Coopération UE-Japon en matière de sécurité : ce qui peut être fait
Programme Japon
Chikako Kawakatsu Ueki,
25 janvier 2023
Dr. Chikako Kawakatsu Ueki est professeur de relations internationales à la Graduate School of Asia-Pacific Studies (GSAPS) de l’Université Waseda. Ses domaines d’expertise comprennent les relations internationales et la sécurité en Asie de l’Est, avec un accent particulier sur les relations entre les États-Unis, le Japon et la Chine. Elle a beaucoup écrit sur les questions concernant la perception des menaces dans un monde unipolaire, la transformation des relations internationales après la Guerre froide et les questions de sécurité en Asie de l’Est. À l’Université Waseda, elle dirige un programme d’études sur la sécurité à l’Institut d’études Asie-Pacifique (WIASP). Elle a notamment publié : War Studies for Peace (2015) ; The U.S.-Japan Security Alliance: Regional Multilateralism (2011) ; et The “Long Peace” in Northeast Asia: War Avoided (2012). Avant de rejoindre le GSAPS, Chikako Ueki était chargée de recherche principale à l’Institut national d’études de défense du ministère japonais de la Défense, chercheuse invitée à l’Université de Pékin et rédactrice en chef à l’Asahi Shimbun. Elle a été membre du Conseil du Premier ministre sur la sécurité et les capacités de défense (2009). Elle est titulaire d’un doctorat en sciences politiques du Massachusetts Institute of Technology (MIT), d’une maîtrise en relations internationales et d’une licence en études françaises de l’Université Sophia.
Question 1 : Après que la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’UE ont publié leur propre stratégie pour l’Indopacifique, pensez-vous que les pays européens ont un rôle à jouer dans la région ?
Oui, les pays européens ont un rôle à jouer dans la région à plusieurs niveaux. Certaines actions peuvent être menées conjointement avec le Japon et d’autres pays de la région. D’autres peuvent être mises en œuvre par les pays européens seuls, ce qui peut accroître l’efficacité de la réalisation des objectifs stratégiques communs.
En répondant aux questions, je me suis principalement concentrée sur la sécurité traditionnelle et sur les conflits impliquant la Chine. Cela ne signifie pas que je considère que la possibilité d’un conflit de type traditionnel impliquant la Chine est élevée. Cela ne signifie pas non plus que les problèmes impliquant la Russie, la Corée du Nord ou tout autre acteur sont moins probables ou moins significatifs. Ni que les questions de sécurité non traditionnelle sont sans importance. Les pays européens peuvent jouer un rôle pour résoudre les problèmes qui impliquent la persuasion, la dissuasion ou la coercition de certains pays de la région indopacifique. Je fais ici référence, par exemple, aux problèmes de réchauffement de la planète et au respect des règles pour résoudre les enjeux internationaux.
Les pays européens peuvent contribuer à faire respecter les règles et à défendre les biens communs, plus particulièrement la sécurité des transports maritimes, des voyages aériens et des pratiques commerciales, y compris l’accès aux marchés.
Le moyen d’y parvenir serait d’adopter de bonnes pratiques. Cet élément est important dans la mesure où le soutien européen à ces pratiques réduit l’aspect de concurrence stratégique et sera plus convaincant vis-à-vis des pays de la région tels que les États membres de l’ANASE qui se sentent plus éloignés des États-Unis. Ces pays peuvent être sceptiques à l’égard d’un ordre international fondé sur des règles car ils y voient surtout un moyen pour les États-Unis de contrer la Chine. Ils peuvent craindre d’être engagés dans la compétition stratégique entre les deux pays. Le soutien européen atténuera leur crainte à cet égard.
L’équilibrage politique est une autre façon de jouer un rôle. Les pays démocratiques et les alliés des États-Unis dans la région – le Japon, la Corée du Sud et l’Australie – trouveront ainsi un soutien politique auprès des pays européens pour renforcer leur position vis-à-vis de la Chine.
L’équilibrage militaire peut être également un élément. Ce que les pays européens peuvent apporter à la région en termes d’assistance et de force militaires n’est toutefois pas évident. S’ils peuvent engager des capacités militaires, et si ces capacités sont bien gérées, cela peut contribuer à la sécurité de la région. Comme je l’expliquerai dans la section suivante, la coordination entre les pays européens et les pays de la région tels que le Japon est importante.
