Introduction

Née pendant la guerre civile libanaise, la Résistance portée par le Hezbollah s'est inscrite dans le sillage de la résistance sadriste qui avait mobilisé la communauté chiite alors en proie à la domination des zuamas et au mépris de l'État central. Ainsi réactualisé, cet appel à la Résistance formulé par le Hezbollah ne s'adressait plus aux « déshérités » (mahrumîn) chers à l'imam Sadr, mais aux mustad'afîn, ainsi que le stipulait la « lettre ouverte aux opprimés » (Al-Risâlat Al-Maftûha ila Al-Mustad’afîn) qui annonçait la formation officielle du Hezbollah en 1985. Cette terminologie, puisée dans le Coran et largement reprise dans le lexique révolutionnaire iranien, est intéressante à relever pour comprendre cette réactualisation de la Résistance proposée par le Hezbollah, dans la mesure où elle induit un état temporaire sur lequel on peut agir, et introduit donc l'option d'une résistance active. Cette résistance active que revendique le Hezbollah depuis sa formation est multi-sectorielle et multi-dimensionnelle. Elle s'exerce d'abord, tant du point de vue chronologique que du point de vue des priorités de l'organisation, dans le secteur militaire à travers la Résistance islamique au Liban (RIL) (al-muqâwama al-islamiyya fi Lubnan), qui s'est formée en 1982 avec l'aide logistique, financière et organisationnelle des Pasdaran pour combattre l'armée israélienne qui venait d'envahir le Liban. Elle s'exerce ensuite dans les secteurs social et politique à travers l'organisation du Hezbollah qui est venue s'adjoindre à la RIL dès 1985 pour la renforcer, voire la préserver, en développant toute une ingénierie sociale et en investissant l'espace politique.

Différents termes sont mobilisés pour traduire ces différents secteurs dans lesquels s'objective cette Résistance : la muqâwama est associée au secteur militaire, la mumana'a au secteur politique, et le sumûd au secteur social. Mais au-delà de ces différenciations sectorielles qu'ils traduisent, ils introduisent également des différenciations en termes de valeur, de mode d'action, de destinataires et d'espace-temps. Dans la langue française, le terme résistance possède plusieurs valeurs, (tantôt « positive », tantôt « négative », tantôt « nulle ») que l'on retrouve dans son étymologie puisqu'il est formé à partir du préfixe re-, qui indique à la fois le caractère réactif, itératif et augmentatif du verbe sistere, qui recouvre, quant à lui, l'idée générale d’« être debout ». Dans la langue arabe, Roger Nabaa relève les mêmes nuancesNABAA Roger, « Israël et la fin de la "pureté des armes" », Esprit, n° 369, « Que devient la guerre au Proche-Orient ? », novembre 2010, pp. 139-150. et leur traduction par des termes différents : la muqâwama traduirait une résistance positive, la mumana'a une résistance négative, et le sumûd une résistance nulle. Seules la muqâwama et la mumana'a traduisent une résistance active.Nous laissons ici de côté le terme de sumûd, qui renvoie davantage à une résistance passive. Le sumûd, de sâmada, n'est pas construit sur le schème فاعَلَ mais sur le schème, plus courant, فعل (fa'ala – du verbe faire), qui n'indique pas la présence d'un tiers : il n'y a donc pas forcément d'interaction. Contrairement aux deux autres concepts de résistance, qui induisent une dynamique « positive » ou « négative », cette résistance-là n'indique pas une dynamique mais un état stable, nul, qui peut être (comme le zéro) positif ou négatif. La résistance sumûd relève donc d'une force statique et intériorisée. En cela, le sumûd serait plus proche du concept de résilience que de celui de résistance. Construites sur le schème فاعل (faa'ala – signifiant « faire faire »), qui exprime un rapport de force entre deux entités (qâwama/mana'a), elles relèvent donc d'une interaction tantôt positive, tantôt négative.

