L’approfondissement du dialogue sur la sécurité entre le Japon et l’Union européenne : ambitions et limites
Introduction
Face aux défis du monde actuel, caractérisé par une augmentation des menaces militaires dans leur environnement immédiat, l’Union européenne (UE) et le Japon, deux puissances longtemps perçues comme exclusivement « civiles » et aux moyens d’action limités, multiplient les échanges sur les questions de sécurité et ont l’ambition d’élargir les domaines de coopération possibles. En janvier 2024, donnant suite à la déclaration conjointe publiée à l’issue du sommet UE-Japon du 13 juillet 2023, l’UE a déclaré son intention de mettre en œuvre un accord de partenariat de défense et de sécurité avec le JaponKyodo, « EU to seek security and defense pact with Japan amid China’s assertiveness », Japan Times, 20 février 2024.. La déclaration conjointe souligne que le Japon et l’Union européenne sont des partenaires clés dans les domaines de la paix, de la sécurité et de la défense dans la région indopacifique, dans lesquels ils ont considérablement renforcé leurs relations. Le document appelle à un approfondissement du dialogue stratégique en raison des « défis sans précédent pour la paix et la stabilité »EU-Japan summit 2023: joint statement, European Council, 13 juillet 2023..
Des relations anciennes
La relation entre l’Union européenne et le Japon est ancienne, avec l’ouverture de la délégation de la Communauté économique européenne (CEE) à Tokyo en 1974, suivie de la délégation japonaise à Bruxelles en 1979. Elle avait cependant peu à voir avec les questions de sécurité, en particulier les questions de « sécurité dure » (hard security). Ce sont les questions économiques qui ont longtemps prévalu pour ces deux partenaires traditionnellement perçus – comme des puissances non militairesEmil Kirchner, « EU-Japan security cooperation in context », in Emil Kirchner, Hans Darussen (dir.), EU-Japan security cooperation. Trends and prospects, Routledge, 2019..
La fin de la Guerre froide a marqué une première évolution avec la publication en 1991 d’une déclaration commune (Déclaration de La Haye) sur les relations politiques entre l’UE et le Japon, qui mettait l’accent sur les valeurs partagées et la nécessité d’institutionnaliser des échanges politiques réguliers sur les questions de sécuritéIbid. ; Mari Södenberg, « Japan-EU relations », in Robert J. Pekkanen, Saadia M. Pekkanen (dir.), The Oxford Handbook of Japan’s Politics, Oxford University Press, 2022.. Jusqu’à la fin des années 1990, cependant, c’est la dimension économique et les tensions qui y étaient attachées, avec des accusations mutuelles de dumping et de protectionnisme, qui dominaientMari Södenberg, Ibid. On se souvient de l’épisode des magnétoscopes japonais bloqués à Poitiers (France) en 1982 alors que le déficit commercial de l’UE avec Tokyo atteignait des niveaux record..
Aujourd’hui, la République populaire de Chine (RPC) a remplacé le Japon comme source du plus grand déficit commercial de l’Union européenne et c’est elle qui se trouve accusée de pratiques déloyales. Cette évolution démontre également le déclin de l’archipel, qui n’est plus le principal partenaire économique de l’UE en Asie. En 2019, un important accord de partenariat économique entre Tokyo et Bruxelles est entré en vigueur, supprimant 99 % des droits de douane de l’UE sur les exportations japonaises vers l’UE et 97 % des droits de douane japonais sur les exportations de l’UE vers le JaponLluc Vidal Lopez, « The EU-Japan Partnership in the Post-pandemic Order: What Comes Next? », Journal of Asian Security and International Affairs, vol. 11, n° 1, 29 février 2024.. Mais en 2021, le Japon ne représentait que 2,9 % des exportations de l’UE (8,8 % vers la Chine) et les importations en provenance du Japon – 3 % du total de l’UE (20 % en provenance de la Chine)Archive: Japan-EU – international trade in goods statistics.. Le Japon n’est plus le premier partenaire commercial de l’UE, mais le septième, et les questions de sécurité sont désormais au premier plan des préoccupations des deux pays.
