Peuls et djihadisme dans les pays du Sahel et d'Afrique de l'Ouest

On dénombre un peu moins de 40 millions de PeulsOn trouve en fait des évaluations très différentes, allant de 35 à 65 millions. Deux facteurs principaux expliquent ces variations : le métissage (qui rend parfois difficile l'assignation d'individus à telle ou telle ethnie) et les controverses sur l'origine de certaines populations (convient-il ou non de les rattacher aux Peuls ?). (également appelés Fulbe, Halpular, Fulani ou Fellata, selon les pays), présents dans une quinzaine de pays du Sahel et d'Afrique de l'Ouest, ainsi qu'au Cameroun, en République centrafricaine et au Soudan.

Les Peuls

Leur répartition géographique

Les Peuls sont environ 16 800 000 au Nigéria (190 millions d'habitants), 4 900 000 en Guinée Conakry (13 millions d'habitants), 3 500 000 au Sénégal (16 millions d'habitants), 3 millions au Mali (18,5 millions d'habitants), 2 900 000 au Cameroun (24 millions d'habitants), 1 600 000 au Niger (21 millions d'habitants), 1 260 000 en Mauritanie (4,2 millions d'habitants), 1 200 000 au Burkina Faso (19 millions d'habitants), 580 000 au Tchad (15 millions d'habitants), 320 000 en Gambie (2 millions d'habitants), 320 000 en Guinée-Bissau (1,9 millions d'habitants), 310 000 en Sierra Leone (6,2 millions d'habitants), 250 000 en République centrafricaineSoit à peu près la moitié de la communauté musulmane, qui représente elle-même environ 10 % de la population. (5,4 millions d'habitants), 4 600 au Ghana (28 millions d'habitants), et 1 800 en Côte d'Ivoire (23,5 millions d'habitants). Une communauté peule s'est également constituée au Soudan sur le chemin du pèlerinage à La MecqueLa communauté peule du Soudan est la moins étudiée et les modalités de recensement ne permettent pas de la dénombrer..

En pourcentage de la population, les Peuls représentent donc environ 38 % de la population en Guinée Conakry, 30 % en Mauritanie, un peu moins de 17 % en Guinée-Bissau, 16 % au Mali et en Gambie, 12 % au Cameroun, 22 % au Sénégal, un peu moins de 9 % au Nigéria, 7,6 % au Niger, 6,3 % au Burkina Faso, 5 % en Sierra Leone et en République centrafricaine, un peu moins de 4 % au Tchad et des pourcentages très minimes au Ghana et en Côte d'Ivoire.

Les Empires peuls

À plusieurs reprises dans l'histoire, les Peuls ont établi des empires. Ainsi :

  • dès le XVIIIe siècle, l'État théocratique du Fouta-Djalon en Moyenne-Guinée ;
  • au XIXe siècle, l'Empire peul du Macina au Mali (1818-1862) de Sékou Amadou Barryi, puis Sékou Amadou, qui conquit Tombouctou ;
  • au XIXe siècle également, l'Empire de Sokoto au Nigéria.

Ces empires ont pourtant été éphémères et, aujourd'hui, les Peuls ne contrôlent aucun État.

Le mode de vie des Peuls

Traditionnellement, les Peuls sont des éleveurs transhumants, et ils le demeurent très majoritairement, même si peu à peu un certain nombre d'entre eux se sont sédentarisés, à la fois en raison des contraintes que leur imposent les progrès de la désertification dans certaines régions, parce que leur dispersion et leur mobilité favorisent les échanges et les métissages et parce que certains gouvernements ont mis en place des programmes visant à sédentariser les nomades.

Ils sont musulmans dans leur très grande majorité, voire dans beaucoup de pays pour leur quasi-totalité. Historiquement, ils ont joué un rôle important dans la pénétration de l'islam en Afrique de l'Ouest.

Les juifs d'Afrique ?

L'écrivain et penseur malien Amadou Hampate Bâ (1900-1991), lui-même Peul, évoquant la manière dont ils sont perçus par d'autres communautés, a établi une comparaison avec les juifs, dans la mesure où, comme les juifs avant la création d'Israël, ils sont dispersés dans de nombreux pays, où ils suscitent de la part des autres communautés des reproches récurrents qui ne diffèrent guère selon le pays : ils sont souvent perçus comme enclins au communautarisme, au népotisme, et prompts à trahir.

Les conflits classiques qui, dans leurs zones de transhumance, opposent périodiquement ces éleveurs nomades aux agriculteurs sédentaires, ainsi que le fait qu'ils soient, davantage que la plupart des autres ethnies, présents dans un nombre important de pays (et sont donc au contact de populations diverses), contribuent sans doute à expliquer cette réputation trop souvent entretenue par les populations auxquelles les opposent des différends.

L'idée qu'ils sont des vecteurs privilégiés du djihadisme est, elle, beaucoup plus récente et s'explique par leur rôle dans la montée récente du terrorisme dans le Centre du Mali (région du Macina, boucle du Niger).

Peuls et djihadisme

De tout temps, partout en Afrique, des conflits ont opposé les cultivateurs sédentaires aux éleveurs généralement nomades pratiquant la transhumance. Les premiers accusant les seconds de saccager leurs cultures avec leurs troupeaux, tandis que ceux-ci se plaignent de vols de bétail, de difficultés d'accès aux points d'eau et d'obstacles entravant leurs déplacements.

Mais, depuis 2010, les conflits, plus nombreux et plus meurtriersD'autant que les bagarres à coups de poing et de bâtons, ou au pire de poignards, ont fait place à des affrontements à la Kalachnikov., ont pris une toute autre ampleur, en particulier dans le Sahel. L'extension continue des terres agricoles, nécessitée par une croissance démographique très rapide, limite progressivement les espaces de pâture et de transhumance, alors que les grandes sécheresses des années 1970 et 1980 ont incité les éleveurs à entreprendre une migration vers le sud, vers des régions dans lesquelles les sédentaires n'avaient pas l'habitude de la concurrence des nomades. En outre, la priorité donnée par les politiques de développement à l'élevage intensif tend à marginaliser les nomades.

