Liban : le leadership politique face au salafisme

Introduction

Le Liban, déjà en crise politique en 2011, souffre toujours plus sur les plans socio-économique, sanitaire et politique de la crise syrienne. Même dans le cas improbable d’une résolution à moyen terme du conflit syrien, ces conséquences sont susceptibles de perdurer et de changer graduellement le visage du pays. Néanmoins, sur le plan sécuritaire, force est de constater que les débordements de la crise syrienne au Liban sont restés relativement limités, comparé à la violence massive de l’autre côté de la frontière.

L’habilité libanaise pour éviter des débordements va à l’encontre de toutes les attentes des acteurs politiques internationaux, ainsi que de celles des chercheurs sur les guerres civiles.Voir à ce titre : Tine Gade, « Limiting violent spillover in civil wars: the paradoxes of Lebanese Sunni jihadism, 2011–17 », Contemporary Arab affairs, 2017, Vol. 10, No. 2, pp. 187-206. Publié en ligne le 27 avril 2017. Cette note de recherche fait l’hypothèse que si le calme au Liban est tout relatif, il est aussi le résultat de mécanismes de contrôle politique et social bien établis, et notamment les liens entretenus par les notables et leaders communautaires avec la population. Comme nous le savons, le modèle consociatif libanais fait de ces élites des « champions communautaires » et des médiateurs entre leurs communautés et l’État libanais : porte-paroles, responsables de négociations intercommunautaires et régula­teurs de conflits intercommunautaires. Les leaders doivent en effet composer avec les radicaux de leurs communautés et « contrôler » leurs « rues politiques ».

A travers le cas de la communauté sunnite libanaise, cette note de recherche analyse dans une première partie l’essor de l’extrémisme sunnite, le salafisme djihadiste. Dans une seconde partie, nous nous pencherons sur les mécanismes de contrôle et d’interaction entre la jeunesse urbaine pauvre et les notables sunnites, et plus parti­culièrement la question des mécanismes communautaires. Il s’agit là de comprendre dans quelle(s) mesure(s) ces mécanismes existant de manière similaire dans les communautés chiite, maronite et druze, expliquent l’adaptation de l’État libanais face à la crise syrienne.

Nous démontrerons que contrairement aux études décrivant les islamistes comme constituant une menace à la stabilité libanaise et à la cohésion nationale,Alia Ibrahim, « The Pope’s Visit and Tripoli’s Big Loss », Al-Arabiyya, 15 septembre 2012, https://english.alarabiya.net/views/2012/09/15/238112.html. Rabih Hassan, « The Beirut Bombings and the Islamic State’s Threat to Lebanon », Combating Terrorism Centre at West Point, 15 décembre 2015. ces derniers ne sont pas forcément dogmatiques ; au contraire, ils s’adaptent et s’intègrent à la réalité locale. Souvent très enracinés dans le tissu social local et familial, comme médiateurs et/ou régulateurs de conflits,Janine Clark, « Islamist Women in Yemen. Informal Nodes of Activism », In Islamic Activism. A Social Movement Theory Approach, Dir. Quintan Wiktorovicz, 164–184. Bloomington, Indiana University Press ; Pall Sultan. Salafism in Lebanon. Local and Transnational Resources, thèse de doctorat, Université d’Utrecht, 2014 ; Virginie Collombier, and Olivier Roy (dir.). Tribes and Global Jihadism, London, Hurst, 2017, à paraître. les islamistes sont aussi pragmatiques : les intérêts privés, communautaires, politiques et familiaux peuvent aussi aisément prendre le pas sur l’élément religieux.