Sur ces enjeux, le discours est ambitieux et prend en compte la dimension militaire des menaces et des défis à relever. Il reflète une réalité fondée sur des analyses de plus en plus convergentes de la situation stratégique mondiale entre Tokyo et Bruxelles.
Un partenariat stratégique toujours plus étroit
À la suite du sommet UE-Japon de juillet 2023, le communiqué conjoint met en avant un partenariat stratégique « toujours plus étroit », et souligne que la sécurité de l’Europe est directement liée à celle de la région indopacifique. Il soutient également le concept d’interdépendance stratégique en dépit de la distance géographique. Il s’agit d’une évolution constante depuis les années 2010, particulièrement après l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en Chine en 2013. La stratégie globale de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité, publiée en 2016, mentionnait déjà que la prospérité de l’UE était liée à la sécurité de l’AsieVision partagée, action commune : une Europe plus forte, European Union External Action, 14 novembre 2016.. De son côté, avec le retour de Shinzo Abe au poste de Premier ministre en 2012, Tokyo a mis en avant l’alignement avec des partenaires affinitaires, notamment l’Union européenne et ses États membresElena Atanassova, Yoichiro Sao, « Asia and Europe in Japan Alignment Policy. Drivers, Strategic Expectations and Future Outlook, Asian Affairs, vol. 53, n° 3, 8 juillet 2022..
Ces évolutions sont très marquantes depuis 2001. À cette date, le premier plan d’action pour la coopération entre l’UE et le Japon avait été publié, appelant à l’établissement d’un dialogue stratégique sur la sécurité couvrant un large éventail de questions allant de la sécurité à l’énergie, en passant par les risques cyber et environnementaux. Bien que ce plan d’action n’ait pas débouché sur des réalisations concrètes, il avait souligné l’importance nouvelle des questions de sécurité dans les relations entre l’UE et le Japon, intégrant le principe d’actions conjointes possibles axées sur des aspects non militaires de la sécurité tels que l’aide au développement et la reconstruction post-conflit – un enjeu qui reste d’actualité pour le Japon, qui souhaite y jouer un rôle majeur, avec la guerre en UkraineMari Söderberg, op. cit..
En 2003, le partenariat stratégique UE-Japon a été établi en vue d’élargir le dialogue de sécurité qui se développait régulièrement sur des questions globales telles que le développement, la sécurité humaine, le climat et la question nucléaire dans la péninsule coréenne avec la KEDO (Organisation pour le développement énergétique de la péninsule coréenne), dans laquelle l’UE était impliquée avec les États-Unis, la Corée du Sud et le Japon depuis 1997Emil Kirchner, op. cit. . Nouveau pas en avant en 2018 : deux partenariats juridiquement contraignants, négociés depuis 2011, sont finalisés – l’accord de partenariat économique (APE) et, surtout, l’accord de partenariat stratégique (APS). L’accord devrait entrer en vigueur à Tokyo en juillet 2024, à l’occasion du cinquantième anniversaire des relations entre l’UE et le JaponEU-Japan: Council endorses the conclusion of the strategic partnership agreement, Council of the EU, 22 avril 2024.. Le partenariat stratégique implique une coordination entre l’UE et le Japon dans plus de quarante domaines, en mettant l’accent sur la sécurité climatique, le désarmement nucléaire, le développement d’infrastructures de qualité, la sécurité des données et la sécurité maritime, ainsi que la sécurité économique, où des actions conjointes entre Tokyo et Bruxelles sont déjà en coursEU-Japan Strategic Partnership Agreement (SPA), European Union External Action, 1er février 2019..
En 2019, un accord de partenariat UE-Japon sur la connectivité durable et les infrastructures de qualité sera également adopté, promouvant des infrastructures basées sur la transparence, la viabilité financière et les valeurs sociales et environnementales – une réponse aux projets chinois de « nouvelles routes de la soie ».
