Armée de Terre et innovation : des machines et des hommes (surtout)

L’armée de Terre, comme l’ensemble des organismes du ministère des Armées, répond aujourd’hui aux nombreux défis posés par les différents processus d’innovation touchant les institutions et au-delà l’ensemble même de la société civile (voir encadré central). Certes, l’intégration du progrès technologique n’est pas chose nouvelle. Mais à l’inverse du modèle du siècle précédent, caractérisé par une organisation étatique spécialisée dans la programmation militaire, adossée à des industries puissantes investissant massivement dans la R&D et produisant les équipements sur plusieurs décennies, les innovations contemporaines répondent à des stimuli essentiellement civils et sont produites par des acteurs plus nombreux et agiles sur une échelle de temps beaucoup plus courte. Les conséquences sociologiques et organisationnelles n’en sont que plus importantes pour les armées et surtout pour les forces terrestres, dont la dimension humaine reste cardinale.

« L’innovation est d’abord une question humaine avant d’être technologique. Si la technologie peut créer les conditions du changement, celui-ci est également déterminé par des facteurs humains et organisationnels.. » 
Général d’armée Jean-Pierre BOSSER, CEMAT 

Le cap fixé pour l’innovation 2035 : supériorité opérationnelle et implication des personnels.

Le constat a été dressé dès 2016 dans Action terrestre futureAction terrestres futures : demain se gagne aujourd’hui, EMAT, Paris, septembre 2016, 65 p, pp. 9-10. d’une double nécessité d’adaptation aux opérations de combat des deux prochaines décennies : maintenir l’homme au cœur de l’action aéroterrestre ; tout en pilotant une approche capacitaire dynamique impliquant le combattant, le système d’arme, le système de forces.

La supériorité opérationnelle contre des adversaires disposant de capacités technologiques avancées et très adaptables est recherchée par la numérisation totale de la force SCORPION d’ici 2025-2030. Il s’agit de la colonne vertébrale capacitaire de l’armée de Terre capitalisant sur l’arrivée à maturité des technologies de l’ère numérique (capteurs embarqués et télédéportés, liaisons de données, algorithmes de simulation embarqués, etc.). Mais cette phase annonce déjà la prochaine étape de la « cybernétisation » de la force au-delà de 2030, fondée sur l’introduction progressive de la robotique et des algorithmes auto-apprenants dits d’intelligence artificielle, des nanotechnologies dans les domaines de l’énergie et des matériaux. On entre dans les spécifications de SCORPION 2, encore largement à développer.

Parallèlement, les technologies numériques : Internet, téléphones portables, tablettes, smartphones, objets connectés ont progressivement entraîné un changement des mœurs et des comportements dans la société civile et vont continuer à le faire. Il faut donc, du point de vue institutionnel, capter l’intérêt des futures recrues en offrant au sein des forces terrestres un environnement auquel les engagés sont accoutumés, mais aussi en tirer profit dans l’organisation même des avantages procurés par ces technologies dans la gestion et l’optimisation des tâches de chacun.

Ce dernier point est important, car il relève de l’acceptation de ces changements par les opérateurs eux-mêmes. En effet, dans un environnement où l’adaptation est le maître-mot pour intégrer l’innovation, l’adhésion des personnels constitue la clé de la réussite des changements. Ceci implique de modifier les habitudes et les comportements dans un sens donné, d’agir en profondeur sur les cultures de métiers et les traditions institutionnalisées. Il existe pour cela toute une gamme d’outils expérimentés et disponibles techniquement dans le civil (méthodes Nudge et processus d’innovation frugale) qui sont introduits dans les forces.

C’est l’objectif du plan de transformation digitale de l’armée de TerreLa transformation digitale de l’armée de Terre, dossier TIM, n° 289, octobre 2017.. Il s’agit d’un processus d’enquêtes et d’expérimentations internes lancé en 2016 par le Général Bertrand HOUITTE DE LA CHESNAIS (GMAT à l’époque) avec deux objectifs : accroître la fluidité de la circulation de l’information afin d’augmenter la mobilité du soldat dans ses parcours de formation, d’entraînement et ses missions ; à terme contribuer à la supériorité opérationnelle  en maîtrisant un nombre croissant de données de masses numériques générées dans les forces. Le programme a débuté par un tour de France des garnisons pour lancer des consultations parmi les personnels civils et militaires soucieux de proposer des idées novatrices pour améliorer les conditions et performances du service. Une grille de critères a été fixée pour sélectionner les projets expérimentables : un périmètre précis et délimité ; un budget réduit ; un objectif d’usage pratique courant.

