La politique de défense des Etats-Unis : perspectives d’évolution sous l’Administration Biden

De manière classique pour une Administration démocrate, la présidence Biden donne la priorité politique aux questions internes, en particulier à la gestion de la pandémie de COVID-19 et de ses conséquences économiques et sociales. Toutefois, elle met aussi l’accent sur la restauration de la place des Etats-Unis dans le monde et, naturellement, sur la préservation de la sécurité nationale. A la différence de son prédécesseur, Joe Biden peut d’ailleurs mettre en avant son expérience en la matièreAvant d’être Vice-président de Barack Obama, il fut membre de la Commission des Affaires extérieures du Sénat pendant plus de 30 ans et en a assuré la présidence de 2001 à 2003, puis de 2007 à 2009. , renforcée par la constitution d’une équipe de conseillers issue des cercles d’experts libéraux.

La montée des interrogations sur l’évolution de l’ordre international et le rôle que doivent y tenir les Etats-Unis, combinée à la volonté de prendre le contrepied des positions de Donald Trump, laissent présager d’une révision de la politique menée durant les quatre dernières années. Mais, si la place accordée à l’instrument militaire est classiquement revue à la baisse dans une approche libérale de la sécurité, la perception des enjeux de défense reste remarquablement inchangée. On devrait donc plutôt s’attendre à des inflexions dans la politique qu’à des remises en cause radicales.

Une conception élargie de la sécurité nationale

Du fait du positionnement centriste du président Biden comme du choix des responsables des affaires de sécurité, c’est une conception internationaliste pragmatique qui revient à la Maison Blanche. Bien que la plupart des conseillers actuels aient servi à un moment ou un autre sous la présidence Obama, un simple retour à la politique des années 2010 semble pourtant exclu en raison des différences de contexte. C’est premièrement le monde qui a changé, comme le soulignent eux-mêmes les membres de l’Administration. Les Etats-Unis se sont en grande partie désengagés de la « longue guerre » contre le terrorisme, pour se trouver confrontés à des puissances rivales décidées à remettre en cause l’ordre libéral et le leadership américain. Sur ce point, l’analyse des

enjeux exposée dans la National Security Strategy de 2017 est partagée par la nouvelle Administration.

Sur le plan national, la lassitude des Américains à l’égard des interventions extérieures, déjà manifeste sous la présidence Obama, s’est encore accentuée durant le mandat de Donald Trump, alimentée par son discours sur le coût de l’engagement international. La volonté de repli est désormais portée par un courant démocrate « progressiste », dont l’Administration va devoir tenir compte. Sa faible marge de manoeuvre au Congrès, avec un Sénat divisé à 50-50 (la majorité démocrate reposant sur le vote de la Vice-présidente, Kamala Harris), l’obligera à chercher des compromis à la fois avec l’aile gauche et avec les Républicains « modérés » dont la coopération reste déterminante sur les questions de sécurité. La pression vient, en outre, des organisations de la « société civile », qui ont fait entendre leurs revendications durant la campagne et de nouveau après l’élection, demandant notamment la réduction des dépenses de défense ou l’abrogation des autorisations d’engagement militaire (Authorization on the Use of Military Force, AUMF), votées en 2001 et 2002Alex Ward, « The revenge of the blob », Vox, December 8, 2020.. Certaines demandes ont d’ores et déjà été entendues par l’Administration, telles que la prolongation pour 5 ans du traité New START avec la Russie. On peut aussi attribuer à leur influence le rejet de Michèle Flournoy pour le poste de Secrétaire à la Défense, alors qu’elle était annoncée comme l’un des choix évidents d’une Administration démocrateLe courant progressiste s’est mobilisé contre sa nomination, en raison de ses positions trop interventionnistes et favorables à une défense forte. On lui reprochait également ses liens avec les milieux industriels de la défense..

