et sa présence aux côtés des manifestants lors des événements de la rue Mohamed Mahmûd en novembre 2011, lui confèrent une aura importante auprès de la jeunesse révolutionnaire. Il incarne un salafisme révolutionnaire, soucieux de justice sociale et de transmission du pouvoir aux civils tout en réclamant l’application immédiate de la sharî‘a.

Plusieurs organisations de jeunesse – au fonctionnement extrêmement souple et infor­mel – s’agrègent bientôt autour de la personnalité d’Abû Isma‘îl, telles que les Hâzimûn (« les Déterminés ») ou encore les Ahrâr (« les Libres »). Ces organisations reprennent les codes des organisations de la jeunesse révolutionnaire, et vont même chercher une partie de leur inspiration auprès des supporters de football ultras. Suite à l’annulation de la candidature d’Abû Isma‘îl par la commission électorale du fait de l’acquisition de la citoyenneté américaine par sa mère, les salafistes révolutionnaires se font de plus en plus intransigeants. En avril 2012, ils organisent un sit-in dans le quartier de ‘Abbasiyya, devant le siège du Conseil supérieur des forces armées, qui assume les pouvoirs exécutifs en cette période de transition. À peu près seuls à participer à cet épisode – qui causera une dizaine de morts dans leurs rangs – ils acquièrent alors la conviction d’être désormais les derniers révolutionnaires authentiques. Très critiques tant vis-à-vis des Frères musulmans que du parti Nour, ils n’en soutiennent pas moins la Constitution de 2012. À la même époque, un parti politique est fondé sous l’égide d’Abû Isma‘îl, le parti Raya (« le Drapeau »). Celui-ci n’aura pas le temps d’obtenir une reconnaissance légale, puisqu’il est emporté par la chute des Frères musulmans ; dès le 4 juillet 2013, Abû Isma‘îl est emprisonné, privant ses troupes de leur leader charismatique. Les salafistes révolutionnaires se divisent alors, la majorité manifestant en faveur de Mohamed Morsi sur la place Nahda, tandis qu’une minorité – conduite par le mouvement des Ahrâr – tente d’organiser une troisième voie et appellent à manifester sur la place du Sphinx. Suite à la dispersion violente de ces différents rassemblements, les salafistes révolution­naires se lancent dans une agitation sporadique, notamment sur les campus universitaires, aux côtés des jeunes Frères musulmans les plus radicaux.

Enfin, ce panorama de la famille salafiste ne serait pas complet sans mentionner la mouvance jihadiste, demeurée marginale en Égypte malgré la présence et l’activisme sur son sol de Mohamed al-Zawahiri, le frère du leader d’Al-Qaïda. Ce courant salafiste n’a réussi son implantation en Égypte que dans un contexte régional extrêmement particulier, celui du Nord-Sinaï, où il a su se greffer sur le mécontentement d’une population laissée en marge de la vie nationale depuis la restitution de la péninsule à l’Égypte en 1982. L’organisation Ansâr bayt al-maqdis (« Les partisans de Jérusalem ») apparaît ainsi pour la première fois au grand jour en juin 2010, à l’occasion de la revendication du sabotage du gazoduc reliant l’Égypte à Israël. Dans le sillage de la révolution, et après treize attaques organisées par ce groupe contre le gazoduc, le contrat de vente de gaz égyptien à Israël est annulé par la justice à l’été 2012. Le groupe jihadiste passe alors à la vitesse supérieure en s’attaquant aux positions de l’armée dans le Nord-Sinaï (massacre de Rafah en août 2012). Suite au coup d’État du 3 juillet 2013, les jihadistes du Sinaï prennent la tête d’une véritable insurrection armée contre l’État et ses symboles, appuyée par des campagnes d’attentats et d’assassinats ciblés dans plusieurs villes du Canal et du Delta, frappant même à l’occasion au cœur de la capitale. À l’été 2014, Ansâr bayt al-maqdis proclame son allégeance au Califat de Abû Bakr al-Baghdâdî, avant de devenir officiellement « province du Sinaï » de l’État islamique.

Conclusion

La stratégie participationniste du parti Nour l’a affaibli à tel point que le parti discute aujourd’hui publiquement de la possibilité de geler l’activité de ses députés et de boycotter les élections locales à venir http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2016/09/nour-party-salafists-egypt-parliament-withdrawal.html. En plus d’un an de présence au Parlement, ses élus se sont surtout montrés actifs lorsqu’il s’agissait d’essayer de contrer l’adoption de lois qu’ils estimaient contraires à la sharî‘a, comme la nouvelle législation sur la construction de lieux de cultes chrétiens, ainsi que celle augmentant les peines encourues pour la pratique de l’excision. De fait, Stéphane Lacroix estime que depuis la scission du parti Watan, le parti Nour est devenu une simple extension de la Prédication salafiste, une sorte de lobby défendant les intérêts de l’organisation-mère dans le champ politique, et qui n’a plus grand chose d’une organisation partisane autonome. En outre, la posture participationniste de ce parti n’a semble-t-il pas permis d’apaiser les tensions entre le camp séculier et le camp islamiste, et les polémiques entourant l’éventuelle interdiction de partis religieux, tout comme celles ayant trait aux attitudes à adopter envers les chrétiens, ressurgissent régulièrement dans l’espace public égyptien.

En passant ainsi extrêmement rapidement – 18 mois – de l'ombre à la lumière, les salafistes égyptiens ont fait un apprentissage accéléré de la vie politique, de la création de partis à la fréquentation des ministères, en passant par l'organisation de campagnes électorales et l'acculturation au parlementarisme. Ce faisant, ils ont été amenés à faire des choix qui ont creusé les divisions dans leurs rangs. Le brutal contrecoup de l'été 2013 les a alors pris par surprise et laissés sans repères ni direction commune. Les diverses voies empruntées depuis lors – ralliement au nouveau régime, opposition en exil, agitation révolutionnaire ou internationalisation dans la lutte armée – ont mené les salafistes à différentes impasses : isolement au Parlement, figuration à l'ombre des encombrants Frères musulmans, dissolution dans les rangs de la jeunesse révolutionnaire ou dispersion sur différents fronts militaires étrangers aux intérêts des Égyptiens, chacune des stratégies adoptées semble déboucher sur la marginalisation. Ce constat d'échec ne doit cependant pas masquer la profondeur des racines plantées par ce courant dans la société au cours des décennies passées. Il y a cinq ans, les salafistes égyptiens ont surpris l'ensemble des observateurs par leur popularité et leur cohésion. Si cette dernière a depuis lors volé en éclat, la première ne s'est pas pour autant totalement dissipée, et du fait de l'affaiblissement conséquent des Frères musulmans, les salafistes égyptiens pourraient bien compter à l'avenir parmi les principaux bénéficiaires d'un éventuel assouplissement du jeu politique.

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