Laissés pour compte des politiques de développement, s'estimant fréquemment victimes de discrimination de la part des autoritésIls bénéficient effectivement moins de l'attention de ces autorités, car ils évoluent fréquemment dans des pays dont ils n'ont pas la nationalité, et, en tout état de cause, ne sont pas en permanence en contact avec ces autorités du fait de leurs déplacements. Ils appartiennent en outre généralement à des ethnies différentes de celle des fonctionnaires, le plus souvent issus de lignages sédentaires., les éleveurs transhumants éprouvent fréquemment le sentiment de vivre en milieu hostile et ils se mobilisent pour défendre leurs intérêts. Par ailleurs, les groupes terroristes et les milices qui s'affrontent en Afrique de l'Ouest et centrale s'efforcent d'instrumentaliser leurs frustrations afin de les enrôler.

Or, les éleveurs nomades sont dans leur très grande majorité des Peuls, qui sont en outre les seuls nomades présents dans tous les pays de la région.

Et la nature de certains des empires précités, ainsi qu'une certaine tradition combattante des PeulsQui ont par exemple joué un rôle important dans la résistance à la colonisation, en particulier dans le Fouta-Djalon et dans les régions environnantes (soit les territoires qui allaient devenir les colonies françaises de Guinée, du Sénégal et du Soudan français)., conduit de nombreux observateurs à considérer que la participation des Peuls à l'émergence récente (2015) d'un djihadisme terroriste dans le centre du Mali est en quelque sorte le produit combiné de l'histoire et d'une identité peule qui fait figure d'épouvantail. L'implication des Peuls dans l'extension de cette menace terroriste au Burkina Faso, voire au Niger, paraît confirmer cette manière de voirPourtant, si les Peuls jouent effectivement un rôle important dans la mise en place d'un nouveau foyer terroriste au Burkina Faso, la situation au Niger est différente : certes, des attaques y sont désormais périodiquement menées par des groupes peuls, mais elles sont perpétrées de l'extérieur par des assaillants venus du Mali (cf. ci-après la partie « Les Peuls au Niger »)..

Pourtant, la situation des Peuls peut différer fortement selon les pays, que ce soit leur mode de vie (degré de sédentarisation, degré d'instruction, etc.), la manière dont ils se perçoivent, voire la manière dont ils sont perçus.

Peuls et djihadisme dans le centre du Mali : entre mutations, révoltes sociales et radicalisation

Si l'opération Serval est parvenue en 2013 à faire refluer les djihadistes qui occupaient le Nord Mali, et si l'opération Barkhane a permis d'éviter qu'ils ne reviennent sur le devant de la scène, les contraignant à la clandestinité, les attentats, non seulement n'ont pas cessé, mais ont gagné le Centre du Mali (dans la boucle du Niger, région également dénommée Macina) et s'y sont multipliés depuis 2015. Les djihadistes ne contrôlent certes par la région comme ils contrôlaient le Nord en 2012 et ils sont obligés de se cacher. Ils n'ont d'ailleurs pas le monopole de la violence, puisque des milices se sont constituées pour les combattre, parfois avec le soutien des autoritésIl existe également dans la région des groupes armés qui relèvent du pur banditisme (trafic de drogues, de migrants, etc.) et qui, s'ils essaient habituellement de ne pas se faire remarquer, sont néanmoins parfois auteurs de violences sans aucun rapport avec le djihadisme (concurrence entre bandes rivales, ou élimination de notables susceptibles de gêner leurs trafics).. Néanmoins, ils multiplient les attentats et les assassinats ciblésSont visés : des présumés collaborateurs des autorités, de l'armée malienne ou de Barkhane ; des postes aux convois militaires (maliens ou de la MINUSMA) ; des imams, chefs de village ou autres notables susceptibles d'animer une résistance., et l'insécurité a atteint un degré tel que la région n'est plus réellement sous le contrôle du gouvernement, beaucoup de fonctionnaires ont abandonné leur poste, un nombre non négligeable d'écoles sont fermées et la dernière élection présidentielle n'a pas pu être assurée dans 5 % à 10 % des communes dans les cercles les plus touchés par les violences.

Dans une certaine mesure, cette situation procède d'une « contagion » venue du Nord. Délogés des villes du Nord qu'ils avaient occupées pendant quelques mois, ayant échoué à mettre en place un État indépendant, contraints à la discrétion, les groupes armés djihadistes, à la recherche de nouvelles stratégies et de nouveaux modes d'action, ont su utiliser des facteurs d'instabilité de la région Centre pour y acquérir une influence.

Certains de ces facteurs sont communs au Centre et au Nord. Il serait, toutefois, erroné de considérer que les graves incidents qui se produisent désormais régulièrement dans le Centre ne sont que l'extension du conflit du Nord. D'autres fragilités, en effet, sont plus spécifiques au Centre. Les objectifs des communautés implantées localement, que les djihadistes instrumentalisent, diffèrent d'ailleurs profondément. Alors que les Touaregs revendiquaient l'indépendanceAvant d'abandonner (ou de mettre en sourdine) cet objectif lorsqu'ils ont été submergés par les groupes djihadistes et ont compris que c'est à ceux-ci que profiterait l'indépendance. de l'AzawadRégion en fait mythique, qui n'a jamais correspondu à aucune entité politique dans le passé, mais qui désigne pour les Touaregs l'ensemble des régions du Nord., les communautés représentées dans le Centre n'avancent pas de revendications politiques comparables (dans la mesure où elles avancent des revendications !).

