Perspectives de paix au Yémen
Observatoire du monde arabo-musulman et du Sahel
Helen Lackner,
12 octobre 2018
Introduction
Après trois ans et demi de guerre internationalisée qui a causé la pire crise humanitaire du monde, quelles sont les perspectives de résolution pour la guerre au Yémen ? Alors que 22 millions de Yéménites sur 28 millions sont frappés par les cavaliers de l’apocalypse : la pauvreté, la famine, la maladie et l’annihilation militaire, les décideurs nationaux et internationaux impliqués n’ont guère montré de signe de compassion pour les Yéménites, enfants, adultes ou personnes âgées. Des frappes aériennes de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite continuent de massacrer de temps à autres des civils (tel que récemment à Sa’ada, lorsque 40 garçons ont été tués ou encore à Hodeïda, où une famille de 30 personnes a été réduite en poussière sous le coup des bombes). Alors que, depuis presque deux ans, les Nations Unies prévoient une famine et que le pays est « au bord du gouffre », le constat qui émerge maintenant du peu de médias sur le terrain, établit que la mortalité due à la faim et à l’affaiblissement extrême de la population fait d’ores et déjà apparaître un stade de famine généralisé dans certaines régions du pays.
Bref aperçu des origines de la guerre
Après plus de 30 ans de règne autocratique de Saleh à Sanaa, les soulèvements des printemps arabes ont marqué l’apogée d’une décennie d’aggravation de crises secouant la République du Yémen (établie en 1990 par la fusion de la République arabe du Yémen et la République démocratique et populaire du Yémen (RDPY)). Politiquement, l’accord officieux entre le Congrès général du peuple (CGP) dirigé par Ali Abdallah Saleh et l’opposition officielle, le Joint Meeting Parties (comprenant l’influent parti islamiste Al-Islah), s’est brisé, tandis que deux mouvements régionaux majeurs d’opposition ont émergé : premièrement dans l’extrême nord, les Houthis ont mené une série de guerres contre le régime de Saleh. Deuxièmement, dans l’ancienne RDPY, un mouvement séparatiste a catalysé les frustrations de tous ceux qui se sont sentis lésés par la réalité de l’unification yéménite sous Saleh. La détérioration économique a entraîné une augmentation systématique du taux de chômage, particulièrement chez les jeunes, une intensification de la pauvreté et une diminution du nombre d’emplois, tandis que la fragmentation sociale était déjà un élément significatif de la vie quotidienne des Yéménites, principalement marquée par l’élargissement d’un fossé entre une microscopique minorité extrêmement riche et une vaste majorité de plus en plus pauvre.
Les luttes sans résultats clairs de 2011 ont conduit à l’accord du Conseil de coopération du Golfe (CCG) instaurant un régime transitoire de deux ans dirigé par l’ex Vice-président Hadi, élu président en février 2012. Il comprenait un gouvernement d’unité nationale, une réforme du secteur de la sécurité ainsi qu’une Conférence du dialogue national (CDN) de 10 mois, menant à la nomination d’un Comité de rédaction de la constitution. Durant cette période, le mouvement houthi a consolidé son contrôle sur ses propres régions et au-delà. Après l’achèvement de la CDN au début de l’année 2014, son alliance encore embryonnaire avec Saleh lui a permis d’étendre son contrôle plus au Sud, dont la capitale Sanaa en septembre 2014. Au début de l’année 2015, ses relations avec le régime de Hadi se sont effondrées, aboutissant à l’exil du gouvernement internationalement reconnu (GIR) et à l’intervention militaire de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite en mars 2015. Alors que la coalition a réussi à repousser les Houthis de la majorité du pays à l’automne 2015, les hauts-plateaux les plus peuplés sont restés sous le contrôle houthi.
Actuellement, toutes les parties directement ou indirectement impliquées dans la guerre proclament haut et fort qu’il n’y a pas de solution militaire et que seules des négociations en vue d’une solution politique pourraient aboutir. Or, leur démarche indique clairement qu’il ne s’agit que de vœux pieux à l’égard de l’opinion publique, puisque toutes les parties s’obstinent à maintenir des positions de « négociations » inflexibles et qu’elles poursuivent des offensives militaires mal conduites, en méprisant totalement le droit humanitaire international. Cette note examine les conditions de négociations, le rôle de l’ONU, les développements politiques et militaires internes et proposera quelques suggestions pour une éventuelle action de la France et d’autres États européens.