On devrait certes observer le retour d’éléments caractéristiques de l’approche internationaliste libérale, à commencer par la réaffirmation du rôle primordial que doit tenir la diplomatie dans la préservation de la sécurité nationale, alors que la force armée sera l’instrument de dernier recours. Le Président Biden l’a rappelé lors de sa première visite au Pentagone en février et le message a été réitéré par le Secrétaire à la Défense, Lloyd AustinVoir, par exemple, Statement by Secretary of Defense Lloyd J. Austin III on the Initiation of a Global Force Posture Review, US Department of Defense, February 4, 2021..

Cela va de pair avec l’adoption d’une vision large de la sécurité, dans laquelle deux enjeux occupent aujourd’hui une place majeure :

  • D’abord l’urgence climatique, placée au premier plan de la politique extérieure par un Executive order du 27 janvier 2021Executive Order on Tackling the Climate Crisis at Home and Abroad, The White House, January 27, 2021. ;
  • Et la restauration des fondements internes de la puissance, thème classique chez les Démocrates, mais dont la signification évolue.

On y retrouve, d’une part, des accents similaires au discours de Donald Trump, car c’est la prospérité américaine mesurée à l’aune de la réussite de la « classe moyenne », qui est désormais placée au fondement de la politique extérieureJoseph R. Biden, « Why America Must Lead Again », Foreign Affairs, March/April 2020, Vol. 99, n°2. Robert B. Zoellick, « Biden’s Domestic Priorities Should Guide His Foreign Policy », Foreign Affairs, September 8, 2020.. Le Président affirme ainsi lors de son premier discours devant les diplomates, que « chaque action menée à l’étranger [doit être réalisée] avec à l’esprit les familles de travailleurs »Remarks by President Biden on America’s Place in the World, US Department of State Headquarters, Washington (D.C.), February 4, 2021.. Il s’agit de prendre en compte les réticences grandissantes de l’opinion vis-à-vis de l’engagement international des Etats-UnisCette méfiance est largement analysée dans une étude à laquelle a participé Jake Sullivan, Making U.S. Foreign Policy Work Better for the Middle Class, Washington (D.C.), Carnegie Endowment, September 2020., en le plaçant résolument au service des intérêts nationaux.

D’autre part, la confiance dans les vertus de la mondialisation est désormais discutée chez une partie des Libéraux, qui doivent admettre les limites de l’une de leurs convictions centrales. La possibilité de transformer les relations politiques par l’intégration au système économique occidental a clairement échoué dans le cas de la ChineKurt M. Campbell, Ely Ratner, « The China Reckoning », Foreign Affairs, March-April 2018, Vol. 97, n°2. : non seulement le régime ne s’est pas démocratisé, mais il en a profité et mène désormais une compétition déloyale menaçant les intérêts des États-Unis. Dans ce contexte, les règles du commerce international doivent être revues et la priorité doit aller à la protection et au soutien de l’économie nationaleJake Sullivan, Jennifer Harris, « America Needs a New Economic Philosophy. Foreign Policy Experts Can Help », Foreign Policy, February 7, 2020.. Cela passe par l’investissement dans des domaines essentiels (éducation, R&D, politique industrielle), répondant simultanément aux attentes de la population et aux impératifs de la compétition internationale.

Celle-ci se prolonge, en outre, dans le domaine idéologique, de sorte que l’attention traditionnelle des Démocrates aux « valeurs » retrouve toute sa place dans le discours de l’Administration Biden. Il s’agit toutefois moins de promouvoir la démocratie et les droits humains que de les défendre face à la menace de « l’autoritarisme »Joseph R. Biden, « Why America Must Lead Again », op. cit. . Pour cela, la coopération internationale est de nouveau privilégiée, comme en témoigne l’idée de réunir rapidement un Sommet des démocraties… aussi vague que soit le projet.