1 – Le salafisme au Liban : entre affirmations ‘scientifiques’ et réalités sectaires

Si l’islamismeL’islamisme est un mouvement politique contemporain qui conçoit l’islam comme une idéologie et un système politique. Olivier Roy, L’échec de l’Islam politique, Paris, Seuil, 1992, p. 9. existe au Liban depuis les années 1940, le salafisme fut importé dans les années 1990 par une génération d’étudiants en théologie de Tripoli, dans le nord-ouest du pays, sur la côte, qui se rendirent à l’université islamique de Médine dans les années 1980.Cette partie est tirée de Tine Gade, « Liban : les paradoxes du salafisme jihadisme levantin », Moyen Orient, 33, Janvier 2017, pp. 56-61. Ce mouvement vers la Ville sainte de l’islam se mit en place après l’expulsion d’Égypte de la Ligue arabe en 1981, suite à laquelle Le Caire interrompit ses aides destinées aux étudiants libanais à Al-Azhar : l’Arabie saoudite proposa des bourses de substitution. Au terme de leurs études, les jeunes diplômés retournèrent à Tripoli et, les poches remplies de pétrodollars, établirent des instituts d’enseignement de la charia.

Si certains de ces derniers se réclament de la ligne « madkhaliste » (suivant le sheikh saoudien Rabi‘a al-Madkhali) refusant toute action partisane, ils prennent des positions politiques contre le Hezbollah et le chiisme politique. Être salafiste au Liban veut en effet dire autre chose que dans le contexte saoudien – où le salafisme est religion d’État et où les clercs jouissent d’une autonomie considérable vis-à-vis des princes. Les salafistes du Pays des Cèdres, dépendants d’un financement externe, sont en effet contraints d’adapter de manière pragmatique leurs messages idéologiques aux demandes des bailleurs potentiels dans le Golfe. Par exemple, durant l’été 2007, un groupe de salafistes libanais a fait volte-face sur sa posture face au Hezbollah.Pour une analyse, voir Tine Gade et Morten Bøås, « Pathways to Reconciliation in Divided Societies: Islamist Groups in Lebanon and Mali », in Imad Salamey et. al. (dir.), Post-Conflict Power-Sharing Agreements. Options for Syria, London, Palgrave Macmillan, août 2017. Voyant que les bénéfices politiques et matériels d’un accommodement seraient potentiellement plus importants que ceux de la confrontation, ces derniers ont décidé de conclure une entente avec le parti chiite.

Le salafisme djihadiste est apparu au Liban à la fin des années 1990 comme un résultat de la mise en réseau entre de jeunes activistes libanais et ceux de la nébuleuse djihadiste transnationale. Environ 200 Libanais ont participé au djihad afghan pendant la guerre avec les Soviétiques (1979-1989). Le Liban étant sous tutelle syrienne (1990-2005), de nombreux islamistes libanais opposés à l’armée syrienne ont fui le pays à la fin de la décennie 1980. Le djihadisme libanais est ensuite apparu au Liban par le biais des Libanais islamistes vivant au sein de la diaspora, en Australie, aux États-Unis et au Danemark.Bernard Rougier, Le jihad au quotidien, Paris, PUF, 2004.

Le développement du salafisme va de pair avec la dépréciation de la politique institutionnelle et la corruption flagrante du Liban post-guerre civile (1975-1990), pendant la présence militaire syrienne. La crise de représentation des sunnites, depuis le départ des commandos palestiniens en 1982, exacerbée par la tutelle syrienne, laissa longtemps la voie libre à une djihadisation. C’est par l’absence d’État que le salafisme a pu connaître un essor. Or si le djihadisme trouva un écho dans certaines banlieues nord de Tripoli, par exemple dans le quartier d’Al-Mankoubin, ce n’est pas seulement dû à la frustration économique et politique des populations concernées, mais surtout en raison de la forte présence de réseaux et de familles djihadistes dans cette région. Par ailleurs, le quartier étant vu par les services de sécurité comme étant très lié aux groupes djihadistes, la jeunesse est particulièrement ciblée par des arrestations, ce qui accroît encore les rancunes vis-à-vis de l’État chez une partie de la population. Pour nombre de chômeurs, le salafisme constitua également une voie alternative dans une société n’offrant pas de débouchés à ses jeunes. Ce n’est donc pas seulement l’offre transnationale et « golfiote » qui explique l’essor du salafisme, et son importation, au Liban, ce sont aussi les contextes et usages locaux.