Les Nations Unies et les négociations
Après une série de négociations ratées dans les premiers 18 mois de la guerre, l’impasse militaire s’est accompagnée d’une impasse diplomatique depuis mi-2016, suivie d’une série de navettes de l’Envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies entre les diverses parties concernées : le gouvernement Hadi, l’alliance Houthis/Saleh à Sanaa d’alors, les capitales saoudiennes et émiratis, les principaux soutiens de la coalition, les États-Unis, le Royaume-Uni et à quelques occasions la France. Un troisième Envoyé spécial, le britannique Martin Griffiths, est officiellement entré en fonctions en mars 2018, avec le soutien ferme de toutes les parties. Sa nomination a suscité de l’espoir parmi les millions de Yéménites en souffrance. Initialement, il a sagement annoncé qu’il écouterait tout le monde et présenterait un nouveau projet de plan de paix à l’ONU et aux parties concernées en juin. Ses navettes diplomatiques semblaient plus prometteuses que celles de son prédécesseur, car il s’est non seulement fréquemment rendu à Sanaa, mais a même rencontré les hauts dirigeants houthis. Dans quelle mesure l’optimisme lié à sa nomination était-il justifié ? Il avait accès aux principaux décideurs et bénéficiait d’une image positive grâce à son éventail de compétences. Pour autant, rien de tout cela ne s’est accompagné d’actions qui auraient pu mener à la réussite.
Le gouvernement Hadi et la coalition dirigée par l’Arabie saoudite sont demeurés cohérents en ce qui concerne leurs conditions préalables à des négociations de paix. Celles-ci sont intransigeantes et exigent la capitulation effective et totale des Houthis, ce qui contribue à expliquer l’absence de progrès. Leurs exigences se concentrent sur la mise en place de « trois références » répétées ad nauseam. Quelle est leur utilité pratique pour entamer des négociations ? Les références sont les suivantes :
- Premièrement : les résultats de la Conférence du dialogue national. Terminée en janvier 2014, la CDN a abouti à la production de plus de 1 800 « résultats », comprenant parfois des propositions incompatibles. Cette référence pourrait être ajustée pour parvenir à un accord. Le projet de constitution qui l’a suivie, conclu en janvier 2015, a été le déclencheur de la prise de contrôle totale du gouvernement par la coalition Houthi-Saleh de l’époque. Il s’y trouvait une clause totalement inacceptable pour les Houthis, pour Saleh, mais également pour une partie des séparatistes sudistes, à savoir la création d’un État fédéral de 6 régions. Toutefois, cette clause reste négociable, car ce n’est pas tant le nombre de régions qui pose problème, que la délimitation de leurs frontières.
- Deuxièmement : « le retour à l’accord du CCG ». Une référence largement dénuée de sens, car elle se réfère à la totalité du processus transitionnel initié en novembre 2011. Ici aussi, il y a place à négociation car l’accord contient des éléments qui profitent aux Houthis, comme le fait que la transition devrait durer deux ans (de février 2012 à février 2014), mettant ainsi fin à la « légitimité » de la présidence de Hadi en 2014, indépendamment de l’extension unilatérale de son mandat par l’Envoyé spécial des Nations Unies d’alors, Jamal Benomar. Un gouvernement de consensus national devrait également être recevable pour les Houthis et l’aide financière proposée par les partenaires internationaux du pays serait la bienvenue pour la plupart des parties yéménites.