Un premier bilan rendu public fin 2017 faisait état de 13 projets dont plusieurs en cours d’expérimentation en corps de troupes, à l’EMAT et certains grands commandements et directions centrales (voir la carte des chantiers en expérimentation ci-après).

Il existe donc plusieurs dimensions à gérer dans les mécanismes d’innovation, chacune avec ses caractéristiques propresVoir l’article d’Olivier SCHMITT, « Innover dans les armées : les enjeux du changement militaire », Revue de défense nationale, mai 2018, pp. 25-30. et l’homme est bien au cœur des processus de mutation.

En termes capacitaires, l’innovation doit permettre d’explorer les voies possibles de ruptures opérationnelles.

Considérant les questions capacitaires à horizon 2035, l’armée de Terre s’apprête à faire face à une gamme probable d’adversaires, étatiques, irréguliers ou hybrides dont on cerne bien aujourd’hui les possibilités techniquesRevue stratégique de défense et de sécurité nationale, Octobre 2017, Partie B, pp. 47-53.. Pour les adversaires étatiques agissant indirectement ou sous couverture et les organisations proto-étatiques fortement paramilitarisées, les capacités classiques à des niveaux de numérisation plus ou moins avancés sont retenues, combinées à un effet de masse, en raison des potentiels de puissance accumulés sur le pourtour du continent européen. La question se pose d’éviter l’engagement de ce type d’adversaire selon ses propres termes. La rupture opérationnelle est alors activement recherchée, l’innovation devant y contribuer sous toutes ses formes et pas seulement technologiques.

En attendant mieux et, en l’absence de toute définition officielle, on peut caractériser le champ d’une rupture par innovation opérationnelle de la manière suivante :

« Une innovation de  rupture change les comportements de belligérants (étatiques ou non) dans la confrontation :

  • Par l’imposition d’une forme d’affrontement organisée inédite de niveau stratégique : levée en masse, dissuasion nucléaire dans le passé ; guerre cyber-mondiale aujourd’hui, nanomonde demain et / ou ;
  • Par l’apparition d’une nouvelle dimension opérationnelle de niveau stratégique et opératif, pour laquelle il faut dédier des moyens auparavant inexistants ou inadaptés : spectre électromagnétique, espace extra-atmosphérique dans le passé, dimension souterraine urbaine  dans le futur et / ou ;
  • Par l’adoption de modes opératoires de niveau opératif ou de modes d’action de niveau tactique surclassant ou déclassant l’efficacité des modes opératoires et d’actions usuellement mis en œuvre et / ou ;
  • Par un changement du rythme opérationnel en usage ».

Obtenir une rupture implique de synchroniser en temps réel les cycles courts et longs de l’innovation opérationnelle.

L’innovation recouvre donc quatre cycles distincts liés aux opérations qui se complètent pour produire la rupture recherchée avec leurs propres caractéristiques et chaînes de responsabilité :