La Russie et la Chine sont confirmées au premier rang des régimes illibéraux dont il s’agit de contrer l’influence, mais c’est bien l’évolution du rapport de forces avec Beijing qui reste le facteur déterminant pour l’avenir de la sécurité nationale américaine. Le Secrétaire d’Etat, Antony Blinken, comme le Conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, conçoivent cette rivalité de manière globale, avec une dimension économique et idéologique prépondéranteJake Sullivan estime que la compétition oppose fondamentalement deux modèles politiques : « Our open democratic model versus their authoritarian, kind of techno-authoritarian, state capitalist model », voir Michael Morell, « Interview with Jake Sullivan and Kurt Campbell », Intelligence Matters, CBS News, October 9, 2019.. Il n’en demeure pas moins que l’entretien de la puissance militaire est indispensable car le Président a rappelé le 10 février 2021 que les armées doivent être en mesure de « dissuader une agression [des] ennemis et, s’il le faut, de mener et gagner des guerres pour préserver la sécurité des Américains »Remarks by President Biden to Department of Defense Personnel, Washington (D.C.), The White House, February 10, 2021..

Des priorités de défense inscrites dans la continuité de la stratégie de 2018 

Or, le Secrétaire à la Défense estime, comme ses prédécesseurs, que « l’érosion continue de l’avantage militaire des Etats-Unis sur la Chine et la Russie dans des domaines stratégiques clefs, est le principal risque auquel est confronté le Département »Senate Armed Services Committee, Advance Policy Questions for Lloyd J. Austin, Nominee for Appointment to be Secretary of Defense, January 2021, p. 6.. L’analyse de la menace est en effet l’un des rares sujets de consensus dans la communauté stratégique, comme au sein des Commissions parlementaires de défense.

La priorité accordée par la National Defense Strategy (NDS) de 2018 à la compétition stratégique avec les puissances majeures n’est donc pas remise en cause. Le Department of Defense (DoD) réaffirme également l’importance des alliances et partenariats, mais elle s’inscrit désormais dans un discours plus cohérent, dans la mesure où l’Administration fait de la diplomatie et de la collaboration avec les alliés « la base de la puissance globale » des Etats-Unis. Pour le Pentagone, ces coopérations constitueront « un élément central de la stratégie de défense »Ibid., p. 8  et, lors de sa première visite à l’OTAN le 17 février, Lloyd Austin a repris le thème traditionnel de l’Alliance comme « fondement de la sécurité transatlantique » et « bouclier » protégeant les « valeurs communes »Propos d’un responsable civil non-identifié du Pentagone. « NATO Defense Ministerial Background Briefing », US Department of Defense, February 16, 2021. .

Les nouvelles autorités du DoD laissent néanmoins entrevoir la possibilité de réviser certains aspects de la stratégie, dans le cadre de la prochaine NDS, annoncée pour 2022. Plusieurs composantes de la politique de défense sont d’ores et déjà en cours de réévaluation, notamment la réponse à la menace chinoise et la posture militaire mondiale.

Lloyd Austin a clairement annoncé que la Chine serait « la priorité n°1 »Senate Armed Services Committee, Advance Policy Questions for Lloyd J. Austin, op. cit., p. 6. de son mandat au DoD, alors que son adjointe, Kathleen Hicks, y voit « le plus grand défi géopolitique »Senate Armed Services Committee, Advance Policy Questions for Dr. Kathleen Hicks, February 2021, p. 7. posé aux Etats-Unis. La direction du Pentagone veillera donc à « renforcer l’aptitude des armées américaines à dissuader une agression chinoise »Ibid. . La NDS devra aussi développer une réponse adaptée à l’agressivité croissante de la Chine dans la zone Indo-Pacifique, de même qu’à la menace pesant sur le sol américain. Cette focalisation se traduit par la mise en place dès la mi-février d’un groupe de travail du DoD sur la stratégie à l’égard de Beijing. Dirigé par Ely RatnerSpécialiste des questions asiatiques, il fut conseiller adjoint à la sécurité nationale du Vice-président Biden de 2015 à 2017, avant de rejoindre le CNAS. , conseiller spécial du Secrétaire à la Défense pour les affaires chinoises, le groupe devrait remettre ses conclusions d’ici 4 mois. Mais le DoD entend mobiliser dès à présent les partenaires internationaux sur le sujet. La réunion des ministres de la Défense de l’OTAN, a ainsi été l’occasion d’inciter une nouvelle fois l’Alliance à placer la Chine sur sa liste de priorités« NATO Defense Ministerial Background Briefing », op. cit. .