Dans le même temps, les Européens peuvent aussi dissuader les conflits et les violations des règles de plusieurs manières. Les déclarations condamnant les comportements négatifs augmentent le coût de l’agression ou du comportement non coopératif. Des exercices conjoints permettent de renforcer la dimension déclarative et accroissent la validité de l’engagement. Les opérations de liberté de navigation (FONOPs) et l’exercice du droit de libre passage sont importants pour renforcer les règles. Cela peut être fait conjointement, mais même si cela est fait indépendamment, cela peut avoir un impact. Il s’agit principalement de soutenir les dispositions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) selon lesquelles un rocher est un rocher et non une île. Le fait de construire sur un élément qui n’a jamais été une île ne permet pas à cet élément de générer des eaux territoriales. La liberté de passage doit également être maintenue par les marines et les navires dans les eaux territoriales et les zones économiques exclusives (ZEE).
En période de conflit, il est essentiel que la navigation internationale continue à fonctionner de manière sûre et ininterrompue. Le Japon et les pays européens peuvent s’engager dans des missions de convoyage de leurs navires commerciaux. Il est important de le souligner, car de nombreuses marines n’apprécient pas ce type de missions.
Les sanctions économiques sont un autre élément à prendre en considération. L’économie de la Chine est dix fois supérieure à celle de la Russie. Les sanctions économiques contre la Chine peuvent être moins efficaces, mais cela signifie également qu’une plus grande coordination est nécessaire pour les appliquer de manière rapide et efficace. La Chine s’attend probablement à ce que, dans le cas d’une crise dans le détroit de Taïwan, les États-Unis, le Japon et leurs partenaires régionaux imposent des sanctions contre elle. Elle est toutefois moins certaine de la réponse des pays européens, qui ont donc un rôle à jouer et des leviers pour dissuader la Chine de prendre des mesures agressives.
Question 2 : Comment et dans quel domaine le Japon et l’UE peuvent-ils coopérer en matière de sécurité dans la région indopacifique ?
Le Japon et l’UE peuvent coopérer en alignant leurs objectifs stratégiques et en prenant des mesures concrètes en cas de violation des règles, de conflit ou de guerre. Le concept de maintien d’un ordre fondé sur des règles est essentiel et sert de dénominateur commun au Japon et à l’UE. Toutefois, il existe un risque de confusion quant à la ligne rouge que le Japon et l’UE doivent imposer, car s’ils peuvent s’entendre sur des règles, leurs intérêts peuvent diverger en raison, dans le cas du Japon, de la proximité géographique et de l’existence de problèmes bilatéraux avec le pays tiers.
Il est également nécessaire d’avoir une compréhension commune de ce que chaque partie ferait en cas de violation de la règle, allant de la condamnation verbale à l’usage de la force en passant par les sanctions économiques. Bien sûr, il sera difficile d’atteindre un accord a priori, mais il est important d’avoir des dialogues stratégiques réguliers pour éviter les malentendus sur les attentes.
Les sanctions économiques en cas de conflit militaire dans l’Indopacifique sont une réponse possible de l’UE et du Japon. L’UE n’étant pas une entité dotée d’une force militaire, cette réponse pourrait être plus réaliste que l’envoi de troupes. Le dialogue stratégique sur les sanctions économiques en temps de paix, avant l’avènement de conflits spécifiques, peut contribuer à la mise en œuvre rapide de la sanction lorsque le besoin s’en fait sentir et à dissuader les conflits en augmentant le coût de l’agression.
Le Japon et les États membres de l’UE peuvent mener des exercices conjoints dans la région indopacifique, par exemple des exercices de type FONOPs. Les États européens peuvent également réaliser des FONOPs individuelles dans la région afin de renforcer la liberté de navigation et le droit de passage innocent.
Les pays européens et le Japon peuvent bénéficier d’une coopération en la matière car ils ont des besoins similaires en matière de sécurité. Leurs armées sont globalement davantage axées sur la défense du territoire que sur les missions expéditionnaires. Les avions de chasse en sont un exemple. Les pays européens et le Japon s’appuient sur des avions à plus courte portée plutôt que sur des bombardiers à longue portée.
Les États membres de l’UE et le Japon ont des ressources financières limitées et peu de marge de manœuvre pour augmenter les impôts, notamment parce que beaucoup sont des États-providence avancés. La coopération entre l’UE et le Japon dans le domaine du développement de technologies et de matériaux à faible émission de carbone est également très importante, même si ce domaine ne relève pas de la sécurité traditionnelle, telle qu’on la concevait au XXème siècle.
D’autres domaines de coopération pourraient concerner l’embargo sur les ventes de matériel militaire à la Chine, le partage d’informations sur la Chine et la Corée du Nord et l’assistance militaire à Taïwan.
Coopération UE-Japon en matière de sécurité : ce qui peut être fait
Chikako Kawakatsu Ueki, 25 janvier 2023