Ainsi, en tant que « résistance positive », la muqâwama est porteuse d'une revendication et s'exerce sous une forme offensive, tandis que la mumana'a, qui suggère l'idée d'une « résistance au négatif », se manifeste sous la forme de l'obstruction voire de la protestation, et adopte une forme défensive. La première consiste ainsi à « se mettre debout », « se dresser » devant l'ennemi, quand la seconde incite à « entraver » ses projets, à « mettre en échec » ses objectifs, à « l'empêcher de réaliser » ses buts. Autrement dit, la première s'opposerait davantage aux acteurs, et la seconde davantage à leurs actions. Quelle que soit leur valeur, il s'agit donc toujours de résister à un autre, mais le rapport à cet autre est différencié : alors qu'en situation de muqâwama, le destinataire est déjà à l'intérieur et il faut se lever (qâma) pour le repousser, dans le cas d'une résistance mumâna'a, le destinataire est à l'extérieur et il faut l'empêcher (mâna') de rentrer. De même, quand la muqâwama se projette dans l'avenir, mue par un objectif positif, libératoire, à atteindre, la mumâna'a, elle, ne se projette pas dans l'avenir dans une perspective de délivrance : elle cherche tout juste à le préserver. Aussi, la mumâna'a convoque davantage sinon un retour, du moins une conservation (statu quo), qu'une projection dans le temps. De fait, muqâwama et mumâna'a ne s'inscrivent a priori pas nécessairement dans une même territorialité, ni dans une même temporalité.

En cela, la projection de la résistance armée du Hezbollah en Syrie est problématique du point de vue du système Résistant qu'il prétend incarner : la déterritorialisation inédite de la Résistance islamique a mis en tension sa muqâwama, qui, jusque-là dirigée contre un ennemi unidimensionnel plus ou moins partagé (Israël), à partir du territoire national, avait fait son succès. En empruntant les attributs de la mumana'a, cette réactualisation de la muqâwama pose problème au-delà du fait qu'elle sert à préserver un régime syrien dont le destin mêlé avec le Liban a été contesté, et dont l'existence même est contestée. Elle pose aussi problème en ce qu'elle consacre une confusion des résistances, induite par le surinvestissement du secteur politique qu'a opéré le Hezbollah en 2005-2006 lorsque la tutelle syrienne sur le Liban a pris fin, ne garantissant ainsi plus la certification de la muqâwama, et lorsque cette dernière est apparue suffisamment dissuasive pour mettre en veille le front Sud et imposer un statu quo à la frontière libano-israélienne. Ce processus, que d'aucuns ont considéré comme le signe d'un transfert d'une résistance muqâwama vers une résistance mumana'a, montre en fait davantage l'interdépendance qui s'est nouée entre la muqâwama et la mumana'a. Cette interdépendance qui s'est manifestée en 2008 lorsque le Hezbollah a investi militairement l'espace politique domestique, et qui a d'ailleurs été inscrite dans la nouvelle charte politique dont le Hezbollah s'est doté en 2009, complexifie le modèle résistant qu'il prône et éventuellement sa reproduction dans l'après-guerre syrienne.

Bien qu'elle fasse encore l'objet de négociations, pour ne pas dire de marchandages, en particulier entre la Russie, l'Iran et la Turquie, la zone d'Idleb constitue un enjeu primordial pour le régime syrien : sa reconquête doit marquer la victoire définitive de Damas face aux rebelles islamistes qui y sont encore retranchés.Plusieurs dizaines de milliers de combattants du Tahrir al-Cham, de Ahrar al-Cham, et de l’Armée syrienne libre (ASL) y seraient retranchés ; d'après L'Orient le Jour, 18 janvier 2018. Aussi, s'interroger sur le Hezbollah après Idleb revient à s'interroger sur le devenir du Hezbollah une fois la victoire de Damas assurée et, partant, la muqâwama préservée. Dans cette perspective, il faut d'abord replacer cette interdépendance stratégique qui lie aujourd'hui le Hezbollah et le régime syrien dans le temps relativement long de leurs relations, car c'est en partie à travers elle que s'est structuré le modèle résistant du Hezbollah. Ce sera l’objet de la première partie. Dans la deuxième partie, nous verrons quelles sont les modalités de l'engagement de la RIL en Syrie, comment le Hezbollah la légitime en mobilisant le mode défensif de la mumana'a et quels sont les effets perceptibles de cet engagement en termes de mobilisation et d'hégémonie du Hezbollah dans son espace domestique. La troisième partie abordera la position de la RIL sur la scène régionale et ses investissements ou relations avec les théâtres d’opérations en Palestine, au Yémen ou en Irak. Il y sera également question des conséquences, sur le Hezbollah, de la tension régionale irano-saoudienne et de la position anti-iranienne du gouvernement américain. L’étude se conclura sur quelques éléments de prospective mettant en avant des lignes de faille et les enjeux qui s’annoncent dans un avenir proche.

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