- Troisièmement : la Résolution 2216 du Conseil de sécurité des Nations Unies d’avril 2015. Cette résolution qui a maintes fois été déclarée non négociable par la Coalition menée par l’Arabie saoudite et le gouvernement Hadi est la plus problématique. Elle possède deux caractéristiques qui expliquent l’intransigeance de ses défenseurs ainsi que le rejet des Houthis : en « réaffirmant son soutien à la légitimité du Président du Yémen, Abdo Rabbo Mansour Hadi », elle admet la prolongation du rôle de Hadi au-delà de 2014. De plus, conformément au chapitre VII de la charte des Nations Unies, elle exige de manière immédiate et inconditionnelle des Houthis de a) cesser l’usage de la violence ; b) retirer leurs forces de toutes les zones conquises, y compris la capitale Sanaa. Parmi les autres clauses, la résolution exige que les Houthis rendent leurs armes, y compris leurs missiles, et s’abstiennent de provoquer les pays voisins.
Alors qu’il existe une marge de négociation au sein des deux premières références, la troisième est un obstacle fondamental à la poursuite d’une solution pacifique à la crise yéménite. La plupart des institutions et des pays à la recherche d’une solution ont activement encouragé le Conseil de sécurité de l’ONU à discuter et approuver une nouvelle résolution qui serait plus réaliste et qui reconnaîtrait la réalité sur le terrain, à savoir le fait que les Houthis contrôlent les territoires les plus densément peuplés. Cela permettrait à l’Envoyé spécial de s’engager de manière productive avec toutes les parties concernées. Ces efforts se sont heurtés à une fin de non-recevoir de la part du Président Hadi et des leaders saoudiens de la coalition. En ce qui concerne Hadi, cette résolution est indispensable car elle lui confère la seule « légitimité » qu’il possède, étant donné son manque de contrôle et d’influence même dans les zones soi-disant libérées du pays.
L’intransigeance saoudienne est due au fait que les décideurs du royaume sont convaincus que la résolution 2216 est la seule justification juridique pour leur intervention militaire. Alors que l’on pourrait se demander de quel droit l’Arabie saoudite peut influencer un conseil duquel elle n’est pas membre, il faut rappeler que le « porte-plume » du Yémen au Conseil de sécurité de l’ONU est le Royaume-Uni, dont les étroites relations avec les monarchies du Golfe sont une priorité face au destin des Yéménites. Le Royaume-Uni perçoit ses relations économiques avec le CCG comme essentielles pour son économie post-Brexit, une vision qui est contestéeUn nouveau rapport https://www.kcl.ac.uk/sspp/policy-institute/publications/uk-saudi-arabia-security.pdf suggère que les Britanniques finalement ne bénéficient financièrement pas de leurs relations avec l’Arabie saoudite.. Ainsi, la résolution 2216 ne sera probablement pas remplacée tant que les leaders de la coalition souhaitent la maintenir. Toutefois, on observe des signes de fatigue de leur part : les leaders des EAU ont exprimé plus d’une fois leur désir de voir la guerre s’achever. Selon toute logique le régime saoudien devrait avoir la même ambition, du simple fait que la persistance de la guerre représente en soi une défaite.
La première rencontre officielle des parties belligérantes en deux ans, parrainée par les Nations Unies, qui aurait dû avoir lieu le 6 septembre 2018, a simplement avorté, portant un sérieux coup à la crédibilité de l’Envoyé spécial Griffiths et soulevant des doutes sur l’engagement et la capacité de son équipe. Mal préparée, annoncée à la hâte, son échec compromet sérieusement les futures interventions de Griffiths. Les expériences précédentes (suite aux pourparlers au Koweït en 2016, la délégation houthie est restée coincée à Mascate pendant trois mois, car les Nations Unies ne pouvaient pas assurer leur retour à Sanaa en sécurité) démontrent que de véritables garanties auraient dû être fournies aux Houthis pour leur permettre de participer, une exigence en soi raisonnable. Pourquoi ce problème n’a-t-il pas été résolu avec la Coalition en amont de l’annonce de la rencontre ?