2 – Le pragmatisme djihadiste au Liban

Une autre dimension d’adaptation est celle des djihadistes au Liban, qui n’ont jamais visé par la force la création d’un État islamique dans le Pays des Cèdres.Pour une analyse approfondie, voir Bernard Rougier, L’Oumma en fragments. Contrôler le sunnisme au Liban, Paris, PUF, 2015. Étant donné la composition démographique, les sunnites ne constituant qu’environ un tiers de la population libanaise, les djihadistes savaient qu’ils perdraient s’ils s’en prenaient à l’État. Des stratèges des djihadistes internationaux, tels que le syrien Abou Musab al-Souri (Moustapha Setmariam Nasser), ont effectivement mis en garde contre l’ouverture d’un front au Liban, et plutôt appelé à utiliser le Liban comme une base arrière et comme un lieu d’entraînement de djihadistes internationaux.Umar Abd al-Hakim (Abu Musab al-Suri), The Global Islamic Resistance Call (in Arabic) (Place and publisher unknown), December 2004, p. 784. Pour une biographie d’al-Souri, voir : Brynjar Lia, Architect of Global Jihad: The Life of Al Qaeda Strategist Abu Musʻab Al-Suri. New York, Oxford University Press, 2007/2012. Ces fonctions ont continué – et se sont accélérées – avec le début de la guerre syrienne.

Lorsque des épisodes de violence ont fait irruption, comme en décembre 1999 dans la région de Danniyeh (nord) ou en mai 2007 dans le camp de Nahr el-Bared, près de Tripoli, ceux-ci n’ont pas constitué des tentatives d’ouverture d’un front de bataille, mais ont plutôt résulté de vengeances ou d’attaques « préventives ». Les djihadistes libanais voulaient non pas contrôler l’État, mais « privatiser » certains territoires en montagne, difficiles d’accès, afin d’y mettre en place un entraînement militaire de combattants étrangers, comme des Tchétchènes à la fin des années 1990 ou ceux envoyés en Irak après 2003. Dans ces espaces, ils ont également cherché à affirmer une identité musulmane « purifiée », plantant des drapeaux djihadistes et imposant un ordre moral, à la fois en miroir et en opposition au modèle de société de résistance établi par le Hezbollah plus au sud. Quelques dizaines de Libanais et de Palestiniens se sont aussi rendus en Irak dès 2003 pour rejoindre l’insurrection.

En mai 2007, Fatah al-Islam s’est attaqué à l’armée libanaise, égorgeant dans leur sommeil 26 soldats à côté du poste militaire d’Al-Mahmara, proche du camp de Nahr el-Bared, à Akkar. Toutefois, cet assaut ne fut pas un acte prémédité ou socio-révolutionnaire ; il constitua plutôt une réaction surdimensionnée à un raid de la veille des Forces de sécurité intérieure dans un appartement abritant des membres du même groupe qui avaient braqué une banque. Une bataille de trois mois s’ensuivit ; les nombreux morts dans les deux camps suscitèrent une grande animosité, expliquant les attaques contre l’armée dans la période 2007-2010.

3 – Salafistes et libanais : l’entrée du transnational dans le jeu politique local

Dans la période de crise au Liban, qui a débuté avec l’assassinat de l’ancien Premier ministre sunnite Rafic Hariri en février 2005, les salafistes libanais témoignent d’un processus de « libanisation » dans lequel ils sont entraînés dans le jeu de la polarisation politico-confessionnelle nationale et régionale.