Le tournant du sommet UE-Japon 2023
Le sommet UE-Japon du 13 juillet 2023 constitue une étape importante dans la coopération en matière de sécurité. Le communiqué conjoint publié à cette occasion évoque quatorze domaines, dont la sécurité maritime, le renforcement des capacités sécuritaires dans les pays tiers, la réponse aux cybermenaces, la protection des infrastructures critiques, la coordination des opérations de lutte contre le terrorisme, l’espace et les questions de défenseEU-Japan summit 2023: joint statement, op. cit.. Les deux parties réaffirment leur engagement à maintenir un ordre international libre et ouvert fondé sur l’état de droit. Elles s’opposent à toute modification du statu quo par la force ou la coercition « où que ce soit dans le monde ». Elles affirment leur volonté de développer la coopération en matière de résilience et de sécurité économiques, notamment pour ce qui concerne les chaînes d’approvisionnement en produits de base essentielsMario Esteban, Ugo Armanini, « The EU-Japan connectivity partnership: a sustainable initiative awaiting materialization », Real Instituto Elcano, 14 février 2020.. Un dialogue stratégique au niveau ministériel (Affaires étrangères) doit être mis en place pour approfondir ce partenariat de sécurité.
La coopération sur la transformation numérique est également au programme – une première réunion du Conseil de partenariat numérique s’est tenue à Tokyo le 3 juillet 2023, et deux mémorandums de coopération sur les semi-conducteurs et la connectivité sécurisée par câble sous-marin ont été signésIbid..
Au niveau régional, les deux parties reconnaissent les similitudes entre leurs stratégies pour l’Indopacifique et déclarent leur intention de travailler à des objectifs communs dans divers domaines tels que la santé, le climat, l’environnement, la finance durable, la sécurité et la défense. Le partenariat de sécurité sera renforcé dans la sécurité maritime, la cybersécurité, la lutte contre les menaces hybrides, la désinformation, la manipulation de l’information, l’ingérence, et dans la lutte contre le terrorisme.
Ce sommet, qui a marqué une véritable rupture avec la situation qui prévalait jusqu’à la fin des années 2010, résulte de la volonté des deux acteurs de mettre en avant le concept de « valeurs communes » et la convergence croissante des perceptions des menaces.
Mobiliser le concept de valeurs communes face aux autocraties
Dans son introduction, le communiqué conjoint du sommet UE-Japon 2023 souligne l’importance des « valeurs communes » dans l’effort commun pour relever les défis mondiaux en réponse à l’affirmation croissante des autocraties, notamment dans leur discours à l’égard du « Sud global »Ibid.. Depuis 2013 et la publication de sa première stratégie de sécurité nationale (NSS), le Japon pointe son désir de construire des partenariats avec des institutions telles que l’Union européenne sur la base de ce concept de valeurs communes, qui inclut l’idée d’un ordre libéral international menacé. Ce discours, notamment à l’égard de l’Union européenne, permet d’ancrer et de légitimer le rôle plus proactif du Japon sur la scène internationale. Il s’agit de défendre un ordre global fondé sur l’état de droit, la Charte des Nations unies, les droits humains et un système commercial libre et équitable. Ces valeurs partagées se traduisent par une volonté de travailler ensemble sur des questions liées à la sécurité humaine, à la sécurité économique, au développement durable, au changement climatique et à l’environnement, ou encore à la sécurité sanitaire. Le concept de FOIP (Free and Open Indo-Pacific), défini par Shinzo Abe en 2016 et renouvelé en 2022, qui défend les principes de souveraineté et d’intégrité territoriale et rejette le recours à la force ou à la coercition pour modifier le statu quo, fait écho à la stratégie de coopération de l’UE dans l’Indopacifique. Mais au-delà de cette convergence des principes et des défis mondiaux, il existe un rapprochement significatif dans la perception des menacesNational Security of Japan, décembre 2022 ; Stratégie de l’UE pour une stratégie de coopération dans l’Indo-Pacifique, Conseil de l’Union européenne, 16 avril 2021..
Une réelle convergence des perceptions des menaces
Tous les documents officiels japonais, y compris le dernier Livre blanc sur la diplomatie (Diplomatic Bluebook) publié en avril 2024, indiquent que le Japon considère qu’il n’a jamais connu une situation aussi tendue et soulignent que la sécurité de l’Europe et celle du Japon sont étroitement liées外国青書 2024, avril 2024.. Ce sentiment d’urgence s’articule autour de la perception et de l’analyse des menaces chinoise et russe.