Cependant, la première rencontre transatlantique a aussi montré un changement de ton de la nouvelle Administration à l’égard de la Russie. Un responsable du DoD n’hésite pas à rappeler que ce pays est une menace « pour tous les alliés y compris les Etats-Unis »Ibid. ; son « approche autoritaire » remet en cause la sécurité dans le monde, notamment « par le recours à la guerre hybride ». L’Administration entend donc « travailler avec la Russie pour promouvoir [ses] propres intérêts », tout en s’opposant à « ses actions irresponsables et agressives [reckless and aggressive actions] ».

Si la NDS de 2018 réorientait clairement la défense vers la confrontation avec les deux rivaux majeurs, de nombreux observateurs considèrent que cela ne s’est pas traduit dans les faits par un véritable changement de posture. Une révision globale du dispositif de forces est donc annoncée dès le début février, par le président Biden. Cette Global Posture Review, conduite par l’Undersecretary of defense for policy en étroite collaboration avec le Joint Chiefs of Staff (mais aussi avec le Département d’Etat), devra déterminer les ajustements nécessaires dans les déploiements extérieurs pour répondre aux préoccupations de sécurité prioritaires.

Lloyd Austin a déjà stoppé le retrait partiel des forces américaines d’Allemagne, initié par Donald Trump en juin 2020, et manifesté son intention de revoir la décision en consultation avec BerlinLolita C. Baldor, « Austin orders review of US global troop presence as Biden halts US troops cuts in Germany », Military Times, February 4, 2021.. Le Secrétaire à la Défense a ensuite indiqué qu’il faudrait mettre en place « une posture de forces plus résiliente et moins concentrée » dans la zone Indo-Pacifique. Cela s’inscrit dans la continuité des réorganisations entreprises dans les armées depuis plusieurs années, visant à rendre le dispositif moins lourd et plus agile, au service de concepts opérationnels de manoeuvre intégrée « multi-domaines » (all-domain operations).

La poursuite du renforcement des moyens face à la Chine fut envisagée, dès la présidence Obama, dans le contexte d’un désengagement du Moyen-Orient… qui n’a pas été achevé, en dépit des efforts du président Trump. Or, cette logique est clairement réaffirmée aujourd’hui. Dès son audition de confirmation, le Secrétaire à la Défense annonce une révision du niveau de présence dans la zone du Central Command (CENTCOM), car le maintien des engagements aurait des « conséquences plus négatives sur la disponibilité opérationnelle des forces, la modernisation et le rythme de développement de nouvelles capacités »Senate Armed Services Committee, Advance Policy Questions for Lloyd J. Austin, op. cit., p. 11. Il faudrait donc plutôt recourir à d’autres instruments que les armées pour préserver les intérêts américains dans la région.

