Changement de braquet ? Les évolutions récentes de la stratégie de sécurité et de défense du Japon
Cette note a été rédigée à la suite de la web conférence « Security in the Indo-Pacific under the Dual Challenge of China and Russia » qui s’est tenue le 13 janvier 2023
Introduction
Le 16 décembre 2022, le Japon a publié trois documents fondamentaux actualisant sa stratégie de sécurité et de défense : la National Security Strategy (NSS), la National Defense Strategy (NDS) et le National Defense Program (NDP) pour la période 2023-2027. Au cours de la conférence de presse qui a suivi l’approbation de ces documents par le Cabinet, le Premier ministre Kishida a présenté sa nouvelle politique de sécurité comme « a major shift from post war security policy »Jesse Johnson, « Japan Approves Major Overhaul in Dramatic Policy Shift », Japan Times, 16 décembre 2022.. Des analystes américains soulignent le caractère « transformationnel » de ces évolutions qui signaleraient une rupture avec la posture de défense du Japon depuis 1945 et un renouvellement majeur de l’alliance avec les Etats-UnisChristopher B. Johnstone, « Japan’s Transformational Security Strategy », CSIS, 8 décembre 2022..
Le Japon est loin d’être une puissance négligeable sur le plan militaire. Si l’on s’en tient aux chiffres, selon le Global Firepower Ranking, le Japon se situe au huitième rang mondial, devant la France, avec plus de 1 400 aéronefs, 36 destroyers dont 8 systèmes Aegis, 21 sous-marins et bientôt deux « porte-aéronefs » résultant de la mise à niveau des porte-hélicoptères Izumi et Kaga2023 Japan Military Strength, GFP – Strength in Numbers.. Mais l’objectif revendiqué est désormais de doter les Forces d’autodéfense du Japon (JSDF) de la capacité de dissuader mais aussi d’assumer la responsabilité en première ligne de la défense du territoire en cas d’invasionNational Defense Strategy, décembre 2022..
Perception des menaces et motivations
La perception des menaces
En introduction, et à plusieurs reprises dans le corps du texte, la nouvelle NSS qualifie la situation à laquelle le Japon doit faire face comme « the most challenging regional security environment since World War II »National Security Strategy of Japan, décembre 2022.. Dans cet environnement menaçant, la Chine occupe désormais la première place, ce qui n’était pas le cas dans le premier document de stratégie nationale publié en 2013, qui plaçait la Corée du Nord au premier rang et, à propos de la Chine, mentionnait la nécessité de renforcer une relation bénéfique pour les deux parties, fondée sur des intérêts stratégiques communs. La nouvelle NSS entérine une évolution sensible chez les stratèges japonais depuis plusieurs années, la Chine étant systématiquement définie comme la première des prioritésEntretiens, Tokyo, 2021.. Le Livre blanc de la défense publié en 2022 mettait également la Chine au premier rang en raison de l’importance de son budget militaire, des progrès technologiques permis par la fusion des capacités civiles et militaires et par l’acquisition de nouveaux moyens tels que les missiles hypersoniquesDefense of Japan 2022, 2022.. L’environnement sécuritaire dans la zone Indo-Pacifique, et plus particulièrement en Asie-Pacifique, s’est considérablement dégradé selon Tokyo, en raison des activités chinoises et du développement des capacités militaires de la Chine en l’absence de toute transparenceNational Security Strategy, op. cit.. La personnalité du dirigeant chinois Xi Jinping, qui concentre tous les pouvoirs et encourage un nationalisme exacerbé et sûr de lui, renforce cette inquiétude« Security in the Indo-Pacific under the dual challenge of China and Russia », conférence en ligne, FRS, 13 janvier 2023..
Le Japon dénonce tout particulièrement la volonté chinoise d’utiliser la force ou la coercition pour imposer un changement de statu quo au niveau régional, face aux îles Senkaku en mer de Chine orientale, avec une présence de bâtiments chinois quasi constante, ou en mer de Chine méridionale. Si la NSS n’utilise pas le terme de « menace » pour qualifier la Chine, elle utilise le terme de « key challenge ». La situation autour de Taïwan est perçue comme particulièrement préoccupante, avec l’accroissement des risques qui pèsent sur la paix et la stabilité dans le détroitNational Security Strategy, op. cit.. Le Japon note que la Chine maintient officiellement sa politique de réunification pacifique, mais refuse de renoncer au recours à la force et multiplie les pressions militaires autour de l’îleIbid..