Dans la déclaration conjointe publiée à l’issue du sommet UE-Japon de 2023, de nombreux points concernent directement ou indirectement la République populaire de Chine. Les éléments relatifs aux infrastructures de qualité et aux partenariats de connectivité sont conçus par l’UE et le Japon comme une réponse directe aux projets chinois de l’initiative Belt and Road (BRI), qui s’étendent à l’océan Indien, à l’Afrique, au Pacifique et même au cœur de l’Europe, avec des partenaires tels que la Serbie (non membre de l’UE) et la Hongrie (membre), où le président Xi Jinping s’est rendu en visite officielle en mai 2024.
Pour le Japon, la Chine de Xi Jinping constitue à la fois un concurrent direct et, de plus en plus, une menace, en raison de ses actions perturbatrices dans le détroit de Taïwan, en mer de Chine orientale autour des îles Senkaku et en mer de Chine méridionaleElena Atanossova, Yoichiro Sao, op. cit.. Depuis 2019, l’Union européenne a également reformulé sa stratégie à l’égard de la Chine autour de trois points : la Chine peut être un partenaire sur les questions globales, mais elle est aussi un concurrent économique et un rival systémique. Ces dernières années, la stratégie chinoise de l’UE a connu une évolution majeure, dans un sens moins conciliant, due en grande partie à l’agressivité de la Chine depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013 et à sa gestion de la pandémie de Covid-19.
Le document fait ainsi état de « graves préoccupations » concernant la situation en mer de Chine orientale, en abordant notamment la question des îles Senkaku, soumises à la pression constante des bateaux de pêche et des navires chinois – des garde-côtes ou de la PLAN (Marine de l’Armée populaire de libération). La paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan, directement menacées par les gesticulations chinoises, sont aussi mentionnées. De même, la sécurité des lignes de communication maritimes (SLOC), vitales pour le Japon comme pour l’Union européenne, est directement affectée par les tensions en mer de Chine méridionale. Cette reconnaissance commune de la menace chinoise est également évidente dans des domaines importants tels que la sécurité maritime, y compris la lutte contre la pêche illégale, en particulier dans le Pacifique. De même, la désinformation, la cybersécurité, les menaces hybrides et la manipulation sont liées au régime chinois, comme l’ont montré les récentes cyberattaques visant des parlementaires de l’UE.
Toutefois, le Japon et l’UE partagent une même inquiétude quant aux risques de « découplage » économique entre Pékin et les principales économies occidentales. Si Tokyo et l’administration du Premier ministre Kishida ont fait de la sécurité économique un point essentiel de leur discours de diplomatie publique et, comme les Pays-Bas, ont répondu aux exigences de Washington en matière de transferts de technologie, notamment dans des domaines critiques tels que les semi-conducteurs, c’est bien le concept de derisking, plus réaliste, qui a les faveurs de l’archipel.
Dans cette perspective, on note que la déclaration conjointe publiée à l’issue du sommet UE-Japon 2023, tout en exprimant les préoccupations des deux acteurs quant à la politique chinoise, souligne la nécessité de construire une relation constructive et stable avec la Chine, et reconnaît l’importance de s’engager avec Pékin. Le texte souligne le poids de la coopération avec la Chine en raison de son rôle dans la communauté internationale, de la taille de son économie et des questions mondiales dans lesquelles la Chine est impliquée. Tokyo et Bruxelles considèrent ainsi que le dialogue avec la Chine doit être préservé, y compris sur les questions relatives à Hong Kong, au Xinjiang, au Tibet et aux droits humains.
Tandis que l’Union européenne a évolué dans son évaluation de la menace chinoise, le Japon a également pris conscience de l’importance de la menace russe. Cette évolution est récente et constitue une réaction à l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022. C’est aussi une conséquence de la disparition de l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, assassiné en juillet 2022, et du désarroi de sa faction politique au sein du Parti libéral démocrate (PLD). Pour des raisons liées à la politique intérieure (résolution de la question des îles Kouriles avec Moscou), ainsi qu’à la stratégie extérieure (espoir d’éviter un partenariat stratégique trop étroit entre Moscou et Pékin), Shinzo Abe ne souhaitait pas rompre les liens avec la Russie et son président, Vladimir Poutine. C’est ainsi qu’au moment de l’annexion illégale de la Crimée par Moscou en 2014, le Japon n’avait réagi que modérément, sans imposer de sanctions majeures.