En outre, seules les parties « officielles », le gouvernement internationalement reconnu et les Houthis, étaient invitées, excluant les forces de la coalition qui déterminent les positions gouvernementales de Hadi, ainsi que les multiples forces politiques impliquées dans le conflit, tels que le GPC, les différents groupes séparatistes du Sud, mais également tous ceux qui ont émergé des soulèvements de 2011, c’est-à-dire les femmes, les jeunes et la société civile. Comme à l’accoutumée, le service de communication du gouvernement Hadi et de la coalition se sont servis de l’absence des Houthis à Genève pour les blâmer, plutôt que pour exprimer le regret que la rencontre n’ait pu avoir lieu. Toutefois, indépendamment de l’échec à Genève, aussi longtemps que les interventions de l’Envoyé spécial sont limitées par les contraintes imposées par la Résolution 2216, il sera impossible pour l’ONU de réussir. Malheureusement, rien n’indique un changement à propos de cet enjeu crucial.
Perspectives et positions de la coalition
Alors qu’en 2015 l’intervention militaire avait pour but explicite de rendre le pouvoir à Sanaa au gouvernement « légitime » du Président Hadi, le manque de progrès a contribué à une transformation du discours saoudo-émirien, l’éloignant de son objectif original pour privilégier leur principale préoccupation géopolitique, leur rivalité avec l’Iran. De plus en plus, dans le peu d’attention accordée par les médias internationaux à la guerre, le terme « Houthis » est systématiquement suivi de la mention « soutenus par l’Iran ». Cette focalisation sur l’Iran sert différents objectifs : premièrement, elle aligne clairement le positionnement saoudo-émirien avec celui d’Israël et des États-Unis sous le gouvernement Trump. Ils partagent tous la même hantise, à savoir que l’Iran est leur principal ennemi dans la région, entravant leur hégémonie. La rhétorique et les interventions anti-iraniennes deviennent de plus en plus acérées et dangereuses à partir de la deuxième moitié de l’année 2018.
Deuxièmement, cela permet d’expliquer l’échec de la campagne militaire contre les Houthis : après tout, pour la coalition, le mouvement houthi n’est rien qu’un apanage de milices mal armées, dépourvues d’armements sophistiqués et d’années d’entraînement de la part des meilleurs et plus puissants pouvoirs militaires occidentaux. Comment ont-ils pu résister tous seuls à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite pendant si longtemps ? La seule explication rationnelle est qu’ils bénéficient d’un soutien militaire iranien important. Il est à peu près certain que l’Iran fournit des technologies avancées permettant aux Houthis de lancer leurs vieux missiles Scud russes et nord-coréens sur Riyadh et d’autres sites en Arabie saoudite. Ces missiles appuient ce discours en deux points : il amplifie la propagande sur la menace iranienne et confirme également l’importance de la menace houthi-yéménite sur la stabilité de ces monarchies absolues.
La coalition, qui officiellement comprend 11 États, est en pratique une opération saoudo-émirienne, avec le soutien de leurs principaux alliés internationaux, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Tous trois leurs vendent des armes et des munitions s’évaluant en milliards de dollars. Les États-Unis fournissent également un soutien logistique pratique sous forme de maintenance et de ravitaillement en vol des avions, sans lesquels les bombardements aériens prendraient rapidement fin. Les États-Unis et la Grande-Bretagne fournissent également un soutien au ciblage dont l’efficacité et la précision sont visibles dans les nombreux bombardements, violant toutes les définitions possibles du droit humanitaire, tuant des douzaines de personnes dans des écoles, des hôpitaux, des mariages, des funérailles et des marchés, y compris les deux cas décrits ci-dessus.
Aspects de politique intérieure yéménite
Depuis le début de la guerre, la politique intérieure yéménite a peu évolué. En ce qui concerne la faction basée à Sanaa, l’évènement le plus important a été la violente dissolution de l’alliance entre Saleh et les Houthis. Après des mois de détérioration politique et de querelles militaires, l’ancien Président Saleh (au pouvoir entre 1978 et 2012) a renoncé à son alliance avec le mouvement houthi et a proposé un accord à la coalition. Malheureusement pour lui (et pour la paix au Yémen), à ce moment-là, l’équilibre militaire entre ses forces et celles des Houthis s’est renversé à l’avantage des Houthis, qui l’ont tué le 4 décembre 2017. Cet évènement a privé la scène politique d’une personnalité habile et rusée qui aurait pu peut-être parvenir à un accord avec la coalition.
