Les Afriques en mutation : acteurs, stratégies et perspectives

La présente note est un compte rendu de la demi-journée d’étude qui s’est tenue le 3 octobre 2024 à la Bibliothèque nationale de France (BnF) dans le cadre du partenariat entre la FRS et la BnF. La conférence est disponible en vidéo ici.

 

Introduction : Pas une Afrique mais des Afriques, par Djenabou Cisse, chargée de recherche, Fondation pour la recherche stratégique (FRS)

La conférence a réuni plusieurs chercheurs et experts pour aborder les profondes transformations multiscalaires qui traversent le continent africain depuis plusieurs années. Cette demi-journée d’étude, structurée en deux panels de discussion, visait à analyser certaines mutations politiques, économiques, sociales et sécuritaires à l’œuvre sur le continent, tout en s’efforçant de déplacer la réflexion vers un prisme d’étude moins centré sur les perspectives occidentales.

Le continent africain est souvent victime d’essentialisation, ses dynamiques étant fréquemment réduites à des lectures sécuritaires et centrées sur les acteurs extérieurs. Actuellement, l’attention médiatique se concentre principalement sur les conflits armés, les coups d’État et l’influence d’acteurs extérieurs comme la Russie. Pourtant, il est essentiel de reconnaître et comprendre le rôle des acteurs locaux, en particulier les sociétés civiles, et de considérer les transformations sociales et technologiques en cours, telles que l’essor de la révolution numérique, la transition énergétique, les défis climatiques ou encore les dynamiques démographiques. Ces mutations posent des enjeux tout en offrant de nouvelles opportunités, particulièrement dans des secteurs clés comme le cyberespace, l’économie numérique, l’agriculture et la gestion durable des ressources.

Nous assistons à l’émergence de nouveaux équilibres de puissance, de reconfigurations politiques, de transformations sociétales et d’innovations qui redéfinissent les contours d’un continent aux enjeux stratégiques croissants, ce qui nécessite des approches d’analyse renouvelées.

Loin d’être monolithique, l’Afrique appelle des analyses qui intègrent davantage sa pluralité et les perspectives locales. D’où le choix d’intituler cette conférence « Les Afriques en mutation ».

La demi-journée d’étude visait ainsi à répondre aux questions suivantes :

  • Comment appréhender la complexité des transformations en cours et leurs conséquences sur les pays africains ?
  • Quels seront les moteurs de changement et d’innovation des Afriques de demain ?
  • Comment anticiper et répondre aux besoins futurs des populations africaines dans un contexte de mutations globales ?

 

Table ronde 1 : Un nouveau jeu des acteurs en Afrique ?

Modération – Niagalé Bagayoko, Présidente, African Security Sector Network (ASSN) ;
Responsable du programme Afrique, Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES)

Selon Niagalé Bagayoko, il convient de mettre en lumière l’appartenance du continent africain à un ensemble international caractérisé par une complexité qui ne résulte pas uniquement de l’Afrique elle-même. Selon elle, « la complexité n’est pas le propre de l’Afrique ». Préférant parler de pays « transatlantiques », Niagalé Bagayoko explique qu’ils ont perdu durant ces quinze dernières années toute compréhension de l’Afrique. Cette incompréhension a entravé la capacité de l'Occident à négocier avec l'Afrique, contribuant à un affaiblissement de sa position sur la scène internationale. Les bouleversements majeurs survenus sur le continent ces dernières années résulteraient ainsi moins d’influences extérieures que de dynamiques locales.

Quelles mutations et perspectives pour les organisations régionales africaines ?, Abdelhak Bassou, Chercheur, Policy Center for the New South (PCNS)

Qu’en est-il de la structuration de la politique africaine sous un angle régional ? Selon le chercheur Abdelhak Bassou, l’Afrique souffre d’un excès d’organisations qui entrave l’établissement de partenariats équitables et responsables tant sur le plan des financements que des perceptions et des intérêts. En examinant la CEDEAO, souvent reconnue comme l’organisation régionale la plus dynamique du continent, le chercheur constate qu’elle reste démunie face à la situation sécuritaire dans le Sahel, alors que le Mali, le Niger et le Burkina Faso, membres de cette organisation, sont les premières victimes du terrorisme. La coopération entre les pays africains semble donc être motivée par la préservation d’intérêts propres et par une volonté de se protéger contre des menaces sans qu’il existe véritablement un désir de cohésion et d’intégration.