À cet égard, la guerre en Ukraine représente un tournant important. L’objectif de Tokyo, quand il met en avant un intérêt stratégique commun avec les pays occidentaux, est d’éviter que les préoccupations stratégiques des États-Unis et celles de l’Union européenne et de ses États membres ne les amènent à se désintéresser de la situation stratégique tendue en AsieLluc Vidal Lopez, op. cit.. La prise en compte de la crise ukrainienne contribue d’ailleurs à renforcer le discours sur les valeurs communes qui sous-tend le partenariat stratégique entre l’UE et le Japon. Lors du dialogue Shangri-La 2022, le Premier ministre japonais Fumio Kishida déclarera que les événements en Ukraine pouvaient se reproduire en Asie demain. En se tenant fermement aux côtés des autres membres du G7 et de l’Union européenne, M. Kishida cultive également son image de dirigeant politique responsablePaul O’Shea, Sebastian Marlow, « Rethinking Change in Japan’s security policy: punctuated equilibrium theory and Japan’s response to the Russian invasion of Ukraine », Policy Studies, vol. 45, n° 3-4, 31 janvier 2024.. Sa ligne reflète des évolutions internes au PLD, le parti au pouvoir, qui devraient se poursuivre quel que soit l’avenir politique du Premier ministre lui-même. Dans le même temps, Tokyo n’a pas totalement renoncé à cultiver, pour des raisons de politique intérieure et d’équilibre des factions au sein du PLD, des liens particuliers avec MoscouOn notera ici que si le Japon a pris de nombreuses sanctions à l’encontre de la Russie, il ne s’est pas retiré du projet gazier Sakhaline-2, qui fournit 9 % du GNL de l’archipel, et reste hostile à l'utilisation des avoirs russes gelés pour soutenir l’Ukraine (« Japan’s Mitsui Says No Plan to Exit Russia’s Sakhalin 2 LNG Project », Reuters, 21 juin 2023).. Une rencontre diplomatique de haut niveau a d’ailleurs eu lieu à Moscou au mois de juin 2024« Japan Foreign Ministry Foreign Affairs Chief Meets with Russian Counterpart », Yomiuri Shimbun, 22 juin 2024..
Le Japon, en coordination avec l’Union européenne, fournit une assistance à l’Ukraine, notamment une aide financière et des équipements militaires non létaux (gilets pare-balles, drones de surveillance, véhicules de transport) en raison des restrictions sur les exportations d’armes de l’archipel. Le Japon a aussi réexporté des missiles Patriot vers son allié américain afin que celui-ci puisse à son tour fournir ce type d’équipement à l’Ukraine. La déclaration commune publiée à l’issue du sommet UE-Japon de juillet 2023 appelle à la fin de l’agression russe contre l’Ukraine et au retrait immédiat, complet et inconditionnel des forces armées russes du territoire internationalement reconnu de l’Ukraine.
Ainsi, l’UE et le Japon partagent désormais des analyses similaires des menaces russe et chinoise, qui sont au cœur de la volonté des deux acteurs de renforcer leur dialogue et leur coopération en matière de sécurité. Outre ces deux menaces, Tokyo et Bruxelles dénoncent la prolifération des armes de destruction massive et la nucléarisation de la Corée du Nord – avec une condamnation ferme de la violation des résolutions de l’ONU par le régime de Pyongyang – et de l’Iran. La multiplication des essais de missiles balistiques par la Corée du Nord et les risques d’escalade au Moyen-Orient préoccupent fortement Tokyo et Bruxelles.