Alors qu’il s’agit d’une victoire majeure pour le mouvement houthi sur le court terme, cet événement est susceptible de provoquer un affaiblissement crucial de leurs positions sur les moyen et long termes. En effet, les Houthis détiennent maintenant un contrôle décisionnaire exclusif à Sanaa, mais ils ont perdu les unités militaires d’élite de Saleh, dont beaucoup ont rejoint son neveu Tareq, et combattent actuellement aux côtés des forces de la coalition sur les plaines côtières de la Tihama et sur les fronts nord-est. Les Houthis doivent maintenant combattre ces nouveaux bataillons ennemis, dont les bases d’appui se situent dans la même zone géographique et socioculturelle que la leur.
De même, si ce n’est pas de manière plus marquante sur le long terme, le Congrès général du peuple, soit la formation politique établie par Saleh en 1982, a cessé de soutenir les Houthis. Bien qu’il comporte encore des partisans sous influence des Houthis à Sanaa et d’autres affiliés à Hadi, la plupart de ses dirigeants sont « indépendants », et ses membres sont dispersés à l’intérieur et à l’extérieur du Yémen, principalement au Caire. Malgré ses divisions, le CGP demeure la seule organisation politique de grande envergure ayant la capacité de devenir un parti social-démocrate tel qu’il avait été envisagé par l’un de ses fondateurs, le Dr Abdul Karim al Iryani (1934-2015) et ses successeurs.
Le gouvernement internationalement reconnu du Président Hadi se situe essentiellement à Riyadh, avec quelques membres alternant à Aden, la capitale « intérimaire ». Celui-ci se distingue principalement par son incapacité à fournir un minimum de services attendus d’un gouvernement lambda, même à Aden. Le peu de sécurité fournie provient d’une alliance opportuniste entre des éléments séparatistes du Sud, incluant des éléments salafistes, et l’armée émirienne. Les nombreux assassinats de leaders religieux et autres à Aden prouvent qu’il y a soit collusion soit un manque de contrôle sur les rues de la ville. Cependant, il faut noter que la plupart des victimes sont affiliées au parti islamiste al-Islah, haï par les EAU. Ailleurs, les forces salafistes soutenues par les EAU sont complétées par une administration aléatoire d’anciens et de nouveaux groupes communautaires émergeants influencés par des personnalités locales.
Habituellement décrite comme une menace majeure dans le monde, la présence et les activités d’Al Qaeda dans la Péninsule arabique (AQPA) ont chuté ces deux dernières années, grâce en grande partie aux bombardements et attaques de drones des États-Unis.Elizabeth Kendall, « Contemporary Jihadi Militancy in Yemen, How is the threat evolving », Middle East Institute, July 2018. Il y a eu quelques incidents récents, bien qu’AQPA ne soit présent que dans les régions éloignées du Sud. Les lecteurs doivent également noter que d’éminents analystes ont semé le doute sur la détermination de la coalition à vaincre AQPA, démontrant une collusion et des accords entre ces prétendues forces mutuellement hostiles.https://www.apnews.com/f38788a561d74ca78c77cb43612d50da/AP-investigatio… En l’absence d’activités d’AQPA en dehors du Yémen depuis 2010, l’organisation représente une menace plus importante pour les Yéménites que pour les États occidentaux, même si celle-ci reste limitée. Considérant le caractère dysfonctionnel de l’État yéménite et l’absence d’idéologie politique attrayante, le plus surprenant est le fait que si peu de jeunes veulent les rejoindre plutôt que l’inverse.
Dans les zones libérées du Gouvernorat du Nord, autour de Mareb, l’administration et le contrôle militaire sont détenus par les forces fidèles au Vice-président Ali Mohsen, lui-même membre senior du parti islamiste et tribal al-Islah. Il est originaire du même village que Saleh et est resté son proche allié pendant des décennies. Il a rompu avec le régime en mars 2011 pour devenir ensuite le Vice-président de Hadi en avril 2016, et se situe idéologiquement à l’extrémité de l’éventail islamiste.