Comme le rappelle Abdelak Bassou, plus il y a d’États au sein d’une organisation donnée, moins les objectifs communs sont clairs. Il ajoute que certaines organisations regroupent des membres présentant des disparités économiques et démographiques trop importantes, ce qui rend difficile la « communauté de perceptions ». Il cite l’exemple de la CEDEAO où les intérêts du Nigéria ne sont pas les intérêts du Bénin. De surcroît, les critères d’adhésion sont souvent largement influencés par des considérations géographiques, conduisant certains États à se retrouver à la croisée de plusieurs organisations ou à en être membres simultanément.

Le spécialiste ajoute que sur le plan financier, ces entités sont également fortement tributaires d’acteurs internationaux. La plus grande de ces organisations, l’Union africaine, est financée à près de 70 % par l’Union européenne, ce qui entrave son autonomie. Il serait donc souhaitable, d’après le chercheur, non seulement d’affiner les critères d’adhésion mais également de limiter le nombre de membres par organisation régionale à cinq ou six États afin de favoriser une meilleure concentration sur les objectifs de développement et une dynamisation économique plus efficace. En ce sens, pour Abdelhak Bassou, le « minilatéralisme » serait préférable au multilatéralisme.

La montée en puissance de la Turquie en Afrique subsaharienne, Elisa Domingues dos Santos, Chercheuse associée au Programme Turquie/Moyen-Orient et au Centre Afrique subsaharienne, Institut français des relations internationales (IFRI)

Les évolutions de paradigme sur le continent africain ont permis l’arrivée de nouveaux partenaires, tels que la Turquie. Selon la chercheuse Elisa Domingues Dos Santos, la présence turque en Afrique débute dans les années 1990. Après l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), en 2003, un plan d’ouverture à l’Afrique est mis en place, qui se traduit notamment par une augmentation significative des représentations diplomatiques, passant de 12 en 2002 à 44 aujourd’hui. Pour Elisa Domingues Dos Santos, ce n’est toutefois qu’en 2011 que la Turquie a pu réellement s’implanter efficacement en Afrique par le biais de la crise somalienne, grâce à la mise en place d’une aide, d’abord humanitaire, puis de renforcement des capacités de l’État, d’une connexion aérienne et d’une coopération militaire.

Aujourd’hui, face aux mutations qui touchent le continent africain, la Turquie établit de nouveaux partenariats, dans des secteurs diversifiés mais qui servent avant tout un agenda économique. Toutefois, bien que la Turquie semble être devenue un partenaire important pour l’Afrique, la spécialiste propose de relativiser cette affirmation, d’abord en comparant le poids de la Turquie par rapport à d’autres partenaires puis en rappelant qu’elle fait l’objet de critiques comme dans certaines affaires en Algérie et au Soudan. Par ailleurs, et avec le resserrement de sa politique immigratoire ces deux dernières années, les conditions de vie de nombreux étudiants africains au sein des universités turques se sont dégradées alors qu’ils étaient déjà victimes de racisme et soumis à une certaine précarité. Ceci permet de nuancer l’idée souvent mise en avant d’une percée de la Turquie sur le continent à la fois sur le terrain mais aussi dans l’esprit des Africains.

Corne de l’Afrique : l’appétit croissant des pays du Golfe, Sonia Le Gouriellec, Maîtresse de conférences, Université catholique de Lille ; Chercheuse associée, Fondation pour la recherche stratégique (FRS)

Comme la présence de la Turquie, l’influence des pays du Golfe est en train de croître à travers la Corne de l’Afrique. Selon la chercheuse Sonia Le Gouriellec, cette dynamique s’explique naturellement par l’enjeu du contrôle de la mer Rouge, où 10 % du fret mondial transitent chaque année, faisant de cette « autoroute maritime » un point stratégique d’une importance équivalente à celle des détroits de Malacca ou de Panama. La chercheuse rappelle que cette région est également traversée par un réseau de câbles sous-marins représentant 90 % des capacités de bande passante entre l’Asie et l’Union européenne. Pour assurer le contrôle de cet espace maritime, il est primordial d’avoir une emprise sur les ports. C’est dans cette perspective que les Émirats arabes unis s’efforcent de militariser la région afin d’apporter une certaine stabilité tout en menaçant les nombreux acteurs présents dans cet espace maritime. Avec l’intégration dans les BRICS, en janvier 2024, de l’Égypte, de l’Éthiopie et des Émirats arabes unis, la mer Rouge pourrait ne plus être une zone exclusivement dominée par les pays du Golfe, mais devenir, comme l'affirme la spécialiste, un véritable « lac des BRICS ».

