Quels défis pour la stratégie de sécurité post-Covid-19 du Japon ?

Le professeur Hideshi Tokuchi a rejoint l’Agence de défense (aujourd’hui ministère de la Défense) du Japon en 1979, et a été le tout premier vice-ministre de la Défense en charge des affaires internationales en 2014-2015. Il a occupé auparavant plusieurs postes de haut niveau en tant que Directeur général des Opérations, du Personnel et de la formation, des Finances et de l’équipement et de la Politique de défense. Il est président du Research Institute for Peace and Security (RIPS) et ensei­gne sur les questions de sécurité internationale en tant que professeur invité au National Graduate Institute for Policy Studies (GRIPS).

Question 1 : Le Covid‑19 a constitué un défi sanitaire dramatique pour le monde mais aussi pour le multilatéralisme. Selon vous, les institutions multilatérales existantes sont-elles toujours pertinentes pour faire face aux problèmes mondiaux ?

La pandémie est une question de sécurité humaine (human security). C’est presque un cliché de dire que personne n’est en sécurité si tout le monde ne l’est pas. De même, aucun pays n’est en sécurité si tous les pays ne le sont pas. Les intérêts nationaux de tous les pays doivent se recouper sur ce point. Les approches multilatérales, avec les institutions interna­tionales, doivent permettre de résoudre ces problèmes mondiaux, mais les institutions internationales sont des organisations qui regroupent des États. Ce n’est pas une panacée.

L’épidémie de Covid‑19 a rendu deux points plus clairs. Premièrement, les institutions internationales telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont sous l’influence forte de la rivalité des grandes puissances. Fournir des informations et des données précises et récentes est un rôle important de l’OMS dans la lutte contre les pandémies, mais elle n’a pas su répondre à cette exigence. Le retard dans la déclaration du statut de pandémie, l’incapacité à rechercher l’origine du nouveau coronavirus et le refus d’accorder un statut d’observateur à Taïwan, qui avait réussi à contenir la Covid‑19, ont montré la forte influence de la Chine sur l’OMS. De son côté, l’ancien président américain Donald Trump a dénigré l’OMS et a même déclaré que les États-Unis s’en retiraient alors que c’était le renforcement de l’OMS qui était nécessaire.

Deuxièmement, le rôle des États souverains est revenu sur le devant de la scène. Les déci­sions majeures pour répondre à la pandémie, telles que le contrôle des frontières nationales, la mise en place de mesures de contrôle dans les ports maritimes et les aéroports, et le soutien à l’économie, sont essentiellement prises individuellement par les États.

Il y a donc une limite au pouvoir des institutions internationales, y compris de l’OMS. C’est inévitable parce que tous les pays essaient de les utiliser pour promouvoir leurs intérêts nationaux plutôt que les intérêts globaux, et parce que la communauté internationale est composée d’unités politiques indépendantes.

Toutefois, il faut se garder de généraliser trop facilement l’exemple de l’OMS. Les institutions internationales restent un instrument important de la coopération au niveau global. Il est presque impossible d’imaginer un monde sans l’ONU, la BIRD, le HCR, l’ONUAA et l’OACI aujourd’hui. Elles constituent des lieux essentiels pour la coordination diplomatique et prati­que. La coordination peut fonctionner ou pas, tout dépend de la volonté des États membres de travailler ensemble de bonne foi. Les organisations internationales ne sont pas là pour diriger mais pour être dirigées. Elles sont le lieu des jeux de pouvoir et de la coopération.

Question 2 : La Chine peut-elle être un partenaire fiable et pertinent sur des questions de portée globale comme la santé ou le changement climatique ?

Les pays du monde occidental, notamment les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Australie et le Japon, s’efforcent de maintenir et de renforcer l’ordre inter­national fondé sur des règles, au service de la paix et de la prospérité. Il s’agit essentiel­lement d’une idée occidentale, qui reflète le système politique des démocraties occidentales sur la scène internationale et qui est centrée sur le principe de l’état de droit.

La Chine, quant à elle, a une vision différente du monde. Elle a une conception hiérarchisée des relations internationales centrée sur la Chine. Elle n’a pas de système politique démocra­tique basé sur le principe de la division des pouvoirs. Elle poursuit le « socialisme aux carac­téristiques chinoises », en essayant de maintenir le monopole du pouvoir du Parti commu­niste. Cela se reflète dans les comportements de la Chine au sein de la communauté internationale.

Des visions du monde aussi différentes sont source de frictions et d’instabilité. Les relations avec la Chine doivent être gérées avec attention pour que les différences ne se transforment pas en conflits. Un système de gestion de crise doit être mis en place dans les relations avec la Chine. Les efforts visant à instaurer la confiance sont indispensables. Les domaines dans lesquels les intérêts du monde occidental et ceux de la Chine se rencontrent doivent être identifiés et élargis, mais c’est plus facile à dire qu’à faire.

Les problèmes de sécurité non traditionnels tels que les catastrophes naturelles, la piraterie et les maladies infectieuses sont généralement considérés comme des domaines où la coopération internationale est relativement facile. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. La rivalité entre grandes puissances n’a pas de limites. Elle a même été accélérée par la pandémie de Covid‑19. La stratégie d’affirmation de puissance de la Chine, qui utilise sa puissance militaire dans la région Indo-Pacifique et ses instruments économiques, y compris les masques et les équipements médicaux, dans un certain nombre de régions du monde se poursuit alors que le monde souffre de la pandémie. La Chine a vu sa réputation internatio­nale affectée négativement en raison de ses violations des droits de l’Homme et de l’oppres­sion des mouvements démocratiques à Hong Kong et des pressions exercées sur Taïwan. Taïwan continue de se voir interdire le statut d’observateur à l’OMS en raison de l’obstruction de la Chine.