Un autre facteur qui n’est pas une menace mais qui joue également un rôle dans le désir de rapprochement entre l’UE et le Japon est le rôle des États-Unis, en particulier la perspective d’un retour au pouvoir en 2025 d’un dirigeant aussi imprévisible que Donald Trump. À cet égard, les préoccupations du Japon sont similaires à celles des alliés européens de Washington au sein de l’OTAN, même si elles ne sont pas toujours exprimées aussi clairement. Le souci de Tokyo de ne pas contrarier Washington, dont il dépend entièrement pour sa sécurité, influence ses choix possibles en Europe. Le partenaire européen privilégié du Japon demeure le Royaume-Uni, bien plus que la France, puissance dotée de capacités de projection significatives dans la région indopacifique mais perçue à Tokyo comme plus problématique dans ses relations avec les États-Unis. Malgré le Brexit, le Japon continue de poursuivre ses projets les plus structurants, comme l’avion de chasse de nouvelle génération, avec Londres.
Une étape nécessaire : de nouvelles capacités d’action
Une coopération accrue en matière de sécurité entre l’UE et le Japon ne serait pas possible s’ils ne s’étaient pas dotés de nouvelles capacités pour étayer ces ambitions. Confronté à une situation stratégique dans son environnement considérée comme exceptionnellement dangereuse, le Japon poursuit une double stratégie consistant à renforcer son alliance avec les États-Unis et à développer ses propres capacités alors qu’il a longtemps été critiqué comme un refus de Tokyo de s’engagerEn 1991, lors de la première guerre du Golfe, le Japon a été accusé par ses alliés, notamment les États-Unis, de n’être capable que de mener une « diplomatie du chéquier ».. Ces deux objectifs convergent en partie, car le développement des capacités de défense du Japon répond aux attentes de son allié américain, particulièrement si cela se traduit par l’acquisition d’armement américain. L’accroissement des capacités du Japon lui permet également de crédibiliser ses ambitions en matière de coopération sécuritaire avec l’Union européenne. En 2013, le Japon s’est doté d’un Secrétariat à la sécurité nationale et a publié sa première Stratégie de sécurité nationale, qui vise à faire du Japon un acteur plus proactif sur la scène internationale. Élément essentiel de cette évolution, le cabinet de Shinzo Abe a approuvé en 2014 une interprétation de la Constitution japonaise qui autorise le droit à l’autodéfense collective, et donc la participation conjointe à des opérations militaires actives avec des alliés, y compris l’Union européenneKawasaki Akira, Céline Nahory, « Japan’s Decision on Collective Self-Defense in Context », The Diplomat, 3 octobre 2014.. Les exercices conjoints se sont multipliés avec l’Australie, l’Inde, les États-Unis – tous membres de la Quadrilatérale en Asie –, ainsi qu’avec les Philippines, et, en Europe, avec la France et le Royaume-Uni. Comme le souligne le rapport du Parlement européen sur les relations entre l’Union européenne et le Japon, l’EUNAVFOR ATALANTA et la force de défense japonaise mènent des exercices navals conjoints dans le golfe d’Aden et la mer d’Arabie. L’Union européenne et le Japon étudient la possibilité d’une coopération visant à fournir des formations et à renforcer les capacités dans les domaines de la sécurité maritime et du maintien de la paix, y compris dans le cadre du projet de l’Union CRIMARIO relatif aux routes maritimes critiques dans l’océan IndienRapport sur les relations entre l’Union européenne et le Japon, Parlement européen, 23 novembre 2023..
En décembre 2022, l’administration Kishida a approuvé trois documents qui accélèrent les développements initiés par Shinzo Abe. Il s’agit de la nouvelle Stratégie de sécurité nationale (NSS), de la Stratégie de défense nationale (NDS) et du Programme de renforcement de la défense. Il a été décidé d’augmenter le budget de la défense à 2 % du PIB d’ici 2027 (1,6 % du PIB en 2024)À budget constant, l’effondrement du cours du yen en 2023-2024 pourrait remettre en cause cet objectif en raison du renchérissement des importations de matériel et du coût de l’énergie.. Les capacités de projection seront développées, le Japon acquérant davantage de missiles pour des frappes défensives à longue distance en territoire ennemi, de destroyers porte-hélicoptères modifiés capables d’accueillir des F-35 américains. Les garde-côtes seront dotés de nouveaux moyens pour contrer la pression chinoise dans les mers de Chine orientale et méridionale. Enfin, l’interdiction d’exporter des armes a été partiellement levée pour faciliter la coopération industrielle, même si des restrictions importantes subsistent comme l’interdiction d’exporter des armes à des pays en guerre. Chaque exportation d’armes létales devrait être approuvée par le Parlement.