Nouvelle feuille de route de la stratégie française en Afrique : cap sur l’Afrique de l’Est ?, Jonathan Guiffard, Expert associé, Institut Montaigne

Le chercheur Jonathan Guiffard a concentré ses réflexions sur le devenir possible de la stratégie d’influence française en Afrique. D’après lui, ce moment de réflexion stratégique intervient alors que la France souhaite dépasser ses difficultés et son impopularité en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. En 2026, la prochaine édition du Sommet Afrique-France devrait se tenir dans la capitale kenyane, Nairobi, illustrant cette nouvelle vision.

Paradoxalement, Paris semble être encore en quête de sa stratégie. Pour Jonathan Guiffard, il semble peu probable que la France opère un désengagement total en Afrique de l’Ouest, où la situation sécuritaire est très fragmentée et particulièrement instable, et où Paris conserve des intérêts. Dans ce contexte, les bases militaires situées au Sénégal, au Gabon et en Côte d’Ivoire devraient connaître une réduction des effectifs – non être fermées. Selon le chercheur, la France semble vouloir privilégier le soft power en Afrique anglophone mais devra veiller à éviter de reproduire les mêmes erreurs dans ces nouveaux territoires.

Jonathan Guiffard a également rappelé que certains pays d’Afrique anglophone, notamment à l’Est, établissent des partenariats avec la Russie et la Chine, tout comme c’est le cas à l’Ouest, et que le terrorisme y est aussi très présent. Dans ce contexte, la France risque de faire face aux mêmes enjeux qu’à l’Ouest et doit donc agir différemment, au risque de retomber dans les mêmes conséquences. Pour cela, la France devra trouver un moyen de sortir du piège « sécurité vs démocratie ».

En commentaire de cette intervention, Niagalé Bagayoko a rappelé qu’indépendamment des positions françaises à l’Ouest, la France sera peut-être poussée au départ par d’autres acteurs ouest-africains, soulignant ainsi la nécessité pour Paris de mieux prendre en compte les volontés locales.

Table ronde 2 : L’Afrique face aux défis et innovations de demain

Modération – Alain Antil, Chercheur, Directeur du Centre Afrique subsaharienne, IFRI

Alain Antil a rappelé l’importance de parler d’« Afriques » au pluriel plutôt qu’au singulier en raison de la diversité du continent. Il a également mis en avant les profondes transformations que celui-ci traverse dans tous les domaines. Il a souligné qu’à l’horizon 2050, la population africaine devrait doubler et qu’entre 1950 et 2050, elle aura été multipliée par dix. Il a aussi insisté sur les défis posés par l’urbanisation, précisant qu’entre aujourd’hui et 2055, plus de personnes naîtront ou arriveront dans les villes du continent qu’il n’y en a aujourd’hui en Europe et en Russie réunies. Alain Antil précise toutefois qu’il ne faut pas adopter une vision « catastrophiste », car les réalités sont complexes et parfois contradictoires. Il souligne néanmoins que ce développement rapide entraîne des bouleversements dans les économies africaines, l’urbanisation apportant indéniablement de la croissance économique, mais parallèlement on assiste, notamment dans le domaine de l’éducation, à un décrochage de l’Afrique subsaharienne par rapport aux autres régions en développement. 

La ruée vers les métaux critiques : quelles conséquences pour les pays africains ?, Emilie Normand, Spécialiste de la géopolitique de l’énergie et des minerais critiques

Selon Emilie Normand, la consommation de minerais essentiels à la transition énergétique va considérablement augmenter d’ici 2050. La consommation de cobalt et de lithium pourrait par exemple être multipliée par deux et par sept respectivement d’ici cette date, faisant de ces minerais              

– parmi beaucoup d’autres – des matériaux hautement stratégiques. Le continent africain est appelé à jouer un rôle prépondérant dans cette production de minerais critiques, sachant qu’il représente actuellement plus de la moitié de la production mondiale annuelle de certains de ces minerais (cobalt, chrome, platine...).

L’extraction de ces minerais sur le continent a connu une véritable explosion depuis le début du XXIe siècle, notamment grâce au contexte mondial favorable et à l’augmentation des prix des métaux mais aussi au fort potentiel offert par les terres africaines et, surtout, à l’évolution des contextes nationaux qui ont permis d’attirer d’importants budgets dédiés à la prospection. Selon la spécialiste, bien que le secteur minier évolue, il reste caractérisé par des retombées économiques inégales et des défis sociaux et environnementaux importants. Les problèmes logistiques, énergétiques et l’absence d’un marché local aggravent ces difficultés, alors même que ce secteur est appelé à devenir crucial pour l’ensemble des acteurs économiques de la région.