Son importance tend d’ailleurs à décliner, en dépit des enjeux majeurs que constituent toujours la sécurité d’Israël et le « containment » de l’IranWalter Russell Mead, Dialogues on American Foreign Policy and World Affairs: A Conversation with Former Deputy Secretary of State Antony Blinken, Hudson Institute, July 9, 2020.. Vis-à-vis de ce pays, l’Administration entend revenir à une politique d’ouverture, marquée par l’offre du Secrétaire d’Etat, le 18 février, de rejoindre les autres signataires de l’accord nucléaire de 2015 (JCPOA) pour relancer des négociations avec Téhéran. Toutefois, Antony Blinken a expliqué qu’il ne s’agissait pas de restaurer le JCPOA, mais d’obtenir un accord plus large qui prendrait en compte le programme balistique et les ingérences régionales de l’IranLara Jakes, Michael Crowley, David E. Sanger, Farnaz Fassihi, « Biden Administration Formally Offers to Restart Nuclear Talks with Iran », The New York Times, February 18, 2021.. Les perspectives de rapprochement avec les positions iraniennes sont donc limitées, d’autant que la confrontation militaire indirecte se poursuit en Irak et en Syrie. En dehors des actions ponctuelles et ciblées menées en contre-terrorisme ou en représailles aux attaques iraniennes, l’Administration Biden devrait donc continuer à privilégier l’application d’une stratégie indirecte reposant sur les partenaires (« by, with and through ») locaux et internationaux. L’OTAN est ainsi appelée à prendre le relais des forces américaines en Irak, en augmentant sa présence de 500 personnels actuellement, à 4 000.

A l’inverse, poussée par l’aile progressiste, l’Administration a rapidement manifesté sa volonté de cesser tout soutien militaire à la campagne menée par l’Arabie saoudite au Yémen. L’annonce présidentielle a surtout une portée symbolique, dans la mesure où la contribution américaine était déjà très réduite du fait des actions du CongrèsNatasha Bertrand, Lara Seligman, Nahal Toosi, « Biden's first big foreign policy speech calls out Russia, limits role in Yemen », Politico, February 4, 2021.. Même les restrictions annoncées sur les ventes d’armes sont limitées, puisqu’elles ne concernent pas les systèmes défensifs.

Finalement, la question du retrait d’Afghanistan constitue toujours un élément d’incertitude, au-delà de la perspective du rééquilibrage de la posture. Normalement prévu pour mai 2021, selon les accords de février 2020, le départ des 2 500 militaires américains était notamment conditionné à une rupture des Talibans avec Al Qaida, à l’arrêt des hostilités et à la recherche d’un accord de paix inter-afghan. Or, l’Administration Biden a déjà déclaré que les Talibans n’ont pas respecté leurs engagements, ce qui peut justifier la prolongation de la mission américaineMax Boot, U.S. Troop Withdrawal from Afghanistan: What Are Biden’s Options?, Council on Foreign Relations, February 9, 2021.. Cela éloignerait, certes, les chances de mettre un terme à la « longue guerre », mais un rapport récent de l’US Institute of Peace souligne qu’un retrait suivi de la reprise de la guerre civile afghane permettrait à Al Qaida de redevenir en quelques mois une menace pour les Etats-UnisKelly A. Ayotte, Joseph F. Dunford Jr., Nancy Lindborg (Chairs), Afghanistan Study Group Final Report. A Pathway for Peace in Afghanistan, Washington (D.C.), USIP, February 2021.. Ce serait, en outre, un aveu d’échec complet après 20 ans d’efforts, de sorte que ce dossier s’impose comme l’un des premiers dilemmes de politique extérieure pour la nouvelle Administration.

Des choix capacitaires délicats dans un contexte de forte contrainte budgétaire 

Des choix difficiles sont également attendus dans la concrétisation budgétaire de l’objectif de restauration de l’avantage militaire face aux pays rivaux. Les dépenses liées au soutien de l’économie et à la lutte contre la pandémieDepuis mars 2020, 5 lois ont été votées pour soutenir financièrement les entreprises et la population. Cela représente au total près de 3.500 Mds$ pour l’année 2020. Voir Peter G. Peterson Foundation, January 2021. https://www.pgpf.org/blog/2021/01/heres-everything-congress-has-done-to…. Une nouvelle résolution budgétaire adoptée fin février 2021 prévoit 1.900 Mds$ de plan de relance.  ont contribué à porter la dette fédérale à 21.000 milliards de dollars (Mds$) en 2020, alors que le déficit s’élève désormais à plus de 3.000 Mds$. Dans ce contexte, l’Administration est confrontée aux demandes de réduction des dépenses de défense émanant, non seulement de la gauche du parti démocrate, mais aussi des Républicains militants pour « l’orthodoxie budgétaire ».