Pour résumer, politiquement, le Yémen a toujours deux partis principaux, le CGP qui a besoin de se regrouper et de se réorganiser suite à la mort de Saleh, et al-Islah qui reste une combinaison de forces en grande partie incompatibles, et dont l’unité est également discutable. Depuis la guerre, les événements de la politique intérieure ont mené à la fragmentation du pays. Le contrôle houthi est imposé par la force et la peur, et comprend des vestiges du précédent système administratif. Les zones libérées sont encore bien plus fragmentées, avec plusieurs mouvements séparatistes au Sud, une multiplicité d’organisations sécuritaires localisées dominées par les EAU, tandis que les structures administratives fonctionnent à un niveau substantiellement plus local que le Gouvernorat. Dans le nord-est, les forces connectées à al-Islah dominent, alors que la région côtière de la mer Rouge est une zone de front.
La situation militaire
Quelques mois après le début de l’intervention de la coalition conduite par l’Arabie saoudite, la situation militaire a atteint l’impasse. Entre septembre 2015 et l’été 2018, il n’y a eu que quelques changements marginaux. Le mouvement houthi contrôle les plateaux du nord et du centre, tenant la « poche » du pays avec les meilleures conditions climatiques et la plus haute densité de population. Lorsque la coalition clame que le reste du pays est « libéré », cette terminologie requiert une interprétation très flexible : il est vrai que la présence houthie y est pratiquement inexistante. Mais aucune de ces zones n’est administrée par le « gouvernement internationalement reconnu » du Président Hadi. Au contraire, comme discuté ci-dessus, ces zones sont au mieux gérées par un ensemble de factions en compétition, parfois directement en conflit, soit des fronts militaires.
Peu de fronts ont vu des mouvements significatifs ces trois dernières années. Taiz et Al Baidha sont sujettes aux combats d’une multitude de forces rivales en lutte permanente. Mais le conflit est plus localisé et moins intense dans le Gouvernorat principalement rural d’al Baidah, alors qu’à Taiz les combats prennent place en zone urbaine densément peuplée. Les fronts du Gouvernorat de Mareb et de Nehm (Gouvernorat de Sanaa) sont restés relativement stables alors que la coalition a fait des progrès limités dans le Nord de la Tihama, autour d’Haradh et du petit port de Midi, et le Gouvernorat de Sa’ada. Dans le Sud de la Tihama au début de 2017, on assista à une avancée importante avec l’expulsion des Houthis de la région de Bab el Mandeb et de Mokha – là où les forces de Tareq Saleh ont maintenant pris le dessus depuis la mi-2018.
Après avoir été reportée en 2017, l’offensive longtemps anticipée pour expulser les Houthis de Hodeida commença le 13 juin de cette année, conduite par les Émirats et un groupement de forces yéménites. Il y eut un temps de suspension en juillet et août, théoriquement pour permettre à l’Envoyé spécial des Nations Unies de parvenir à une solution pacifique. Il persuada les Houthis de transférer la gestion du port à l’ONU, et d’en utiliser les revenus pour payer les salaires des fonctionnaires (principalement des professeurs et du personnel médical) non versés depuis deux ans. Le sérieux de l’engagement des Houthis n’a pu être vérifié, le gouvernement Hadi, en plein accord avec les Saoudiens et les Émiratis, a promptement rejeté l’accord et exigé la reddition complète de toutes les forces présentes à Hodeida – mettant fin brutalement à ce qui aurait été un modeste progrès dans le processus de paix.
Parmi les nombreuses questions sans réponse demeure le timing de l’offensive initiale de la coalition à Hodeida. Celle-ci correspondant précisément aux dates annoncées par l’Envoyé spécial Griffiths pour présenter son initiative de paix, s’agissait-il délibérément de couper les ailes à cette initiative avant qu’elle ne puisse se développer ? Le rejet par la coalition de l’accord sur la table à Hodeida est un autre signe qu’une paix négociée n’est pas dans son agenda réel, un coup supplémentaire porté aux efforts de l’Envoyé spécial anticipant l’échec de la conférence de Genève en septembre.