Pour sa part, l’Union européenne a reconnu collectivement l’urgence des questions de sécurité, y compris pour sa propre survie. La stratégie globale de l’UE, publiée en 2016, mentionnait des crises existentielles à l’intérieur et au-delà des frontières de l’Union. L’Asie fait partie de ces préoccupations. L’UE dispose de plusieurs mécanismes, dont la PSDC (1999) et la PESCO (2017), dont l’efficacité opérationnelle peut être débattue, mais qui témoignent d’un engagement plus concret sur les questions de sécurité et de défense, et pointent vers une possibilité d’approfondir le dialogue et la coopération avec des pays clés comme le Japon. L’UE a démontré sa capacité, bien que limitée, à déployer des moyens civils et militaires au service de la paix et de la sécurité sur le continent africain et dans l’océan Indien contre la piraterieDaniel Fiott (dir.), The CSDP in 2020. The EU’s legacy and ambition in security and defence, European Union Institute for Security Studies, avril 2020.. En 2021, l’Union européenne a publié une stratégie de coopération dans l’Indopacifique, qui mentionne spécifiquement la possibilité d’organiser une présence coordonnée des marines européennes dans la région Asie-Pacifique. Le ministre français de la Défense, Jean-Yves le Drian, l’avait proposé dès 2012.
La dimension de la sécurité « dure » (hard security) est donc devenue plus importante dans le dialogue sur la sécurité entre l’UE et le Japon, avec un désir commun de mettre l’accent sur des éléments concrets. La sécurité maritime est particulièrement importante et permet une coopération plus étroite avec un pays comme le Japon, qui partage les mêmes contraintes et préoccupations en matière de liberté de navigation sur mer. C’est dans ce domaine que l’UE peut être la plus active, avec des programmes tels que CRIMARIO, alors qu’elle partage des intérêts directs avec le Japon dans la sécurisation des SLOC. Pour le Japon, la lutte contre la piraterie et la liberté de navigation sont aussi essentielles pour soutenir son opposition, aux côtés de l’UE, à la territorialisation des eaux internationales en mer de Chine méridionale par la RPC. En 2014, le Japon a participé pour la première fois à un exercice de lutte contre la piraterie impliquant l’opération Atalanta de l’EUNAVFOR et la Force maritime d’autodéfense japonaise (JMSDF). Depuis, des exercices réguliers ont eu lieu dans l’océan Indien, une zone privilégiée pour la coopération en matière de sécurité entre le Japon et l’Union européenne. Le 15 mars 2023, un arrangement administratif a été signé entre l’EUNAVFOR Atalanta et le déploiement des forces de surface japonaises pour la lutte contre la piraterie afin de faciliter les opérations conjointes. La déclaration commune du sommet Japon-UE de juillet 2023 mentionne la possibilité d’exercices conjoints dans la région indopacifique, y compris en mer de Chine méridionale.