L'importance du rôle joué par les Peuls dans les événements du Nord, soulignée par tous les observateurs, est un indice de cette différence. Effectivement, le fondateur du FLM (Front de Libération du Macina), le plus important des groupes armés impliqués, Hamadoun KoufaBarkhane a annoncé son élimination, lors d'une « action complexe et audacieuse », dans la nuit du 22 au 23 novembre 2018., est un Peul, comme la grande majorité de ses combattants.

Peu présents au Nord, les Peuls sont nombreux dans le Centre. La concurrence traditionnelle entre éleveurs nomades et agriculteurs sédentaires, génératrice de conflits, est donc particulièrement marquée dans cette région, où l'on observe, comme dans toute la bande sahélienne, mais avec une intensité particulière, des tendances de fond qui rendent plus difficile la cohabitation entre nomades et sédentaires. Ces tendances sont essentiellement de deux ordres :

  • les changements climatiques, déjà en cours dans la bande sahélienne (la pluviométrie a chuté de 20 % au cours des 40 dernières années), obligent les nomades à rechercher de nouvelles zones de pâturage, entrant en concurrence avec les agriculteurs sédentairesCertains Peuls, en outre, deviennent semi sédentaires. Dans certaines zones, il peut arriver qu'ils réclament à des Bambaras ou Dogons des terres, autrefois propriété de leurs ancêtres, qui les ont confiées aux Bambaras ou Dogons sans que les conditions de propriété soient clairement définies., d'autant qu'un certain nombre de Peuls en sont venus à adopter un mode de vie sédentaire ou semi-sédentaire ;
  • la croissance démographique (le Sahel est l'une des très rares régions du monde qui n'ont pas encore amorcé leur transition démographique) qui conduit les agriculteurs à rechercher de nouvelles terres, fait particulièrement sentir ses effets dans cette région déjà très peuplée.

En outre, les Peuls sont particulièrement touchés par les conséquences de ces évolutions, dans la mesure où dans cette région où cohabitent toutes les ethnies du Mali, la concurrence entre éleveurs nomades et sédentaires les oppose à toutes les autres communautésOn trouve dans la région des Peuls, des Tamasheq, des Songhaïs, des Bozos, des Bambaras et des Dogons. ; ils sont particulièrement affectés par d'autres évolutions, conséquences des politiques étatiques… ou de l'absence de l'État.

A cet égard, on observe que :

  • même si les autorités maliennes, contrairement à ce qui a pu se passer dans d'autres pays, n'ont jamais théorisé l'intérêt ou la nécessité d'une sédentarisation, le fait est que les projets de développement s'adressent davantage aux sédentaires (y compris sous la pression des bailleurs de fonds, généralement favorables à l'abandon du nomadisme, jugé moins compatible avec l’émergence d'un État moderne et rendant plus difficile l'accès à l'éducation) ;
  • la mise en place en 1999 de la décentralisation, et les élections municipales, qui, si elles ont pu fournir aux Peuls l'opportunité de porter des revendications communautaires dans le champ politique, ont surtout contribué à faire émerger de nouvelles élitesCet effet, certes, a été limité par les vicissitudes de la politique de décentralisation (négligée pendant les deux mandats d'Amadou Toumani Touré, elle a ensuite souffert des événements qu'a connus le pays depuis 2011, de sorte que les élections n'ont pas été organisées avec la régularité prévue par les textes). Il n'en a pas moins été réel d'un certain nombre de communes. Et sans doute le « ressenti » de telles transformations est-il supérieur à leurs effets réels, notamment chez les Peuls, qui ont tendance à s'estimer « victimisés »., et par la suite, à remettre en cause les structures traditionnelles issues de la coutume, de l'histoire et de la religion. Les Peuls ressentent ces transformations avec une intensité particulière, dans la mesure où les relations sociales au sein de leur communauté sont anciennes. Ces transformations interviennent, en outre, sous l'impulsion d'un État qu'ils ont toujours considéré comme « importé », produit d'une culture occidentale très éloignée de la leur ;
  • L'irruption de la modernité, depuis une quinzaine d'années, dans cette région comme dans les autres régions du Mali, a également affecté les relations sociales traditionnelles, contribuant à une modification des relations entre ethnies comme au sein de chaque communauté. La diffusion du téléphone mobile, en particulier, a eu pour conséquence la création de nombreux emplois, occupés par des jeunes peu qualifiés qui n'avaient auparavant guère de perspectives professionnelles et dont beaucoup sont d'anciens esclaves. Or, dans la société peule, à l'organisation sociale complexe (cf. Annexe 1), les agro-pasteurs nobles, n'étant pas scolarisés ni alphabétisés, étaient à certains égards dépendants de leurs esclaves. L'apparition des moyens de communication modernes a accentué ce phénomène.

Les évolutions induites par la décentralisation (c'est-à-dire l'émergence de nouvelles élites, élues) comme par la modernité technologique se traduisent par une perte d'influence des anciens notables (garants de la stabilité sociale) et l'apparition de tensions entre groupes sociaux concurrents, qui tendent à exacerber les tensions traditionnelles - que les groupes djihadistes savent instrumentaliser.

La situation créée par la rébellion touarègue de 2012, et la survenue simultanée des djihadistes dans le Nord, mais aussi dans une partie du Centre, a aggravé les choses, dans la mesure où :

  • elle a restreint la mobilité des troupeaux ;
  • l'apparition de groupes armés a fourni aux communautés qui se jugeaient victimes de conflits anciens l'opportunité de rechercher des protecteurs. C'est ainsi que de nombreux Peuls ont rejoint les rangs du Mujao ;
  • le processus de délitement de l'État (observé depuis les années 80) s'est aggravé (fuite à Bamako de fonctionnaires menacés, fermeture périodique d'écoles, etc.). La déshérence du système judiciaire est particulièrement préjudiciable (absence d'arbitres dans les conflits communautaires) ;
  • l'insécurité ambiante a fourni le prétexte à une aggravation des exactions commises par l'armée et les forces de sécurité, dont les Peuls souffrent sans doute davantage que d'autres communautésLes traditions de certaines communautés sédentaires les prédisposaient à la mise en place de milices qui, constituées pour combattre les djihadistes, ont également eu tendance, dans un contexte marqué par l'évanescence croissante de l'État, à s'impliquer dans les conflits communautaires traditionnels (selon de nombreux observateurs, ces milices se sont constituées avec le soutien de l'État et s'estiment assurées de l'impunité)..