Saad, le fils de Rafic Hariri, a hérité du courant du Futur, le mouvement politique de ce dernier.Fils de Rafic Hariri – Premier ministre de 1992 à 1998 et de 2000 à 2004, assassiné le 14 février 2005 – Saad Hariri est le chef du courant du Futur. Chef du gouvernement de 2009 à 2011, il occupe à nouveau ce poste depuis novembre 2016. Appuyé par l’Arabie saoudite, il a reçu un soutien sans précèdent auprès des masses sunnites libanaises après le retrait syrien du Liban. Contraint par un contexte de polarisation politico-confessionnelle, il a opté pour un modus vivendi avec le camp salafiste institutionnel qui lui a permis d’unifier la communauté sunnite face au Hezbollah et ses alliés politiques. Certains leaders salafistes ont alors bénéficié des « couvertures politiques » accordées par des acteurs proches du Futur. Ce mariage de convenance entre deux acteurs qui se sont opposés au parti chiite pour des raisons très différentes (doctrinaires pour les salafistes et politiques pour le Futur) illustre le rôle joué par le salafisme dans le jeu inter-communautaire.

Les salafistes de Tripoli furent les principaux exécutants des affrontements sectaires qui ont opposé, à partir de mai 2008, Bab al-Tebbaneh, un quartier sunnite et marginalisé de Tripoli, au ghetto alaouite de Baal Mohsen. Si la conflictualité entre deux quartiers remonte à la période de la guerre civile libanaise (1975-1990), et de la guerre syro-palestinienne de cette période (1983),ICG, « Nouvelle crise, vieux démons au Liban. Les leçons oubliées de Bab Tebbaneh/Jabal Mohsen », Briefing Moyen Orient 129, 14 octobre 2010 ; Tine Gade, « Sunni Islamists in Tripoli and the Asad regime. 1966-2014 », Syria studies, 7:2, avril 2015, pp. 20-65. les dynamiques de conflictualité étaient différentes dans les années 2000 ; un nouvel acteur y tirait désormais des ficelles : les notables politiques tripolitains. Après l’occupation de 24h de Beyrouth-Ouest par le Hezbollah le 7 mai 2008, le courant du Futur et ses alliés politiques ont cherché à s’allier avec des salafistes pour promouvoir une image plus « musclée ». Des foules sunnites ont ainsi expulsé les alliés du Hezbollah du nord du Liban, considérant que cette violence pouvait aider à restaurer l’honneur de leur communauté. Les notables sunnites ont également donné le feu vert aux salafistes pour mettre la pression sur le quartier alaouite de Baal Mohsen à Tripoli. Or ils ont fait une erreur d’appréciation concernant la réponse de ce dernier et des affrontements armés s’en sont suivis pendant trois mois. Les combats ont recommencé en janvier 2011, date de la chute du premier gouvernement de Saad Hariri (2009-2011). À ce moment-là, la bataille entre Baal Mohsen et Bab al-Tebbaneh est devenue une expression de la confrontation entre Saad Hariri et Najib Mikati, figure clé de la classe politique sunnite et ancien Premier ministre (2011-2014). Les deux hommes ont pratiqué la surenchère contre Baal Mohsen, s’envoyant des messages politiques en frappant le ghetto alaouite. Les combattants salafistes se sont alors faits clients des notables politiques, tout en cherchant à promouvoir leurs intérêts privés, économiques et religieux. Ces salafistes libanais sont militants et participent à des combats armés, mais ils ne sont pas djihadistes car ils rentrent dans les jeux communautaires libanais. Ainsi, les identités nationales et locales priment sur les identités transnationales.