Les enjeux futurs de la sécurité environnementale en Afrique, Mathieu Mérino, Chercheur Afrique de l’Ouest/bande saharo-sahélienne, Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM)

Parmi les régions du monde considérées comme les plus exposées aux dégradations environnementales, l’Afrique apparaît de nos jours comme l’une des plus vulnérables. Cette vulnérabilité est fonction à la fois du système climatique complexe du continent et de l’interaction de ce système avec les défis socio-économiques qui le caractérisent actuellement. En effet, depuis les Indépendances, le continent africain connaît d’importantes transformations liées notamment à l’augmentation de sa population et de ses besoins, exerçant des pressions croissantes tous azimuts dans des domaines tels que l’eau, les forêts, les terres, l’agriculture ou bien encore la biodiversité.

Ces pressions sont amplifiées, depuis plus de vingt ans, par un dérèglement climatique dont les manifestations sont de plus en plus intenses. En provoquant une dégradation des ressources en eau douce, une baisse de la production agricole, une augmentation des phénomènes extrêmes ou bien encore des mouvements migratoires nouveaux, le changement climatique agit comme un catalyseur des défis d’un continent marqué, depuis la fin de la Guerre froide, par une proportion élevée de pauvreté au sein de la population et par de nombreuses crises politiques. Or, comme le rappelle le chercheur en science politique Mathieu Mérino, une dizaine de conflits majeurs sont en cours sur le continent et les problèmes environnementaux jouent un rôle amplificateur dans l’intensité et la durée de ces tensions.

Dans ce contexte, la question environnementale en Afrique devient indissociable de la problématique du développement, et l’enjeu est ici de savoir comment atténuer les menaces posées par la modification du climat sans compromettre l’objectif de forte croissance indispensable pour faire face au défi démographique et réduire durablement la pauvreté et les inégalités frappant le continent.

Innovations technologiques de défense et cybersécurité en Afrique, William Elong, Fondateur de la start-up Will&Brothers ; PDG d’Algo Drone Holding (ex-Drone Africa) et de Faraday

William Elong, qui est directement engagé dans le développement économique de l’Afrique, a présenté une nouvelle perspective sur l’avenir de l’entrepreneuriat africain dans le secteur de la défense. En effet, William Elong est le premier Camerounais à avoir développé une industrie de drones nationale, à des fins d’abord civiles puis militaires. Il trouvait par exemple paradoxal que des drones ou encore des images satellites puissent être fournis par des pays extérieurs. Actuellement solidement ancré sur les marchés africain et international, il fournit notamment les forces spéciales camerounaises.

Pour William Elong, les enjeux liés à la défense revêtent une importance capitale en Afrique car, selon ses propres mots : « S’il n’y a pas de sécurité, il n’y a pas de développement ». Selon lui, les importantes lacunes observées dans le domaine de l’innovation en Afrique sont attribuables à des problèmes d’apprentissage, de moyens financiers, mais surtout d’un complexe d’infériorité de la part des dirigeants africains qui considèrent les matériels militaires américains comme étant à la pointe de la technologie. Le caractère qualitatif du matériel américain est cependant démentit par William Elong, le qualifiant de dépassé.

Il témoigne de l’ingéniosité de la jeunesse africaine dans l’usage des nouvelles technologies. Pour bon nombre de jeunes Africains, l’informatique représente un outil de survie parmi tant d’autres leur permettant notamment d’effectuer des actes de hacking. Cette utilisation détournée des ordinateurs a considérablement accru les compétences et connaissances africaines en matière de programmation et de cybersécurité, engendrant ainsi une multitude de jeunes talents. Il souligne que « des jeunes innovateurs africains produisent des solutions d’intelligence artificielle qui n’ont rien à envier aux meilleures solutions occidentales ».

Néanmoins, les nouveaux entrepreneurs tels que William Elong sont souvent sous-estimés par une clientèle étatique ou militaire africaine, généralement plus âgée, qui entrave le développement technologique de leurs concitoyens par un désintérêt ou une méfiance manifestes.

William Elong plaide en faveur d’un développement technologique panafricain tout en n’excluant pas la possibilité d’un soutien occidental, lequel doit s’inscrire « sous l’angle de l’équité et du respect ».

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