En réponse, les États-Unis n’ont pas abandonné leur positionnement très critique envers la Chine, même après le départ de l’administration Trump de la Maison Blanche. Aujourd’hui, davantage de pays ont une position négative à l’égard de la RPC. Dans le passé, une approche découplée de dépendance économique envers la Chine et de dépendance envers les États-Unis pour la sécurité nationale était possible, mais comme Pékin utilise ses capacités économiques à des fins politiques, cette approche est devenue plus difficile. Davantage de pays devront faire un choix complexe entre ces deux voies.

Alors que la Chine continue d’apparaître comme un partenaire commercial incontournable, la pandémie de Covid‑19 a rappelé au monde qu’il est risqué de trop compter sur la Chine pour les chaînes d’approvisionnement. Même dans la lutte contre le changement climatique, elle n’est pas considérée comme un partenaire fiable. Elle contrôle une grande partie de la capacité de production mondiale pour de nombreux matériaux utilisés dans les technologies clés des énergies renouvelables, par exemple le polysilicium pour les panneaux solaires. Plus le reste du monde sera dépendant de la Chine pour ces matériaux, plus il sera vulnérable à ses pressions économiques.

La question de la violation des droits de propriété intellectuelle pèse également sur la répu­tation internationale de la Chine. Celle-ci a intérêt à devenir un partenaire fiable pour les questions de sécurité globale, car ces questions la concernent également, mais le niveau de confiance envers elle est de plus en plus faible.

Question 3 : Y a-t-il un rôle significatif et spécifique à jouer dans un monde post-Covid pour des puissances moyennes comme le Japon ou des puissances « différentes » comme l’Union européenne ?

En raison de la pandémie de Covid‑19, qui dure depuis près de deux ans, la circulation internationale des voyageurs, des biens et des matériaux est toujours restreinte, mais le monde est davantage connecté et mondialisé, notamment grâce au cyberespace. Ce changement est beaucoup plus rapide que les années précédentes. Cela signifie que les étincelles d’un petit incendie quelque part dans un coin du monde se propageront plus facilement vers un autre endroit.

Les États-Unis étaient censés être un pompier mondial, mais leur rôle de leader et la confiance du monde dans Washington ont été profondément ébranlés pendant l’adminis­tration Trump. L’administration Biden a rapidement tenté d’y remédier, en se réengageant dans les affaires mondiales, mais l’incertitude demeure quant à la capacité de résilience des États-Unis, notamment parce que la société américaine est plus divisée que jamais.

Les autres puissances telles que l’Union européenne, ses États membres et le Japon ne doivent pas être réactives face aux Américains. Elles doivent être plus proactives. En travail­lant ensemble, elles doivent encourager l’engagement des États-Unis à maintenir et à renforcer l’ordre international libéral fondé sur des règles. Elles doivent coopérer dans un certain nombre de domaines, notamment la sécurité maritime, la cybersécurité, la sécurité spatiale et la sécurité climatique.

Concernant la sécurité maritime, comme la mer est un bien commun et que nous sommes tous reliés par la mer, la règle pour gouverner la mer doit également être commune. Tout effort négatif et unilatéral visant à modifier le statu quo par la force ou la coercition doit être condamnée par tous. L’expansion maritime de la Chine n’a pas cessé, même pendant la propagation du nouveau coronavirus. Cette volonté d’imposer sa présence augmente le risque de confrontation avec des puissances maritimes telles que les États-Unis et le Japon en Asie. L’équilibre des forces maritimes dans la région Indo-Pacifique est en train de basculer du côté chinois. Dans le même temps, l’Union européenne, dont la France, s’intéresse de plus en plus à la paix et à la prospérité de cette région. Profitant de la dynamique actuelle, les pays européens et ceux de la région Indo-Pacifique, comme le Japon, devraient coopérer davantage pour la sécurité maritime de cette zone. L’exercice naval conjoint La Pérouse 2021 est un exemple de ces efforts.

L’exemple de la sécurité maritime est également pertinent pour la cybersécurité, car la plupart des communications internationales de données passent par des câbles sous-marins dont la sécurité est d’une importance capitale pour une utilisation sûre et sécurisée du cyberespace dans l’ère post-Covid.

L’Arctique présente également un intérêt mutuel. L’océan Indo-Pacifique et l’océan Atlantique sont reliés par l’Arctique, et ils le seront probablement davantage à l’avenir en raison du changement climatique. Parallèlement, la région arctique devient un nouveau terrain de rivalité entre les grandes puissances, notamment les États-Unis, la Chine, la Russie et même l’Inde. Les Européens et les Japonais devraient discuter et agir ensemble pour la sécurité maritime dans l’Arctique.

L’Union européenne, ses États membres et le Japon peuvent et doivent faire beaucoup plus ensemble pour renforcer la robustesse de l’ordre international libéral fondé sur des règles, en encourageant le réengagement des États-Unis. La coopération du Japon avec les Européens en matière de sécurité sera l’un des principaux points à l’ordre du jour du travail de révision de la stratégie de sécurité nationale japonaise dans les mois à venir.

 

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