Conclusion : des développements significatifs mais des limites importantes
Malgré de nombreuses déclarations en faveur d’un approfondissement de la coopération sécuritaire entre Bruxelles et Tokyo et une réelle convergence des perceptions des menaces, il existe des limites qui tiennent à la nature même du Japon, contraint par sa Constitution pacifiste malgré des développements significatifs, et de l’Union européenne, dont la politique de sécurité et de défense commune ne fait que refléter ce que les États membres sont prêts à réaliser dans ce domaine. À ce titre, les évolutions internes de plusieurs États membres parmi les plus importants, dont la France, ne peuvent que peser sur les orientations futures. Il semble difficile d’aller très au-delà des déclarations de principe sur la coopération UE-Japon en matière de sécurité, en particulier dans les domaines directement liés au militaire. Le Japon ne peut toujours pas véritablement agir militairement à l’étranger, même dans le cadre des opérations de maintien de la paix des Nations unies. Politiquement, aucun gouvernement japonais ne dispose d’une légitimité suffisante pour mettre en danger les forces d’autodéfense dans le cadre d’opérations à l’étranger, y compris les opérations de lutte contre la piraterie. Les opérations conjointes servent avant tout à affirmer une communauté d’intérêts et de valeurs face à des menaces qui affectent à la fois l’Union européenne et le Japon. En ce sens, des éléments importants tels que la sécurité économique, les menaces hybrides, la prévention des crises et la coopération spatiale sont susceptibles d’occuper une place majeure dans la proposition de construction d’un nouveau partenariat de sécurité et de défense entre Tokyo et Bruxelles. Il est à noter que le Japon serait le premier pays asiatique avec lequel l’UE établirait ce type de partenariat.
Plus important encore peut-être, les États-Unis restent par nature le facteur le plus central pour Tokyo. Seuls les États-Unis peuvent garantir la sécurité de l’archipel en vertu du traité de défense bilatéral. En période de tensions et d’incertitudes stratégiques, la priorité de Tokyo est d’éviter le risque de s’aliéner Washington, surtout si Donald Trump devait revenir au pouvoir. Dans ce contexte, Tokyo privilégie les partenariats avec les acteurs (membres ou non de l’UE) qui semblent les plus proches de Washington, au premier rang desquels le Royaume-Uni. Le Brexit n’a pas fondamentalement changé la donne pour le Japon, puisque des projets comme le développement de l’avion de chasse de nouvelle génération avec Londres se poursuivent. De même, malgré l’affront qu’AUKUS représente pour un État membre de l’UE, Tokyo y est très favorable et espère participer à son pilier technologique non nucléaire, en mettant l’accent sur la dimension anglo-saxonne de ses partenariats de défense.
En matière de défense et de sécurité en Europe, le Japon continue de privilégier l’OTAN comme partenaire naturel, alors même que l’Union européenne développe depuis plusieurs années sa propre réflexion stratégique, y compris au sein de l’OTAN. En 2007, Shinzo Abe a été le premier Premier ministre à se rendre au siège de l’OTAN à Bruxelles et s’est félicité de l’intérêt accru de l’Alliance pour les questions de sécurité en Asie. En 2022, le Premier ministre Kishida est devenu le premier Premier ministre japonais à participer à un sommet de l’OTAN. À cette occasion, le Secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, a déclaré qu’« [a]ucun autre partenaire n’est plus proche de l’OTAN que le Japon ». Kishida a de nouveau participé au sommet de l’OTAN à Vilnius (juillet 2023) avec ses partenaires asiatiques (Japon, Corée, Australie, Nouvelle-Zélande). Tokyo souhaite l’extension de la zone d’intérêt de l’OTAN à l’Asie, qu’il considère comme une garantie de sécurité supplémentaire face à la Chine. La question de l’ouverture d’un bureau de liaison de l’OTAN au Japon, sujet de débat avec la France, permettrait également à Tokyo de s’imposer comme le partenaire privilégié dans la région, malgré ses moyens d’action limités.
En dépit de ces limites, le dialogue de sécurité entre l’UE et le Japon, dans un contexte de très grande incertitude stratégique, y compris concernant le rôle des États-Unis à moyen terme, ne pourra que se développer, la condition étant que Tokyo puisse résoudre un dilemme : développer des nouveaux partenariats internationaux sur les questions de sécurité, traitant d’enjeux aussi vitaux que la sécurité économique, la désinformation et la sécurité cybernétique, et préserver, tout en gardant une certaine distance critique, la relation bilatérale essentielle avec Washington. Sur ce point, le Japon partage les préoccupations de nombreux États membres de l’UE, mais il doit aussi prendre en compte la position de ceux qui, historiquement, pèsent d’un poids stratégique et militaire particuliers au sein de l’Union.
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L’approfondissement du dialogue sur la sécurité entre le Japon et l’Union européenne : ambitions et limites
Note de la FRS n°16/2024
Valérie Niquet,
15 juillet 2024