Les réminiscences historiques, enfin, ne doivent pas être ignorées, même s'il convient de ne pas les surestimer. Dans l'imaginaire peul, l'Empire du Macina (la Diina, empire théocratique dont Mopti était la capitale) représente l'âge d'or du Centre. L'héritage de cet empire comporte, outre les structures sociales propres à la communauté, un certain rapport à la religion : les Peuls se vivent et sont perçus comme les tenants d'un islam pur, dans le sillage de la confrérie soufie quaddiriya, sensible à une application rigoriste des préceptes du Coran. La Diina avait lancé un djihad dont l'objectif était de « purifier » les sociétés musulmanes de la région, et l'enseignement islamique dispensé dans les territoires qui constituaient le cœur de l'Empire du Macina portent cette empreinte. L'attitude de Koufa envers les grandes figures de l'Empire du Macina était certes ambiguëIl s'y référait fréquemment dans ses prêches, mais il avait, par exemple, fait profaner la tombe de Sékou Amadou.. Il apparaît néanmoins que l'islam traditionnellement pratiqué par les Peuls est potentiellement compatible avec certains aspects du salafisme, dont se réclament les groupes djihadistes.

Une tendance paraît d'ailleurs se dessiner depuis quelques mois dans le Centre : progressivement, les motivations initiales d'adhésion aux groupes djihadistes, purement locales, semblent se teinter davantage d'idéologie, tendance qui se traduit par une mise en cause de l'État malien et de la modernité en général. La propagande djihadiste, qui préconise le refus du contrôle de l'État (imposé par l’Occident et complice de celui-ci) et l'émancipation des hiérarchies sociales produites par la colonisation et cet État moderne, trouvent ainsi un écho plus « naturel » chez les Peuls que dans d'autres groupes ethniques.

La régionalisation de la question peule dans le sahel

L'extension du conflit au Burkina Faso

Les Peuls sont majoritaires dans la partie sahélienne du Burkina FasoPlus précisément dans les provinces du Soum (Djibo), du Seeno (Dori) et de l'Oudalan (Gorom-Goom), qui jouxtent les régions maliennes de Mopti, Tombouctou et Gao., qui fait frontière avec le Mali, et aussi avec le NigerRégions nigériennes de Tera et Tilabéry. à travers les régions de Tera et de Tilabéry. Une forte communauté peule vit également à Ouagadougou, où elle occupe une grande partie du quartier Dapoya et Hamdallaye.

Depuis fin 2016, un nouveau groupe armé se réclamant de l’État islamique a fait son apparition Ansaroul Al Islamya ou Ansaroul Islam, dont le leader principal était Malam Ibrahim Dicko, un prédicateur peul qui, comme Hamadoun Koufa au Centre du Mali, s’était fait connaître à travers ses multiples attaques contre les Forces de défense et de sécurité du Burkina Faso et les écoles dans les provinces du Soum, du Seeno et de l’OudalanLors de la reconquête du Nord Mali en 2013, les Forces armées maliennes avaient pu mettre la main sur Ibrahim Malam Dicko. Mais celui-ci fut libéré après les interventions de leaders peuls à Bamako (parmi lesquels l'ancien président de l'Assemblée nationale, Aly Nouhoum Diallo). C'est après sa libération qu'il créa Ansaroul.. Les leaders d’Ansaroul Al Islamiya sont d’anciens combattants du MUJAOMouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest. au centre du Mali. Malam Ibrahim Dicko est aujourd'hui donné pour mortÀ la suite d'une opération conjointe menée par les forces françaises, burkinabaises et maliennes en juillet 2017 à la frontière entre le Mali et le Burkina Faso., et c'est son frère Jafar Dicko qui lui a succédé à la tête d’Ansaroul Islam.

Toutefois, l'action de ce groupe demeure pour le moment géographiquement circonscrite.

Mais, tout comme au centre du Mali, les Peuls font l’objet d’amalgames et c'est l'ensemble de la communauté qui est perçue comme complice des djihadistes ciblant les communautés sédentaires. En réaction aux attaques terroristes, les sédentaires forment leurs propres milices pour se défendreC'est ainsi que début janvier 2019 les habitants de Yirgou, en réponse à une attaque armée d'individus non identifiés, ont assailli pendant deux jours (les 1er et 2 janvier) des populations peules, faisant 48 morts ; des forces de l'ordre ont été déployées pour ramener le calme. Au même moment, à quelques encablures de là, dans le cercle de Bankass, au Mali, 41 Peuls ont été tués par des Dogons..

La situation au Niger

Contrairement au Burkina Faso, le Niger ne connaît pas de groupe terroriste installé sur son territoire et opérant à partir de celui-ci, malgré les tentatives de Boko Haram pour s'implanter dans les régions frontalières, notamment du côté de Diffa, en gagnant à sa cause de jeunes nigériens que la situation économique du pays semble priver d'avenir. Même s'il y parvient avec peine, le Niger a réussi jusqu'à présent à contrecarrer ces tentatives.