4 – Crise syrienne : éviter à tout prix la contagion au Liban

La crise syrienne a exacerbé les divisions libanaises, et notamment accru les tensions sunnito-chiites. Si les camps libanais opposés ont adopté un principe de neutralité (al-na’i ‘an al-nafs) à l’égard de la crise,Mission permanente du Liban à l’ONU, déclaration de Baabda publiée par le comité de dialogue national le 11 juin 2012. New York, Conseil de sécurité de l’ONU. les violations sont nombreuses. Le Hezbollah, dont la force militaire est beaucoup plus importante que celle de l’armée libanaise, est engagé militairement depuis 2012 aux côtés de Bachar al-Assad, avec environ 6-10 000 hommes (selon les besoins et avec des degrés variables d’investissement). Environ 900 combattants djihadistes présents en Syrie dans les rangs de Jabhat Fateh al-Sham et Daech, et au sein du salafiste-nationaliste Ahrar al-Sham, sont issus de la jeunesse sunnite libanaise.Les départs ont commencé en 2011, donc probablement avant le début de l’engagement du Hezbollah en Syrie. Il est important de préciser que les contributions sunnites et chiites libanaises à la guerre en Syrie ne relèvent pas du même caractère car d’un côté la présence du Hezbollah est organisée par le leadership, alors que de l’autre les djihadistes libanais partent sur des initiatives individuelles. Le leadership institutionnel et parlementaire sunnite libanais, et notamment le courant du Futur, soutient depuis 2011 qu’il n’est pas dans l’intérêt des Libanais – ni dans celui des Syriens – d’intervenir dans ce conflit, et a mis un terme à son approvisionnement d’armes à l’opposition syrienne en 2012.Le député (chiite) de Bekaa, Okab Sakr, est accusé d’avoir livré des armes à l’opposition syrienne (l’armée syrienne libre) en 2012 pour le compte de Saad Hariri. Radwan Mortada, « Exclusive: Inside Future Movement’s Syria Arms Trade », Al-Akhbar, 29 novembre 2012.

Si le Hezbollah est déjà sous pression en raison de sa guerre coûteuse en Syrie (3 000 morts et 4 000 blessés, selon certaines estimations),Entretien, Radwan Sayyid, professeur et conseiller politique du courant du Futur, Beyrouth, août 2016. le Futur semble être celui qui a le plus à perdre en cas de guerre. Si Hariri est encore un des rares leaders sunnites nationaux, sa machine politique perd de plus en plus de vitesse depuis 2010. Contrairement aux salafistes, il n’a pas de structures militaires. De plus, en raison de ses échecs à fédérer la communauté sunnite entre 2005 et 2011, il n’est pas certain qu’il ait encore le soutien international et saoudien dont il jouissait dans la période antérieure. Une militarisation serait probablement bénéfique aux acteurs militaires, islamistes et de petits chefs locaux, comme l’a montré l’expérience syrienne depuis 2011 ainsi que la guerre civile libanaise (1975-1990) qui avait alors fait perdre l’emprise des notables sunnites sur leurs électeurs.Voir à ce titre, Michael Johnson, Class and Client in Beirut: The Sunni Muslim Community and the Lebanese State 1840- 1985, New York, Ithaca Press, 1986.

Le courant du Futur est par ailleurs toujours plus contesté aussi par des notables séculiers sunnites, tels qu’Achraf Rifi. Ce dernier, ancien chef des Forces de sécurité intérieure (2005-2013) et proche de Saad Hariri qui se retourna contre son mentor, attire de plus en plus de fidèles. Lors des municipales de mai 2016, la liste électorale qu’il appuyait, alliée avec des acteurs de la société civile, a obtenu les deux tiers des voix à Tripoli. Il est actuellement candidat aux législatives du printemps 2018 et selon les constellations de listes électorales, pourrait obtenir un score très important.

La posture des islamistes sunnites libanais depuis le début de la guerre en Syrie est certes ambivalente mais surtout paradoxale. D’une part, les islamistes libanais ont profité politiquement des frustrations existantes chez un segment des sunnites libanais, qui craignent l’ascension du Hezbollah au sein de l’État, et notamment dans les institutions sécuritaires. Nombre d’islamistes alimentent des frustrations des populations sunnites en dénonçant la passivité du courant du Futur et ses concessions face au Hezbollah. Par exemple, certains islamistes proches du Conseil des oulémas musulmans (hay’at ‘ulama al-muslimin), comme le cheikh Salem al-Rifai, ont adopté des postures très critiques vis-à-vis de l’armée libanaise et de son commandement. Ils ont condamné le fait que l’armée agisse avec deux poids et deux mesures face aux combattants sunnites et chiites respectivement : arrêtant les combattants sunnites libanais revenus de Syrie mais laissant les hommes du Hezbollah traverser la frontière librement. Ces critiques de l’armée ont créé chez d’autres Libanais une peur pour l’unité de l’institution militaire libanaise, qui compte environ 40 % de soldats sunnites.