Depuis, l’offensive a repris et a pour cible la ville et le port ; il est probable que la bataille soit à la fois très longue et très sanglante avec, comme d’habitude, les victimes civiles les plus touchées. Dans le contexte de l’aggravation d’une situation déjà désastreuse sur le plan humanitaire, il ne fait aucun doute que le taux de mortalité dû à la famine est en augmentation. D’ailleurs, les enfants décharnés et la population se nourrissant de feuilles sont maintenant des images quotidiennes pour ceux qui suivent les nouvelles du Yémen. Avec des stocks de nourriture estimés à deux mois,https://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/yemen-food-supplie… l’absence de réserves d’hydrocarbures en raison du blocus et de l’offensive, et la fermeture de la route de Sanaa, le cauchemar va dépasser l’imagination.
Opportunités pour la France, l’Union Européenne et d’autres
Au-delà des contraintes imposées par la résolution 2216 des Nations Unies, l’échec de la conférence de Genève de septembre 2018 a mis à mal la crédibilité de l’Envoyé Griffiths vis-à-vis des Yéménites de même qu’il a limité sa marge de manœuvre pour les mois à venir. La situation désespérée de millions de Yéménites exige l’intervention de la part de tout acteur, capable de prendre une initiative dépassant le cadre imposé par la résolution 2216. La France dispose d’avantages sur d’autres pour engager des démarches : son importance internationale comme membre du P5, le récent succès du Président Macron en « résolvant » la crise entre l’Arabie saoudite et le Premier ministre libanais Hariri, ses ventes d’armes aux leaders de la coalition, vues par beaucoup comme un facteur négatif, ainsi que sa base dans les Émirats. Tous ces éléments démontrent ses liens étroits et donc une influence potentielle à la fois sur l’Arabie saoudite et les EAU : c’est l’opportunité d’un dialogue franc et ouvert.
La France est donc en position de sauver des vies et de contribuer à l’amélioration des conditions de vie de millions de Yéménites. Son engagement dans le droit humanitaire et les droits de l’Homme peut soutenir une action vigoureuse. Les mesures suivantes pourraient aider à trouver une solution :
- Premièrement, séparer le règlement de la crise yéménite de la rivalité avec l’Iran – les deux questions doivent être traitées, mais relèvent de logiques différentes. La France doit rappeler à l’Arabie saoudite et aux Émirats le rôle minime joué par l’Iran dans le conflit et doit les exhorter à traiter la question houthie et la guerre indépendamment de leur rivalité globale avec ce pays.
- Deuxièmement, au Yémen, la priorité immédiate est d’éviter de nouvelles victimes par la faim et les maladies : cela implique d’assurer l’ouverture du port de Hodeida et de la route de Sanaa qui assurent l’acheminement des fournitures de première nécessité vers les régions montagneuses enclavées et les villes. La France doit convaincre la coalition qu’une stratégie de blocus visant directement la population civile (femmes et enfants compris) n’est plus acceptable au XXIème siècle, au regard des critères du droit humanitaire.
- Troisièmement, la France doit rappeler aux membres de l’ONU, à la coalition et au gouvernement internationalement reconnu que les négociations pour une solution politique requièrent de la souplesse et des compromis. Notre pays peut proposer la rédaction d’une nouvelle résolution qui permettrait au système des Nations Unies d’intervenir de façon efficace.
- Quatrièmement, la France doit engager un dialogue actif avec l’Arabie saoudite et les EAU pour élaborer une nouvelle approche productive qui réussirait à atteindre un accord de paix au Yémen. Bien qu’une telle démarche doive-t-être initiée par les diplomates français, il est indispensable qu’elle soit accompagnée par un travail conjoint avec les alliés naturels de la France, l’Union européenne et, au-delà, avec tous ceux qui ont enregistré des médiations réussies, comme la Norvège par exemple.
La guerre au Yémen est une opportunité pour le Président Macron de réaliser un succès politique majeur. Bien que ce ne soit pas facile, la situation au Yémen est probablement moins difficile à résoudre que celle du Sahel, dans laquelle la France apparaît bloquée. Notre pays doit utiliser sa considérable expérience diplomatique pour réussir là où les autres n’ont pas su le faire, et prendre toutes les initiatives possibles pour alléger les souffrances de millions de Yéménites.