Cette situation s'explique, en particulier, par l'importance accordée aux questions sécuritaires par les autorités nigériennes, qui y consacrent une part très importante du budget national. Elles ont affecté des moyens conséquents (compte tenu de leurs possibilités)Le Niger est un des pays les plus pauvres du monde (dans le classement du PNUD pour 2018, il occupe la dernière place) et il doit s'efforcer de combiner l'effort sécuritaire et une politique visant à amorcer le processus de développement. au renforcement de leur armée et de leur police, sont très actives dans la coopération régionale (notamment avec le Nigéria et le Cameroun contre Boko Haram) et accueillent de manière très ouverte sur leur territoire des forces étrangères mises à disposition par des pays occidentaux (France, États-Unis, Allemagne, Italie).

Par ailleurs, les autorités nigériennes – tout comme elles ont su, davantage que leurs homologues maliennes, prendre des mesures qui ont permis de désamorcer largement la question touarègue – ont également manifesté une attention plus poussée qu'au Mali à la question peule.

Le Niger, cependant, ne peut éviter entièrement la contagion venue de pays voisins. Il subit régulièrement des attaques terroristes, aussi bien au sud-est, dans les régions frontalières du Nigéria, qu'à l'ouest, dans les régions proches du Mali. Ce sont des attaques venues de l'extérieur : opérations menées par Boko Haram dans le sud-est et opérations menées depuis la région de Ménaka à l'ouest (la région de Ménaka est une zone privilégiée de « mûrissement » des rébellions touarègues au Mali).

Les assaillants venus du Mali sont fréquemment des Peuls. Ils n'ont pas la même puissance que Boko Haram, mais il est d'autant plus difficile de prévenir leurs attaques que la porosité de la frontière est grande. Beaucoup de Peuls concernés sont d'ailleurs Nigériens ou d'origine nigérienne : de nombreux éleveurs peuls ont, en effet, été conduits à quitter le Niger pour s'installer au Mali voisin lorsque, dans les années 1990, dans la région de Tilabéry, l'aménagement de périmètres irrigués a diminué leurs espaces de pâturages. Depuis lors, ils ont été impliqués dans les conflits entre Peuls et Touaregs maliens (Imaghads et Daoussaks). Avec la dernière rébellion touarègue au Mali, les rapports de force entre les deux groupes ont évolué : jusqu'alors, les Touaregs, qui s'étaient déjà soulevés plusieurs fois depuis 1963, disposaient déjà de nombreuses armes. Les Peuls originaires du Niger se sont « militarisés » lorsque s'est constituée en 2009 la milice Ganda IzoIssue de la scission d'une milice plus ancienne, Ganda Koy, qui s'est maintenue et avec laquelle Ganda Izo a depuis lors scellé une alliance.. Celle-ci ayant vocation à combattre les Touaregs, des Peuls y ont adhéré (Peuls maliens comme Peuls venus du Niger), beaucoup ont ensuite été intégrés dans le MUJAO, puis dans l'EIGSÉtat Islamique dans le Grand Sahara.. Le rapport de force entre Touaregs et Daoussaks d'une part, Peuls de l'autre, s'en est trouvé modifié et est désormais plus équilibré. Des affrontements en ont résultéDans lesquels les forces internationales (notamment Barkhane) ont parfois noué des alliances de circonstance avec les Touaregs et Daoussaks (notamment avec le MSA), engagés depuis l'Accord de paix dans la lutte contre le terrorisme., faisant souvent des dizaines de victimes dans les deux camps.

Les Peuls du Nigéria

Pays le plus peuplé d’Afrique de l’Ouest avec 190 millions d’habitants, le Nigéria, comme de nombreux pays de la région, se caractérise par une dichotomie entre le Sud, habité majoritairement par des chrétiens Yorouba, et le Nord, dont la population est essentiellement musulmane, comportant de nombreux Peuls qui, comme partout, sont éleveursGlobalement, le pays compte environ 53 % de musulmans et 47 % de chrétiens..

La « ceinture centrale » du Nigéria, traversant le pays d'est en ouestEn particulier l'État de Kaduna, au nord d'Abuja, l'État de Benué-Plateau à l'est d'Abuja, et l'État de Taraba, au sud-est d'Abuja., est une zone de rencontre entre ces deux mondes, théâtre d'incidents fréquents s'inscrivant dans un cycle de vengeances sans fin opposant des agriculteurs, généralement chrétiens (qui accusent les éleveurs peuls de laisser leurs troupeaux endommager leurs cultures), à des éleveurs généralement peuls (qui se plaignent de vols de bétail et de l'implantation croissante de fermes sur des zones traditionnellement disponibles pour la transhumance de leurs animaux).

Ces conflits ont été exacerbés dans la période récente, car, là aussi, les Peuls ont cherché à étendre vers le sud leurs routes de transhumance, les pâturages du Nord souffrant d'une sécheresse de plus en plus marquée, tandis que les agriculteurs du Sud, au dynamisme démographique particulièrement marqué, cherchent à implanter des fermes toujours plus au nord.

Ces derniers mois, cet antagonisme a pris une dangereuse tournure identitaire et religieuse entre deux communautés devenues irréconciliables, et qui sont régies par des systèmes juridiques différents depuis que la loi islamique a été réintroduite en 2000 dans douze États du NordEn vigueur jusqu'en 1960, elle avait été abolie au moment de l'indépendance.. Aux yeux des chrétiens, les Peuls veulent les « islamiser », y compris par la force.

Cette vision se nourrit du fait que Boko Haram, dont les chrétiens constituent l'une des cibles privilégiées, cherche à instrumentaliser les milices au profit de leurs adversaires peuls, et que, effectivement, un certain nombre de combattants de celles-ci ont rejoint ses rangs. Les chrétiens considèrent que les Peuls (avec les Haoussas, qui leur sont apparentés) fournissent le gros des troupes de Boko Haram. Perception excessive, d'autant qu'un certain nombre de milices peules demeurent autonomes. Mais le fait est que l'antagonisme s'est aggravé ces dernières annéesC'est ainsi que, le 23 juin 2018, dans un village majoritairement peuplé de chrétiens (Luggere), une attaque attribuée à des Peuls s'est traduite par un lourd bilan : 200 morts..