D’autre part, avec la guerre en Syrie, un grand nombre d’islamistes libanais ont adopté des positions plus modérées. Ils craignent l’attrait exercé par Daech sur une partie de la population sunnite, et tentent de combattre son hyper-radicalisme. Le Conseil des oulémas musulmans a joué un rôle de médiateur entre l’État et la jeunesse salafiste, tentant de calmer la rue. Nouant des contacts en dehors du champ islamiste, avec l’État et des politiciens chrétiens et chiites, les cheikhs en accord avec ce courant ont aussi gagné en visibilité médiatique. Pour les salafistes et autres acteurs politiques libanais, une guerre mettrait en jeu cette constellation d’intérêts et serait beaucoup trop coûteuse.

Les cheikhs islamistes au Liban, ainsi que les organisations islamistes tels que al-Jamaa al-Islamiyya (la branche libanaise des Frères musulmans), ont de vastes institutions caritatives et éducatives implantées depuis des décennies (depuis les années 1950 pour al-Jamaa al-Islamiyya). Depuis la présence syrienne dans les années 1990, ces notables et organisations ont fait preuve de concessions politiques (rencontres diverses et régulières avec des représentants des différents services de renseignements libanais et non-libanais, acceptation de créer des structures de soutien politique et des alliances avec des non-islamistes et des chiites). Les motivations ont été politiques et financières autant que religieuses ; les islamistes libanais étant dépendants de financements externes. Il n’est pas surprenant que les islamistes libanais cherchent à minimiser les risques, afin de garantir l’avenir de leurs institutions et de leurs financements externes. Ils sont susceptibles de faire des déclarations violentes, en situation de crise, attirant sur eux l’attention médiatique, mais ne sont pas en mesure d’utiliser la force physique à l’intérieur du Liban, sans perdre leur existence légale.

L’exemple du cheikh salafiste Ahmar Assir illustre cela. Il a été arrêté en août 2015 à l’aéroport de Beyrouth alors qu’il tentait de monter à bord d’un avion vers le Nigeria, après deux ans de fuite au Liban. Clerc à Saïda jusqu’en 2013, dans le sud du pays, ce dernier a profité du climat anti-Hezbollah à Saïda après le 7 mai 2008. Il est devenu populaire par ses déclarations virulentes contre le groupe chiite et par un renouvellement de l’image de cheikh islamiste. Par exemple, il emmena ses adeptes dans la montagne libanaise faire du ski, défiant ainsi les clivages sociaux-spatiaux confessionnels du pays.Daniel Meier, « Réfugiés de Syrie et tensions sunnito-chiites. Le Liban entre défis et périls », Maghreb Machrek, No 218, September 2014 (41–60), 58 ; Daniel Meier et Rosita d. Peri, « The Sunni Community in Lebanon: From ‘Harirism’ to ‘Sheikhism’? », In Lebanon Facing the Arab Uprisings: Between Internal Challenges and External Constraints, Dir. Daniel Meier and Rosita d. Peri. London, Palgrave Macmillan, 2016, pp. 35-53. Or un conflit avec des sympathisants du Hezbollah qui occupaient des appartements en face de sa mosquée, l’a entrainé dans une confrontation avec l’armée libanaise. Lorsqu’un de ses sympathisants a été arrêté par l’armée en juin 2013, d’autres adeptes ont pris d’assaut un barrage de l’armée. Celle-ci a ensuite attaqué la mosquée d’al-Assir. Pendant les affrontements ouverts qui s’en sont suivis, le cheikh al-Assir a appelé les musulmans ‘nobles’, sunnites et chiites, à quitter l’armée libanaise.Tine Gade and Nayla Moussa, « The Lebanese army after the Syrian crisis: Alienating the Sunni community? », in Situating (In-)Security: A United Army for a Divided Country, Dir. Are J. Knudsen et Tine Gade, à paraître, Palgrave Macmillan, juillet 2017.

