Opération iranienne contre les bases d’el-Asad et Erbil : qu’enseigne l’imagerie ? -- Seconde partie

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La question de l’identification précise des missiles n’a, curieusement, pas réellement retenu l’attention des observateurs. Très rapidement, il a été admis que des missiles de type Fateh- 313, dérivé direct du Fateh-110, avaient été utilisés contre la base d’el-Asad. L’assertion mérite cependant d’être discutée, plus particulièrement si l’on prend en considération les zones de tir possibles. D’autre part, si l’utilisation des Qiam-2 peut être inférée des impacts, certains experts ont mis en évidence son utilisation potentielle par l’analyse des débris du propulseur. Dans ce cas particulier, la combinaison de l’analyse de l’imagerie et de l’expertise du système d’arme permet d’arriver à un haut niveau de certitude quant à l’évaluation du missile utilisé.   

Identification des zones de tir et conséquence dans l’évaluation du type de missile utilisé

L’idée que la frappe trouve sa source à Kermanshah résulte du tweet initial de Fars (voir première partie), qui y associe le Fateh-313, la distance de la base semblant cohérente avec la portée du missile. L’association entre Fateh-313 et Kermanshah a ensuite été tacitement admise par les observateurs, au motif que les frappes de 2017 et de 2018 provenaient d’une des bases identifiées dans la région concernée.

Reste que l’emploi d’un modèle différent de la famille des Fateh ne peut être exclu. En effet, bien que la portée du Fateh-313 soit suffisante pour la frappe réalisée contre el-Asad, la très haute précision indique l’utilisation d’un système de guidage terminal sur le missile, système dont la présence n’est pas attestée sur le Fateh-313. Les frappes de la zone nord pourraient avoir été réalisées par une variante récente du Fateh-313, le Fateh Mobin, dévoilé par l’Iran en août 2018. Ce missile est décrit comme un engin à guidage terminal, probablement électro-optique, de haute précision, qui peut s’affranchir de guidage par satellite en environnement brouillé.

Fateh al-Mobin et image issue du système de guidage terminal qui y serait associé

Source : médias iraniens

Le Mobin étant de taille identique à celle du Fateh-313, le maintien de la portée et l'adjonction d’un système de guidage terminal nécessitent la réduction de la charge explosive. Le Fateh Mobin pourrait donc avoir une capacité destructive relativement limitée et pourrait avoir été utilisé contre la base d’el-Asad.

Deux des sites connus de stationnement de missiles de type Fateh de la zone de Kermanshah se situent à 430 et 450 km d’el-Asad, alors que la portée du Fateh-313 est donnée à 500 km. Le choix délibéré d’utiliser un vecteur à sa portée maximale est pourtant militairement peu cohérent si des systèmes de précision identique et de plus longue portée existent, l’utilisation à pleine portée tendant à accroître le risque de dégrader la précision, sauf à utiliser un recalage par géolocalisation satellitaire sur l’ensemble du trajet du missile. Compte tenu des incertitudes liées à géolocalisation satellitaire, la limite de portée implique que la zone de tir est plus proche, ou, alternativement, qu’un missile de plus longue portée a été utilisé.

D’autre part, avec certaines limites, l’analyse de prises de vue successives des images satellitaires radars permet d’identifier si une zone a connu une activité ou non, y compris du fait de mouvements de véhicules. Or, l’exemple ci-dessous, montrant l’analyse de la base nord de la zone de Kermanshah, traduit une absence d’activités entre le 7 et le 13 janvier.

Zone de tir nord de Kermanshah
Carte de cohérence (imagerie radar) du site de tir nord de Kermanshah, illustrant l’absence de mouvements sur la zone sur la période de la frappe (activité des pas de tir en 2017, inactivité en 2020)

Source : Carte de cohérence GEO4I

Toutefois, si Khorramabad est également la zone de tir des missiles de type Fateh, les candidats potentiels ne peuvent plus être le Fateh-313 ou le Fateh Mobin, la base étant située à 540 kilomètres d’el-Asad, bien au-delà de la portée de 500 km des deux missiles. Il pourrait donc s’agir d’un missile de type Zulfiqar, modèle plus lourd que les systèmes de type 313 ou Mobin, puisque plus long d’approximativement un mètre et possiblement de diamètre légèrement supérieur.

Bien que les missiles puissent avoir été tirés d’une base non identifiée à Kermanshah ou plus à l’ouest de cette zone – et donc plus près de la base d’el-Asad –, l’analyse des impacts, et plus particulièrement de l’orientation de l’effet de souffle, indique une direction de provenance légèrement différente. L’axe de tir coïncide plutôt avec la base de Khorramabad, base historique où les premiers Shahab-3 ont été déployés par l’Iran, située à 125 kilomètres au sud-est de Kermanshah. Khorramabad pourrait être la base de tir des Qiam-2, étant adaptée au tir de ce type de missile.