Même si le Secrétaire à la Défense reconnaît que sa politique devra s’inscrire dans un budget « plat », l’objectif reste de conserver un niveau de crédits suffisant pour répondre à la menace perçue. Sur ce point, il peut compter sur les Commissions parlementaires de défense, où règne plutôt un esprit de compromis sur des positions modérées. Ainsi, le président de la Commission de défense du Sénat (SASC), Jack Reed, estime-t-il que ses collègues favorables à des coupes majeures dans l’ensemble du budget du DoD n’ont peut-être pas suffisamment « regardé les détails » des dépenses et que cette démarche serait plus « disruptive que constructive »Politico Morning Defense, February 18, 2021..

Il n’en demeure pas moins que le Pentagone devra opérer des choix pour financer ses priorités… _comme les analystes le réclament constamment. Certaines orientations sont déjà claires, notamment la volonté de privilégier le développement capacitaire (capability) plutôt que le maintien des volumes de forces (capacity)Le plan d’augmentation des forces navales proposé par l’Administration Trump ne sera pas repris mais le Pentagone pourrait privilégier la réduction des forces terrestres. . En cela, l’Administration Biden suit une tendance déjà en cours et l’opinion largement majoritaire dans les grands think tanks (notamment le CSIS ou le CNAS).

En termes de capacités, Lloyd Austin a déclaré au Sénat qu’il conviendrait de « donner la priorité à la modernisation de forces de combat crédibles » en exploitant les avancées technologiques pour conserver « un avantage compétitif dans les domaines clefs », tels que l’espace, la puissance aérienne, le cyber ou les feux à longue portéeSenate Armed Services Committee, Advance Policy Questions for Lloyd J. Austin, op. cit., p. 11.. Les mêmes axes d’effort ont été cités par Kathleen Hicks lors de son audition de confirmation« Some priority areas that might emerge include long range fires, an integrated fires network, improved cyberspace presence, enhanced space capabilities, a joint force capable of projecting and sustaining power, and the ability to operate in heavily contested electromagnetic environments », Senate Armed Services Committee, Advance Policy Questions for Dr. Kathleen Hicks, op. cit., p. 13., reflétant les positions qu’elle défendait antérieurement au CSIS et qui avaient été inscrites dans la Plateforme de campagne démocrate sous l’influence de Michèle Flournoy.

En continuant de privilégier l’innovation technologique (et opérationnelle), le Pentagone confirme les mesures déjà prises sous la précédente Administration pour réduire l’investissement dans les « forces existantes » (legacy force). Or, l’arrêt de programmes en cours ou le retrait d’équipements en service constituent toujours un défi majeur pour le DoD. D’abord, parce qu’il se heurte souvent à un Congrès réticentRachel S. Cohen, « Democrats in Charge: What to Expect », Air Force Magazine, January 25, 2021., en raison des conséquences économiques locales des fermetures de sites ou de bases, ou d’un attachement particulier à certains systèmes. Les parlementaires démocrates semblent toutefois disposés à considérer la nécessité de revoir l’utilité opérationnelle de certains équipements, au regard de l’évolution du contexte stratégique. Jack Reed explique qu’il convient d’étudier le sujet au cas par casPolitico Morning Defense, February 18, 2021, alors que le président de la sous-commission sénatoriale en charge des appropriations de défense envisage un examen approfondi des programmes, afin de financer ceux qui sont « efficaces » pour les opérations actuelles et non celles du passé.

En dépit de ce discours, l’élimination de programmes reste un exercice très périlleux, du fait des enjeux politiques mais aussi des incertitudes stratégiques : supprimer un système qui fonctionne au profit d’un programme potentiellement performant à l’avenir, représente un pariThomas W. Spoehr, « Want to Shed Older Weapons? You Need a Solid Plan », Defense One, February 17, 2021.. Même les armées, plutôt favorables à l’investissement dans de nouvelles capacités, soulignent que le choix des programmes à abandonner ne peut être fait seulement en fonction de leur « âge ». Certains équipements anciens demeurent utiles ou adaptables par l’intégration de nouvelles technologies, alors que d’autres plateformes ne le seront pasVoir l’argumentaire de Mackenzie Eaglen, John Ferrari, « Use Legacy Systems as Tech Playgrounds for Innovation », Breaking Defense, November 19, 2020..