Or alors que de grandes manifestations eurent lieu à Tripoli plus tôt la même année afin de libérer des membres du groupe d’al-Assir arrêtés par l’armée, personne n’a suivi l’ordre de rejoindre le combat. Cela montre les constellations d’intérêts des islamistes libanais, et la volonté de maintenir leurs institutions dans un contexte de plus en plus dominé par le Hezbollah (notamment dans le sud-Liban, où la ville de Saïda est majoritairement sunnite mais où son hinterland est peuplé d’une majorité chiite). Par ailleurs, cela illustre l’argument selon lequel le choix d’un alignement radical ou modéré est souvent stratégique, situationnel et toujours susceptible de changer au cours de l’action.Mats Utas et Henrik Vigh, « Radicalised Youth: Oppositional Poses and Positions », In Africa’s Insurgents: Navigating an Evolving Landscape, Dir. Morten Bøås and Kevin Dunn, 2017, 23–42. Boulder, CO, Lynne Rienner.

5 – Djihadisme et mécanismes de contrôle de la rue

Mis à part l’intérêt des acteurs institutionnels libanais et régionaux à éviter la déstabilisation du Liban, certains évènements ont confirmé l’existence au Liban de groupuscules très radicaux et d’agents provocateurs qui seraient en mesure de déclencher une guerre.

Il faudrait souligner que ces agents provocateurs sont de différentes confessions et tendances politiques. Les coupables présumés de deux attaques à la bombe ciblant deux mosquées (sunnites), qui firent 43 morts, étaient membres d’une milice alaouite proche du régime syrien al-Assad. Ces attentats terroristes, et la contre-mobilisation islamiste sunnite qu’ils ont suscitée, ont intensifié les affrontements confessionnels entre les deux quartiers tripolitains de Bab al-Tebbaneh et Baal Mohsen, le fief de la milice alaouite citée.

Daech contrôle des cellules dormantes au Liban et, depuis 2013, des projets d’attentats y sont parfois découverts. Tandis que les djihadistes libanais sont plus facilement contrôlables par des mécanismes conventionnels de réglage de conflits confessionnels (pression sur la famille, etc.), les djihadistes de nationalité non-libanaise, arabe et/ou européens, seraient plus dangereux.Entretien, Fidaa Itani, Beyrouth, août 2016. Effectivement, ils ne font pas partie des réseaux locaux de voisinage ou de clientélisme où l’on retrouve des notables salafistes et/ou des députés ou ministres sunnites.

En août 2014, dans le village d’Arsal, près de la frontière syrienne, des djihadistes infiltrés de Syrie lancèrent un assaut massif sur l’armée en réaction à l’arrestation du commandant d’une brigade islamiste. L’armée perdit 17 soldats, et 28 hommes, gendarmes et militaires, furent pris en otage. À la suite de médiations qataries, 16 d’entre eux furent libérés en décembre 2015, en échange de 13 détenus islamistes en prison au Liban. Les autres étaient toujours en captivité en juillet 2016. Les djihadistes syriens contrôlent encore des zones montagneuses dans cette région, malgré le combat mené contre eux depuis 2014, en coordination entre le Hezbollah et l’armée. En juillet 2017, l’armée syrienne est également intervenue, lançant des bombardements aériens sur les montagnes d’Arsal.

Depuis 2015, avec la perte de vitesse de Daech en Syrie et en Irak, et des attentats un peu partout en Europe, certains craignaient que le groupe terroriste frappe le Liban afin de détourner l’attention du front irako-syrien. Depuis 2014, plusieurs explosions à la bombe ont ciblé des quartiers chiites de la capitale ; la plus violente, le 12 novembre 2015, fit 43 morts. Dans ce contexte, il peut être relevé que les trajectoires des terroristes qui commettent des attaques à la bombe au Liban diffèrent de celles des combattants djihadistes libanais en Syrie. Les combattants libanais en Syrie sont issus des milieux islamistes locaux et sont souvent motivés par des haines confessionnelles contre le Hezbollah. Quant aux responsables des attentats à la bombe (ceintures d’explosifs et voitures piégées), ils sont plus souvent venus de l’extérieur et motivés par des idéologies transnationales et peu adaptées à la réalité libanaise. Un franco-comorien qui avait auparavant été à Raqqa, en Syrie, est par exemple arrêté au Liban en janvier 2014. Avec d’autres membres de Daech venant de plusieurs pays (dont l’Arabie saoudite), il aurait planifié des attentats qui cibleraient le fief du Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth.