Angle d’arrivée du missile en fonction de la direction du souffle, dans l’axe de la base de Khorramabad

Source :Image Skysat 8 janvier 2020

Toutefois, si Khorramabad est également la zone de tir des missiles de type Fateh, les candidats potentiels ne peuvent plus être le Fateh-313 ou le Fateh Mobin, la base étant située à 540 kilomètres d’el-Asad, bien au-delà de la portée de 500 km des deux missiles. Il pourrait donc s’agir d’un missile de type Zulfiqar, modèle plus lourd que les systèmes de type 313 ou Mobin, puisque plus long d’approximativement un mètre et possiblement de diamètre légèrement supérieur.

L’emploi possible de missiles Zulfiqar, missiles à guidage terminal d’une portée de 600 à 700 kilomètres, a été évoqué dès le lendemain de la frappe, avant que l’hypothèse de l’usage d’un Fateh-313 ne s’impose. Cependant, alors que l’Iran avait mis en avant spécifiquement ce missile lors des frappes précédentes, aucune précision n’a été donnée par les autorités. Pourquoi alors s’interroger sur l’emploi possible du Zulfiqar, alors que l’hypothèse de l’emploi d’un Fateh-313/Fateh Mobin reste parfaitement acceptable si l’on admet que les missiles ont pu être lancés d’un site de tir non identifié à l’ouest de Kermanshah ?

Missile de type Zulfiqar (propulseur et tête, avec partie liée au guidage et charge militaire)Source : Press TV (Iran), 2016

Un des éléments de réponse se situe dans le fait que les autorités iraniennes pourraient ne pas souhaiter associer le Zulfiqar à la frappe du fait de l’insuffisance des effets destructifs. Le Zulfiqar et son évolution longue portée, le Dezful, représentent en effet la composante la plus moderne et la plus réactive des systèmes de frappe de précision iraniens. Contrairement au Fateh-313 ou au Fateh Mobin, ces missiles représentent avec le Qiam-2 la clef de voûte de la capacité de frappe régionale, notamment contre les Etats du sud du Golfe persique. Toutefois, la crédibilité d’un missile ne repose pas exclusivement sur la précision mais également sur la possibilité de réaliser un effet militaire contre des objectifs relativement protégés et durcis. Si l’analyse de l’imagerie satellitaire ne permet en aucun cas d’affirmer que des Zulfiqar ont été utilisés, elle illustre certaines contradictions et permet de soulever la question.

Le cas du Qiam est de ce point de vue plus simple à analyser. A partir des débris retrouvés à Hit, Ralf SavelsbergRalph Savelsberg, « Massive Improvement in Accuracy of Iran Missiles over Scud-B », Breaking Defense, 15 janvier 2020. identifie le missile utilisé non comme un Qiam mais comme un Qiam-2. Les débris du propulseur du Qiam-2 sont reconnaissables aux ailettes déployées à la base du missile pour stabiliser la trajectoire ascendante, absentes sur le Qiam et de taille différente sur le Shahab-2 (images ci-dessous, reprises de l’analyse de R. Savelsberg). L’analyse complémentaire des impacts et des débris accrédite le caractère opérationnel d’un Qiam doté d’une tête manœuvrante – désigné Qiam-2 –, montré par l’Iran mais dont le statut exact dans l’arsenal était inconnu. 

Ailettes de stabilisation à la base du propulseur et ailette de guidage sur la tête du Qiam-2
Analyse des débris de la base du propulseur (R. Savelsberg)

Identifier le caractère opérationnel de Qiam-2 est important, puisqu’il montre que l’Iran dispose d’options différentes pour mettre en œuvre sa stratégie de frappe de précision et que l’insuffisance éventuelle d’une filière de développement peut être suppléée par une autre. D’autre part, la démonstration de capacité du Qiam-2 tend à montrer que l’Emad, missile à tête manœuvrante de 1500 à 1700 km de portée, représente une menace crédible.

Que retenir des capacités opérationnelles iraniennes après l’attaque du 8 janvier ?

Selon le commandant des forces aérospatiales des Gardiens de la révolution, Amir Ali Hajizadeh, le choix d’el-Asad résulte de la volonté de punir la source de la frappe de décapitation contre Qassem Soleimani et Mehdi Al-Mouhandis.Conférence de presse du Général Amir Ali Hajizadeh, op. cit. (première partie). Des témoignages américains semblent montrer que l’Iran n’a pas visé ou n’a pas pu identifier et cibler le centre opérationnel permettant la conduite des opérations de drones.Les opérateurs ont rapporté avoir maintenu les opérations plusieurs minutes sous le feu et repris leur activité immédiatement après la fin de la frappe. A l’inverse, les deux frappes de Qiam-2 pourraient indiquer la volonté d’assurer la destruction complète de zones de soutien critiques pour les opérations de drones.