  • Le cycle long de l’innovation technologique : « recherche, insertion et développement de technologies chargées de réaliser des performances nouvelles ou de constituer des capacités supérieures à celles préexistantes ». Il est parfaitement maîtrisé par les complexes industriels et militaires des Etats modernes depuis le début du siècle dernier. Il est efficace et produit des effets quand il est chargé de contrer un adversaire que l’on connaît bien ou une menace répertoriée. Il recouvre les activités d’études amont aux retrait / recyclage d’un système d’arme sur quatre à cinq décennies. En France, il s’agit de la trinité, Etat-majors, services techniques, DGA, à laquelle se joint de plus en plus le tissu industriel civil extérieur (sart-ups, PME) ;
  • Le cycle moyen de l’innovation conceptuelle et doctrinale : « le pourquoi et le « comment servir » d’une capacité naissante qui accompagne sa mise en œuvre, du déploiement initial à son retrait ». Il concerne plus les Etats-majors que les industriels et devient d’autant plus important dans l’environnement incertain des deux prochaines décennies, que peuvent se dévoiler soudainement des ennemis  ou menaces non pris en compte dans le premier cycle technologique. On est là essentiellement dans la réflexion humaine qui doit trouver des réponses pratiques pour faire face avec les équipements en dotation et ceux programmés à horizon de trois à dix ans. Pour la France, ce sont le CICDE en interarmées et le CDEC pour l’armée de Terre, avec le concours des Ecoles d’armes qui assurent cette gestion ;
  • Le cycle court de l’innovation d’urgence : « adaptation immédiate visant à parer une menace mal ou non évaluée et à reprendre une marge de supériorité ». Il est prioritaire dans les engagements pour contrer les surprises et restaurer une supériorité contestée ou nullifiée et dépend d’une boucle de retour d’expérience rapide et efficace à l’initiative des forces déployées. La lutte anti-IED en offre un exemple illustratif. Ce sont les mêmes acteurs que précédemment auxquels s’ajoutent les services techniques d’armée. Son importance sera d’autant plus grande que les combinaisons possibles de technologies et de modes d’action varient vite dans une campagne face à un adversaire déterminé et inventif ;
  • Enfin, le cycle court de l’innovation d’opportunité dite participative : « possibilité inopinée de compléter l’un des trois autres cycles à partir de ressources technologiques ou de savoir-faire non initialement prévus à cet effet, disponibles dans ou en dehors des forces ». Il est d’autant plus nécessaire que s’accroissent les opportunités offertes par la créativité  du monde civil, accessibles au plus grand nombre. En France, ce cycle est géré au niveau ministériel par la Mission d’innovation participative, en attendant la mise en place des organismes prévus par la feuille de route Innovation défense du ministère« Florence Parly présente son plan en faveur de l’intelligence artificielle, axe d’innovation majeur du ministère des Armées », MinARM, 22 mars 2018..
Le cadre du pilotage des innovations au sein du ministère des Armées : la feuille de route ID - Innovation défense.
  • Présenté en mars dernier par Madame Florence PARLY, ministre des Armées, ID - Innovation défense concrétise les conclusions des travaux de la Task force innovation lancée à la suite de la Revue stratégique d’octobre 2017. Il s’agit de développer une approche intégrée au sein du ministère pour introduire les transformations permises par les innovations extérieures. Trois objectifs sont poursuivis pour les forces :
  • Tirer profit des boucles courtes technologiques du monde civil au profit des capacités militaires :
  • Porter à maturité rapide les nouvelles capacités par prototypage ;
  • «Investiguer» les ruptures opérationnelles 2030.

Deux impératifs sont fixés aux grands organismes du ministère :

  • S’ouvrir aux opérateurs privés, incluant la dimension européenne et faire travailler ensemble les institutions (états-majors, DGA), les chercheurs universitaires, les grands groupes et surtout les start-ups, PME, TPE, sources d’innovations et dont le soutien financier est indispensable :
  • Disposer d’une approche globale du pilotage de l’innovation avec la création d’une direction générale du numérique et des systèmes d’information et de communication (DGNUM) ; d’une nouvelle agence de l’innovation de défense dotée de 100 millions d’Euros de budget ; le développement d’un Innovation Defense Lab,  pour l’expérimentation et le prototypage rapide de projets à la suite de la première expérience du DGA lab. Ce dispositif a vocation à rationaliser l’ensemble des initiatives mises en place depuis plusieurs années (fond DEFInvest, MIP….).

La mutation de la numérisation en cours de la force terrestre en cybernétisation pourrait constituer le fil conducteur des ruptures opérationnelles futures, à condition de la contrôler.

La recherche permanente et la préparation de la rupture opérationnelle pour les deux décennies à venir passent par deux  axes d’efforts :

  • Avec l’aboutissement de SCORPION 1, conserver la supériorité obtenue par la numérisation totale de la force face à des adversaires qui sont dans une logique d’acquisition progressive des mêmes capacités et continuent à utiliser transitoirement des formes classiques de combat héritées de l’âge industriel ;
  • Avec SCORPION 2, rechercher les conditions de rupture par la « cybernétisation » de la force contre des adversaires disposant de capacités modernes numérisées (ISR tactique et / ou opératif couplé à des capacités de frappe de précision dans la profondeur). Cela passera certainement par une « remassification » partielle des forces avec des personnels binomés à des systèmes non-humains, pour les missions ISR, soutien et de combat les plus exposées ; les ressources humaines et financières ne permettant plus de forces à « gros bataillons » dans nos sociétés contemporaines, du moins à horizon prévisible.

A cet égard, et avec toutes les réserves d’usage, on peut considérer une force terrestre numérisée comme un ensemble de capacités animé par une intelligence humaine démultipliée par  des architectures de systèmes communiquant en réseaux. Une force cybernétisée pourrait aboutir, à terme, à un ensemble capacitaire animé par une intelligence collective bio-synthétique (coalescence de niveaux d’intelligence non organique et humaine). Ce glissement possible en raison des combinaisons technologiques en cours de développement ne se fera pas en ligne droite et reste à la main du commandement. Il dépendra des combinaisons technologiques évolutives, de la nature et des caractéristiques des adversaires, mais aussi et surtout des changements sociétaux (valeurs, choix éthiques, bouleversements sociaux) et des limites en ressources ; ensemble de facteurs dont on ne peut encore discerner clairement les directions.