Hormis dans le nord du Liban, le salafisme djihadiste a réussi à mobiliser en prison, un véritable lieu de rencontre de tous les courants du salafisme djihadiste syro-palestino-libanais, dont Jabhat Fateh al-Cham et Daech. Par ailleurs, le camp palestinien d’Aïn al-Héloué où l’armée libanaise n’a pas le droit d’entrer, est devenu un refuge pour des criminels libanais et aussi un site où se côtoient militants djihadistes palestiniens, libanais et internationaux. D’autre part, si Daech n’a pas une réelle présence dans les mosquées au Liban, où les clercs établis – y compris les salafistes – craignent son radicalisme, le groupe terroriste mobilise par des réseaux atypiques tels que des sites de jeu vidéo en ligne et/ou des équipes de sport. Cela montre le manque d’implantation locale des membres de Daech et la rupture générationnelle qui existe entre les jeunes radicalisés et leurs parents. Cette réalité est différente de celle d’Al-Qaïda, où la sympathie pour la figure de Bin Laden comme « symbole sunnite » transcendait les âges au Liban.Observation participante à Tripoli, août 2009. Quant au soutien opérationnel à Daech, il est limité aux plus jeunes en opposition à leurs parents et aux activistes transnationaux et/ou djihadistes revenus de Syrie.

C’est avant tout la surenchère confessionnelle et la rancune vis-à-vis du Hezbollah qui pourraient entraîner un nombre plus important de jeunes sunnites vers la prise d’armes. Avec la présence accrue de cellules dormantes de Daech au Liban, les liens entre jeunesse sunnite urbaine pauvre et recruteurs professionnels de Daech pourraient à terme pousser une partie de ces jeunes vers les organisations djihadistes. Si Daech ou Al-Qaïda misent sur cette option, et si les frustrations politiques et économiques d’une partie des sunnites ne s’atténuent pas sous le nouveau gouvernement, les risques de violence et de discorde civile, à long terme, demeurent plus que réels.

Conclusion

Cette analyse insiste sur le pragmatisme des salafistes libanais : leur volonté de garder ouvertes leurs institutions est à la source d’un choix/d’une stratégie d’évitement de confrontation armée au Liban. Les salafistes libanais sont souvent très enracinés dans les réseaux locaux et parfois médiateurs entre la jeunesse urbaine pauvre et l’armée. Souvent, les intérêts politiques et matériels des cheikhs islamistes priment sur les intérêts religieux. Cela rend possible une position consensuelle vis-à-vis des élites politiques sunnites, et du phénomène de libanisation du salafisme, par leur entrée dans des réseaux clientélistes.

Les militants de Daech ont quant à eux un ancrage international, ce qui les rendrait plus dangereux, car moins facilement contrôlables par les notables salafistes ou par les élites politiques. Ils sont jeunes et en rupture avec leurs parents et leur communauté. Toutefois, puisque les jeunes de Daech se réclament du salafisme, les notables salafistes jouissent encore d’un certain respect parmi eux. L’inclusion des cheikhs salafistes libanais dans des processus de négociation avec Daech continue donc d’être d’une grande importance.

Finalement, le courant du Futur et Hariri sont de plus en plus contestés en interne par les électeurs sunnites. Le plus grand rival de Hariri n’est pas représenté par les salafistes mais par d’autres leaders sunnites plus en phase avec les positions de la communauté, tels qu’Achraf Rifi.

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