L'élection à la présidence de la République de Mohamadou Buhari, Peul et ancien leader de la plus grande association culturelle peule (le Tabital Pulaakou International), n'a pas contribué à apaiser les tensions. Le Président est fréquemment accusé de soutenir en sous-main ses parents peuls, au lieu de donner instruction aux forces de sécurité de réprimer leurs agissements délictueux.

Les Peuls de Guinée

La Guinée Conakry est le seul pays dans lequel les Peuls constituent l'ethnie la plus nombreuse, sans toutefois être majoritaire (environ 38% de la population). S’ils sont issus de la Moyenne-Guinée, la partie centrale du pays, qui englobe des villes comme Mamou, Pita, Labé et Gaoual, ils sont présents dans toutes les autres régions, où ils ont migré à la recherche de meilleures conditions d’existence.

La région n'est pas touchée par le djihadisme, et les Peuls n'y sont pas et n'y ont pas été particulièrement impliqués dans des conflits violents, si l'on excepte les conflits traditionnels entre éleveurs et sédentaires.

Ils contrôlent d'ailleurs l'essentiel du pouvoir économique et, dans une large mesure, les pouvoirs intellectuel et religieux. Très tôt alphabétisés, en arabe puis à l’école française, ils sont les plus instruits. Les imams, les maîtres coraniques, les cadres supérieurs de l’intérieur comme de la diaspora sont, dans leur majorité, peuls.

On peut pourtant s'interroger sur l'avenir, dans la mesure où ils ont toujours été, depuis l'indépendance, victimes de discriminations visant à les tenir à l'écart du pouvoir politique.

Le premier président guinéen, Sékou Touré, Malinké, avait pratiqué dès son arrivée au pouvoir une politique d'exclusion des responsabilités politiques et de la fonction publique, au prétexte que les Peuls auraient massivement voté « Oui » au référendum (c'est-à-dire en faveur du maintien dans la Communauté française) - prétexte mis en avant pour assurer le pouvoir de sa propre ethnie, moins nombreuse (environ 25 % de la population)Dès les premiers moments de la lutte pour l'indépendance, en 1958, Sékou Touré et ses partisans s'étaient confrontés aux Peuls de Barry Diawandou. Une fois pouvoir, Sekou Touré avait attribué tous les postes importants à des Malinkés. La dénonciation de prétendus complots peuls, en 1960, et surtout en 1976, lui a fourni un prétexte à l'élimination de personnalités peules importantes (en particulier, en 1976, Telli Diallo, qui avait été le premier Secrétaire général de l'Organisation de l'Unité Africaine, personnalité très respectée et d'une réelle envergure, qui avait été emprisonné et privé de nourriture jusqu'à ce qu'il meurt dans son cachot). Ce prétendu complot avait été l'occasion pour Sekou Touré de prononcer trois discours dénonçant les Peuls (qualifiés de « traîtres » qui « ne pensent qu'à l'argent ») avec une virulence qui confinait à l'appel au génocide..

Cette politique a été moins prononcée sous Lansana Conté, mais, alors même que les Peuls guinéens comme les observateurs s'attendaient à ce que la démocratisation s'accompagne de son abandon, le président Alpha Condé l'a largement reprise à son compte pour être élu en 2010L'élection présidentielle de 2010 était la première élection démocratique de l'histoire de la Guinée Conakry. Au premier tour, Cellou Dalein Diallo, président de l'UFDG (parti dans lequel se reconnaissent les Peuls) avait obtenu 43 %, contre 18 % à Alpha Condé. Celui-ci parvint à faire retarder de quatre mois le second tour (avec l'appui d'une large partie de la communauté internationale) et, en reprenant à son compte la politique de stigmatisation des Peuls, obtint une majorité au second tour. et l'a poursuivie depuis lors.

Le discours du pouvoir n'est pas sans effet. Les autres ethnies se sentent envahies par les Peuls, nomades de tradition qui sont parvenus à acheter bon nombre des meilleures terres et possèdent souvent les commerces les plus florissants et les demeures les plus resplendissantes. Dans leur perception, si les Peuls accédaient au pouvoir politique, ils auraient tous les pouvoirs et, compte tenu de la mentalité qu'elles leur prêtent, ils s'arrangeraient pour le garder ad vitam aeternam. Jusqu'à présent, les différentes communautés ont pourtant vécu en harmonie.

Mais la situation qui leur est faite est de plus en plus mal vécue par les Peuls, et génératrice de frustrations que la démocratisation récente (2010) permet désormais d'exprimer.

Les jeunes peuls, en particulier, reprochent de plus en plus à leurs aînés d'être trop complaisants. Ils sont par ailleurs, davantage que les anciens, sensibles à l'islam, plus rigoriste que l'islam guinéen traditionnelDepuis une dizaine d'années, de jeunes guinéens ayant étudié dans les pays arabes (ce qui ne se produisait pas auparavant) reviennent en parlant arabe. Ils estiment donc avoir, contrairement à leurs aînés, accès au « vrai » Coran., que contribuent à propager les nombreuses associations qui, grâce à des financements en provenance des pays du Golfe, créent des écoles coraniques et fournissent un minimum de services sociaux (santé en particulier), notamment dans les régions rurales où l'État s'est progressivement absenté. On constate parfois des dérives, inconcevables il y a quelques années encorePar exemple : tel imam qui est parvenu à convaincre les jeunes de son village de ne plus regarder la télévision ou de ne plus écouter de musique..

Ces jeunes, touchés en outre par un chômage croissant, sont de plus en plus attentifs à ce qui se passe dans le Mali voisin, et certains commencent à s'interroger : si seul le recours aux armes permet de se faire entendre, ne convient-il pas d'y songer ? Dans ce contexte, la prochaine élection présidentielle, en 2020, lors de laquelle Alpha Condé ne pourra pas se représenter (la Constitution interdisant plus de deux mandats), sera une échéance importante pour l'évolution des rapports entre les Peuls et les autres communautés.