Plus généralement, l’analyse des frappes montre une cohérence entre l’intention iranienne et les objectifs ciblés. L’analyse retenue par une majorité d’experts, qui veut que l’Iran ait réalisé une frappe maîtrisée, visant avant tout à infliger des destructions matérielles, est largement confirmée. L’emploi des Qiam, dont les charges militaires sont probablement plus lourdes que celles des Zulfiqar, pose toutefois la question du niveau de dégâts anticipé par l’Iran sur les deux zones ciblées. Par ailleurs, une contradiction demeure entre la grande précision des frappes et le niveau relativement bas de dégâts observés. Dans ce sens, la frappe a démontré aux États-Unis et à ses alliés une certaine vulnérabilité, plus relative cependant que ce que la grande précision des missiles pouvait laisser supposer.

L’analyse des images obtenues permet de préciser plusieurs points :

  • La précision des tirs sur la zone nord d’el-Asad représente à l’évidence la partie la plus réussie de l’opération et a généré une onde de choc parmi les observateurs internationaux. Bien qu’il soit de coutume de donner une précision terminale de quelques mètres à tout missile manœuvrant et que l’Iran ait mis en scène des frappes de précision autour du Kalij Fars (version antinavire du Fateh-110) et du Mobin, nul n’avait anticipé qu’une telle précision serait démontrée en opération à si brève échéance. S’il se confirme qu’il s’agit de missiles à guidage terminal sans utilisation de données de géolocalisation par satellite, l’avancée n’en serait que plus spectaculaire, montrant que l’Iran dispose des technologies de navigation et de guidage lui permettant de s’affranchir de l’utilisation de systèmes de géolocalisation satellitaire pour la frappe de précision, à l’égal des puissances militaires les plus développées.
  • La frappe sur la zone nord tend toutefois à montrer que les versions longue portée des Fateh ne sont pas parfaitement adaptées à la frappe contre les infrastructures, notamment si celle-ci sont durcies. Si des Zulfiqar ont bien été utilisés pour cette opération, les résultats obtenus sur le terrain montrent que des versions plus lourdes sont amenées à être développées, notamment pour la frappe contre les cibles durcies.   
  • Paradoxalement, le bilan apparaît peut-être plus positif pour le Qiam-2. La précision obtenue lors de la frappe indique une maîtrise assez fine du guidage des têtes manœuvrantes, traduisant l’existence de capacités de modélisation et d’essais déjà avancées. Le succès du Qiam-2 ne peut qu’inciter l’Iran à accélérer le développement de systèmes de plus longue portée (Emad) puis à les associer à un lanceur plus performant.
  • La maîtrise croissante des technologies de manœuvrabilité par l’Iran pose sur le fond le problème de l’adaptation des défenses antimissiles terminales déployées dans le Golfe, dont les technologies sont essentiellement optimisées pour l’interception d’engins non manœuvrants.  

Le message porté par la frappe est triple : il s’agit à la fois d’une punition symbolique contre les bras armés de la frappe contre Soleimani ; d’une démonstration de précision visant à mettre en lumière la vulnérabilité du déploiement régional américain face à une action décisive de l’Iran ; et enfin une illustration de la capacité de l’Iran à atteindre ses ennemis dans leur profondeur stratégique. Cette opération donne à cet égard un signal très clair à l’ensemble des Etats du Golfe.

D’un point de vue plus prospectif, plusieurs éléments sont à retenir : au niveau de l’arsenal lui-même, la maîtrise de la frappe conventionnelle va donner à l’Iran des arguments forts pour défendre l’existence de ses forces balistiques : il sera en effet de plus en plus difficile d'affirmer que le développement de ces systèmes n’est réalisé que dans l’optique d’obtenir un vecteur d’arme de destruction massive. Au-delà de l’Iran par ailleurs, la frappe légitime de façon implicite le bien-fondé de la prolifération balistique en illustrant son utilité militaire, politique et stratégique, plus particulièrement face aux États-Unis.

En termes de stratégie régionale d’influence ou d’intimidation stratégique, les performances satisfaisantes des missiles laissent envisager un emploi plus systématique, en soutien direct d’opérations militaires iraniennes ou dans une logique plus strictement coercitive. La dimension militaro-politique de la frappe est également non négligeable, démontrant la vulnérabilité potentielle des puissances régionales qui pourraient être tentées de participer à une coalition contre l’Iran. Le rôle de l’arsenal dans la stratégie de dissuasion iranienne est donc très probablement amené à devenir plus visible et plus systématique.

Enfin, dans le cadre de sa stratégie asymétrique, cette opération vient renforcer le statut de puissance régionale de l’Iran tout autant que sa prétention idéologique à incarner la « véritable résistance islamique » contre les forces occidentales. Les frappes pourraient avoir rempli le rôle d'une mission de « réassurance » auprès de ses relais régionaux, démontrant la crédibilité de la garantie iranienne à les seconder en cas d’attaque.

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Opération iranienne contre les bases d’el-Asad et Erbil : qu’enseigne l’imagerie ? -- Seconde partie

Images stratégiques n°02/2020
Stéphane Delory, Agnès Levallois, Vincent Tourret, 12 février 2020

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