Dans le cadre de la préparation du budget pour 2022 (qui doit être soumis début mai au Congrès), les choix sont limités par le manque de temps et la nécessité de se reposer sur le projet déjà bouclé par l’Administration sortanteDe manière inhabituelle pour une fin de mandat, l’Administration Trump a présenté en décembre 2020 un document d’orientation du budget de défense 2022. . Kathleen Hicks a toutefois demandé que le DoD se focalise sur l’examen de quelques programmes (comme le ravitailleur KC-46, le drone MQ-9 ou le F-35B), afin de réaliser des économies pour financerMemorandum from Deputy Defense Secretary Kathleen Hicks to Pentagon leaders, February 17, 2021. Cité par David Brown, Politico Morning Defense, February 25, 2021. :

  • « Les investissements pour dissuader une agression dans le Pacifique » ;
  • « Des options d’accélération » du développement des systèmes autonomes ou pilotés à distance ;
  • Le remplacement à court terme des avions et navires les plus anciens.

On note que les réductions envisagées ne concernent pas les domaines les plus critiqués par le courant progressiste, à savoir l’espace et les armes nucléaires. Le Pentagone et la Maison blanche ont clairement coupé court aux spéculations sur la remise en cause de la Space Force, création emblématique de la présidence Trump, qui devrait poursuivre sa montée en puissance malgré les freins bureaucratiques à l’intégration des moyens spatiaux des différents Services. De même, les attentes des promoteurs de l’arms control, traditionnellement proches des Démocrates, paraissent devoir être déçues en ce qui concerne la politique nucléaire.

Le Secrétaire à la Défense, et surtout son adjointe (qui aura un rôle déterminant sur ce sujetEn raison de potentiels conflits d’intérêt, Lloyd Austin laissera à son adjointe les décisions de modernisation des vecteurs nucléaires susceptibles d’impliquer la société Raytheon. ), se sont prononcés en faveur de la poursuite du programme de modernisation lancé sous la présidence Obama, mais aussi du maintien de la triade. Cela implique de préserver le programme le plus controversé de remplacement des 400 missiles intercontinentaux Minuteman III, ainsi que le développement de leur charge atomique (W87-1)Rebecca Hersman, Joseph Rodgerss « Nuclear Modernization under Competing Pressures », Transition46 Series, CSIS, February 12, 2021.. Toutefois, le coût de la modernisation globale de l’arsenal et les interrogations sur la rationalité stratégique de la composante terrestre continuent d’alimenter les campagnes d’influence des Libéraux, tant auprès du Congrès que de la Maison blanche. A l’inverse, les armées et de nombreux experts s’inquiètent des retards déjà pris dans le processus et des conséquences sur la crédibilité de la dissuasion. La révision de la stratégie de défense, puis potentiellement de la posture nucléaire, sera l’occasion pour l’Administration de se positionner plus clairement dans le débat.

Une véritable rupture semble improbable, compte tenu des enjeux industriels et stratégiques, comme de l’attitude « pragmatique » des dirigeants du DoD. Plus globalement, les limites de l’influence du discours radical apparaissent déjà dans le peu d’enthousiasme de l’Administration face à la proposition de certains parlementaires de revoir les prérogatives présidentielles en matière de déclenchement d’une frappe nucléaire.

Sur cette question, comme sur de nombreux autres aspects de la défense, la perception largement dominante aux Etats-Unis des enjeux et exigences de la compétition stratégique, limite les perspectives de transformation majeure de la politique.

Télécharger l'article au format PDF