On peut simplement deviner que les forces terrestres françaises n’évolueront que très progressivement entre l’une et l’autre sans savoir encore jusqu’à quel point.

C’est donc un long cheminement d’exploration, d’expérimentation, de validation, mais aussi d’acceptation de risque qu’emprunte l’armée de Terre sur au moins trois domaines tendanciels :

  • L’impact de la distanciation progressive du combattant de la zone létale comme le permettent déjà les systèmes téléopérés et qui va se confirmer avec le déploiement de systèmes semi-autonomes ;
  • L’hyperspécialisation du combattant à capacité humaine renforcée dépendant du nombre et des caractéristiques des équipements déployés ;
  • L’agrégation même de cette intelligence bio-synthétique collective dépendant des évolutions des formes de l’intelligence artificielle et des degrés de supervision laissés à l’humain à tous les niveaux stratégique, opératif et tactique et bien entendu, interarmées.

Les chantiers de l’innovation doivent faciliter ce cheminement en retenant ce qui paraît utile du monde extérieur, mais en écartant aussi ce qui ne l’est pas.

« L’adaptabilité » devient un « enabler » des facteurs de supériorité opérationnelle maximisant les opportunités de réalisation de ruptures.

L’armée de Terre s’est déjà mise au diapason de ces transformations en précisant comment gagner l’ascendant sur un ennemi par la combinaison de huit facteurs de supériorité opérationnelle (FSO) faisant le lien entre les principes de la guerre et les aptitudesVoir « Eléments de compréhension sur le document action terrestre future », Argumenterre n° 11, CDEC, Paris, 2016, 4 p. de combat : compréhension, coopération, agilité, masse, endurance, force morale, influence et performance du commandementAction terrestre future…, Op. cit., pp 22-23.. Mais c’est dans la manière dont les FSO sont connectés et se soutiennent mutuellement que réside leur pleine efficacité. C’est là qu’intervient une bonne gestion des différentes dimensions de l’innovation précédemment décritesLieutenant-colonel Thibaut KOSSAHL, EMAT/B.PLANS, « La technologie dans le système des facteurs de supériorité opérationnelle », Évolutions technologiques et supériorité tactique, Lettre de la doctrine n° 7, CDEC, Paris, mars 2017, pp. 9-12.. Laquelle doit encore être caractérisée.

L’adaptabilité pourrait être définie comme : « la fonction de pilotage intégrée de l’ensemble des cycles d’innovation de la Force terrestre. Elle vise à :

  • Créer et entretenir la synergie entre le cycle d’innovation technologique long et les cycles d’innovation conceptuelle et doctrinale, d’urgence et d’opportunité plus courts ;
  • Déceler les potentielles innovations de rupture au profit des opérations de la force terrestre, ou dirigées contre elle ;
  • Favoriser un environnement d’appropriation de l’innovation ».

L’adaptabilité capitalise sur les enseignements et les bonnes pratiques du monde civil pour mener à bien les projets innovants, que l’Institution militaire s’approprie en tant que de besoin. Sa logique consiste à décloisonner, faciliter le dialogue et offrir un cadre à l’initiative. Un peu comme l’a déjà fait le plan digital de l’armée de Terre en :

  • Favorisant une approche collaborative par communauté de métiers, de spécialités ;
  • Facilitant les expérimentations de type micro-projet;
  • Stimulant la pratique généralisée de la simulation et de la manipulation comme vecteur pour l’appropriation d’une innovation sur laquelle on mise, mais dont on doit convaincre le plus grand nombre de l’utilité.

En conclusion, il n’appartient pas au rédacteur de prendre parti sur la manière dont l’armée de Terre devrait cristalliser l’adaptabilité. Faut-il en faire une fonction opérationnelle à part entière ? L’inclure comme socle des FSO existants ? Créer une entité physique d’aide au pilotage auprès du commandement comme a pu l’être en son temps et à son niveau le Centre de prospective et d’évaluation pour les affaires nucléaires au sein du ministère des Armées ? Cela dépendra des arbitrages internes à l’Institution.

Mais on l’aura bien compris dans ce pari organisationnel et culturel tout autant que technologique, la maxime de Jean BODIN se trouve une nouvelle fois confirmée : « Il n’est de richesse que d’hommes ».

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