Si une nouvelle coalition trop visiblement cimentée par la volonté de faire barrage aux Peuls l'emporte, des troubles risquent d'éclater, dont les conséquences seraient difficilement prévisiblesEn particulier si le Président Sékou Touré, comme d'aucuns le soupçonnent, s'efforce d'obtenir une modification constitutionnelle lui permettant de se présenter pour un troisième mandat..

Si le candidat qui a la faveur des Peuls (qui sera probablement à nouveau Cellou Dalein Diallo) l'emporte, il ne semble pas qu'il faille craindre une réaction violente des autres communautés (même si l'élite politique malinké se sentira dépossédée). Pourtant, le nouveau président sera confronté à un dilemme particulièrement délicat et lourd de menaces : s'il ne prend pas rapidement des mesures pour parvenir à un meilleur équilibre au sein de la fonction publiqueEn particulier dans l'armée, qui compte 14 % de Peuls pour 51 % de Malinkés., ses partisans déçus se feront rapidement entendreD'ores et déjà, certains de ses partisans, surtout parmi les jeunes, lui reprochent une trop grande mollesse., éveillant les craintes des autres ethnies… Lesquelles seront également en alerte s'il procède à quelques nominations importantes au bénéfice de sa communauté.

Conclusion

Il n'y a pas de prédestination peule au djihadisme, qui serait induite par l'histoire des anciens empires théocratiques.

La société peule est, du reste, une société dont on méconnaît souvent la complexité (cf. Annexe 1) et les intérêts de ses composantes peuvent différer et être à l'origine de comportements contradictoires, voire de clivages intracommunautairesS'agissant du Centre du Mali, la propension à contester l'ordre établi, dont il a été dit qu'elle conduit nombre de Peuls à rejoindre les rangs djihadistes, est parfois le fait de jeunes de la communauté qui agissent à l'encontre de la volonté de leurs aînés. De même est-il arrivé que de jeunes peuls tentent de mettre à profit les élections municipales, qui, ainsi qu'il a été expliqué, ont souvent été perçues comme une opportunité de faire émerger des dirigeants qui n'étaient pas issus des notabilités traditionnelles – ces jeunes considérant parfois leurs aînés comme participant de ces notabilités traditionnelles. Il a même pu arriver que des conflits, y compris armés, opposent des Peuls à d'autres Peuls..

Mais sans doute une prédisposition à s'allier aux contestataires des ordres établis, inhérente à la condition d'itinérants qui est celle des Peuls, ainsi qu'à une dispersion géographique qui les condamne à demeurer toujours minoritaires et, subséquemment, à ne pouvoir peser de manière décisive sur le destin d'États calqués sur un modèle extérieurEt, lorsque par exception ils paraissent en avoir la possibilité et estiment en avoir la légitimité (Guinée)..

Les perceptions subjectives qui découlent de cette condition nourrissent l'opportunisme qu'ils ont appris à cultiver dans l'adversité – face à des contempteurs qui les considèrent comme des corps étrangers menaçants, alors qu'eux-mêmes se vivent en victimes discriminées et vouées à la marginalisation.

Annexe 1 - Organisation et stratification de la société peule dans le Centre du Mali

À l’instar d’autres sociétés agro-pastorales du Sahel, la société peule du centre du MaliPar « société peule du centre du Mali », nous désignons ici la communauté peule occupant l’espace territorial dénommé Hayré (région montagneuse). Administrativement parlant, il s’agit du Cercle de Douentza et plus précisément des communes du Haïré (Boni) et de Mondoro. Cette zone constitue notre terrain de recherche depuis octobre 2009. Par extension, nous évoquons également les régions du Seeno Gondo (Cercle de Koro) et Seeno Mango (Cercle de Bankass). Ces deux cercles ont, depuis septembre 2017, volé la vedette aux zones considérées comme étant l’épicentre de la crise au Centre du Mali, les cercles de Douentza (zone exondée) et de Ténenkou (zone inondée), à cause des conflits intercommunautaires (essentiellement entre Peuls et Dogons). Pour rappel, la région de Mopti est divisée en zones exondées et inondées (Delta central du Niger). a connu au cours des dernières décennies de profondes mutationsLes mutations sont définies souvent comme des changements, (du latin mutatio, de mutare, changer, Larousse 1983). Le changement est synonyme d’évolution, de transformation et métamorphose, action de transformer, c’est le changement d’une forme à une autre, qualifiée de considérable. Selon F. Choay & P. Merlin, 1988, « la mutation sociale, c’est le passage d’un type de société à un autre ».. La communauté peule en tant qu’ethnie est loin de constituer un groupe homogène. La terminologie « Peul », elle-même, renvoie à une complexité sémantique du point de vue anthropologique qui mérite d’être décortiquéeC’est pourquoi, à chaque fois que nous empruntons ce terme, nous mesurerons la teneur du concept et tâcherons d’expliquer la catégorie sociale à laquelle nous faisons référence. Cette mise en exergue nous met à l’abri de certains obstacles épistémologiques, comme par exemple l’homogénéisation de l’ethnie peule. Considérer l’ethnie peule comme un groupe homogène consiste à faire fi des complexités catégorielles qui peuvent en exister..

Les deux principaux groupes sociaux de l’ethnie peule, les nobles (Rimbé) et les descendants de captifs (Rimaybé)« Les Bamanans, les Nonos ou Markas, les Dogons, les Bobos qui n'eurent pas les moyens physiques ou politiques de s'opposer à cette volonté hégémonique devinrent, pour la plupart, des ‘captifs de terre’, Rimayɓe » (Barrière et Barrière 2002, 27)., auparavant appelés esclaves ou captifs (Maccube), se subdivisent chacun en plusieurs catégories sociales. Ces deux groupes constituent les castes supérieuresSur la question des castes, en général, voir Gilles Holder (2001) ; Même si son article ne se focalise pas spécifiquement sur la société peule, il fait référence à des récits comparatifs entre les sociétés peule et dogon sur, justement, les hommes de Caste, du Lieutenant Louis Desplagnes, le premier européen à s’être essayé dès 1905 à une description de la société dogon. Cette analyse comparative démontre que les hommes de castes en milieu peul (griots, artisans, boisseliers, cordonniers, etc.) font partie de la hiérarchie sociale et jouent pleinement leur rôle pour la bonne marche de la société. La plupart d’entre eux sont certes dépendants économiquement de leurs maîtres (noblesse) mais en contrepartie offrent leur savoir-faire et savoir-être aux nobles pour que ces derniers soient ce qu’ils sont. Holder Gilles, « « Gens de caste » ou « Personnes-Blanches » ? Esquisse du statut de l'étranger natif du pays dogon », In : Journal des africanistes, 2001, tome 71, fascicule 1. Les empreintes du renard pâle. pp. 121-148 ;  doi : https://doi.org/10.3406/jafr.2001.1255 https://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_2001_num_71_1_1255. Voir aussi Tal Mari, (1997) sur les castes de l’Afrique occidentale.. Chaque groupe a une fonction sociale à jouer pour la bonne marche de la société. Les descendants d’esclaves (Rimaybe), dont les ancêtres furent réduits en esclavages (Maccube) pour servir les maîtres (Rimbe) pendant les razzias et guerres fratricides entre tribus guerrières avant la colonisation française, se sont affranchis de cette domination avec le temps et à la faveur de l’abolition de l’esclavage sous la colonisationMalgré l’abolition du travail forcé en Afrique francophone, qui sous-entend de l’esclavage, à travers la loi 46-645 dite loi Houphouët Boigny du 11 avril 1946, certains royaumes peuls et sonrhaïs, dont la production agricole et le travail physique étaient le poumon de leur économie, ont demandé une dérogation spéciale au colon pour garder leurs esclaves afin de pouvoir s’acquitter pleinement de leurs devoirs fiscaux (impôts et taxes). Sans esclaves, pas de production. Sans production agricole, pas d’argent pour payer les impôts et taxes au colonisateur. C’est le cas, par exemple, des chefs de Boni et de Hombori. Cette dérogation spéciale a été accordée à ces deux chefferies qui ont continué à exploiter leurs esclaves. (De Bruijn & Van Dijk, 1997)..

Néanmoins, les « nobles » ou « libres » au sens littéral (singulier dimo ; plur. rimɓe)M. Brossier, C. Jourde &M. G. Cissé, « Relations de pouvoir locales, Logiques de violence et Participation politique en milieu peul (région de Mopti) », Chaire Raoul Dandurand en Études stratégiques et diplomatiques-UQAM, Centre FrancoPaix en résolution des Conflits et missions de paix, Rapport du Projet Stabiliser le Mali, Mai, Montréal (Québec), Mai 2018. sont les lignages politiquement dominants.

À côté de ces deux groupes principaux, que l'on pourrait qualifier de classes socialesLa notion de classe sociale désigne, dans son sens le plus large, un groupe social de grande dimension (ce qui le distingue des simples professions) pris dans une hiérarchie sociale de fait et non de droit (ce qui le distingue des ordres et des castes). La classe sociale est une notion sociologique qui permet de déterminer un ensemble vaste d’individus partageant certains critères liés à la position sociale, comme les revenus et la profession, et hiérarchisés., existe une troisième composante, le groupe des griots (Nyeenube), qui est considéré comme celui des castes inférieures. On méconnait fréquemment la catégorie des Diawambé (commerçants de bétails, courtisans et parfois conseillers des dignitaires peuls), qui est transversale, et que l'on retrouve de nos jours dans d’autres milieux au sud du Mali.

Dans l'histoire de la société peule, la question de l’esclavage est essentielle. Les propriétaires terriens étaient en général des Peuls sédentarisés et très islamisés, d’où leur statut de notables religieux (marabouts) alors que leurs captifs étaient issus pour la plupart des populations non islamisées comme les Bozos, les Dogons et les Bamanans. Les tensions qui prévalent au centre du Mali, entre Peuls et différentes communautés sédentaires, tirent en partie leur source de ce fait historique. La mémoire collective en milieu sédentaire retient ce souvenir éphémère des hégémonies peules ayant réduit en esclavage plusieurs communautés sédentaires au temps de la gloire des empires peuls au XVIIIe siècle. Le récent djihadisme peul au centre du Mali est perçu par les autres communautés, principalement les sédentaires, comme signe d'une volonté des Peuls de restaurer leur hégémonie avec tous ses corollaires, parmi lesquels les razzias et l’« esclavagisation » des communautés noires. Dans la conscience collective peule, comme chez les Touaregs, les communautés noires, « baleebe » (pas en termes de couleur de peau, mais du fait de leur descendance soudanienne), sont perçues de la même façon que les esclaves, puisque la plupart de leurs esclaves sont issus desdites communautés.

La conjonction de la question de l’islam, de l’esclavage et de la « mise en valeur » de la colonie est étroitement établie. Ainsi, avec l’abolition de l’esclavage – qui a été un des mots d’ordre de la conquête coloniale et de la mission dite civilisatrice de la colonisation –, les marabouts (Modibaabe) et les élites locales (Ardo et Weheebe), qui puisaient leurs richesses et leur prestige de l’exploitation de leurs terres par les Rimaybe, ont cru devoir se réorganiser et trouver des stratégies pour pérenniser leurs statuts et privilèges sans avoir recours à l’esclavage.

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