La NDS développe la liste des nouvelles capacités chinoises rendues possibles par une intégration plus étroite entre technologies civiles et militaires et auxquelles le Japon doit pouvoir répondre pour assurer sa défense. La Chine poursuit sa stratégie d’interdiction visant à dissuader ou à ralentir l’intervention de puissances étrangères dans sa zone d’action potentielle, notamment face au Japon et à Taïwan. Le Japon s’inquiète tout particulièrement du développement rapide des capacités chinoises dans le domaine des missiles, balistiques, missiles de croisière et missiles hypersoniques, qui réduisent l’efficacité des systèmes de défense antimissiles de l’archipelNational Defense Strategy, op. cit..
Dans la nouvelle NDS, la République populaire démocratique de Corée (RPDC), en dépit de la multiplication massive des tirs de missiles et de la perspective d’un nouvel essai nucléaire, n’arrive qu’en deuxième position des défis auxquels le Japon fait face. La Corée du Nord est définie comme « an ever imminent threat to Japan’s national security »Ibid.. La Russie est prise en compte, en troisième position. Ses activités sont décrites comme « a strong concern from a defense perspective »Ibid.. Les documents notent tout particulièrement le rapprochement stratégique entre Pékin et Moscou et l’organisation d’exercices conjoints au large du Japon, y compris dans le détroit de Tsushima, qui sépare les deux îles de Honshu et de HokkaïdoLes eaux du détroit de Tsushima sont des eaux internationales.. Cette hiérarchie, qui encore une fois place la Chine au premier rang, reflète aussi les préoccupations de l’allié américain et la volonté de Tokyo d’arrimer sa réflexion stratégique à celle des Etats-Unis.
Les deux documents publiés par le Japon au mois de décembre 2022 expriment ainsi une réelle prise de conscience de la gravité des menaces et des défis auxquels fait face l’archipel, et la guerre en Ukraine n’a fait que renforcer la prise de conscience de la nécessité pour le Japon d’un engagement plus grand dans les questions de défense.
Le coup de semonce de la guerre en Ukraine
L’invasion russe de l’Ukraine a, dans un premier temps, pu susciter chez certains stratégistes japonais la crainte de voir les Etats-Unis se focaliser exclusivement sur le théâtre européen, les détournant d’un théâtre Asie-Pacifique perçu comme particulièrement menaçant par TokyoEntretiens, Tokyo, 2021.. Rapidement, toutefois, la guerre en Ukraine est apparue comme un wake-up call utile pour imposer l’idée de l’urgence des risques de guerre, en mettant en avant la similarité des situations de l’Europe et de l’Asie face aux menaces russes et chinoisesNational Security Strategy, op. cit.. La guerre en Ukraine a également permis au Japon de se positionner sans ambiguïté aux côtés des démocraties occidentales et de l’allié américain, en mettant en avant l’aide accordée à l’Ukraine et aux pays voisins, la fourniture de matériel défensif paramilitaire, comme des gilets pare-balles, et l’accueil, exceptionnel pour Tokyo, de « personnes déplacées »Le Japon est réticent à utiliser le terme de « réfugié », pour ne pas créer de précédent et préfère utiliser la formule « personnes déplacées ». .
La NDS note également que l’agression de l’Ukraine par la Russie démontre que le maintien de l’indépendance et de la souveraineté d’un pays repose d’abord sur ses propres efforts. Tokyo note que « Our ally also expects Japan to play a role commensurate with its national strength », qui impose à Tokyo de démontrer d’une manière plus claire sa volonté de contribuer à sa propre défense, notamment en termes budgétaires et capacitaires. En 2022, un rapport remis au ministère de la Défense indiquait déjà que, comme l’Ukraine, le Japon devait démontrer sa volonté de combattreCité in Christopher B. Johnstone, op. cit.. Enfin, au niveau opérationnel, la guerre en Ukraine a également mis en évidence l’importance des stocks de munitions, de moyens nouveaux tels que les drones, et de l’interaction entre tous les domaines de la guerre informationnelle, notamment le cyber et l’espace, qui sont au cœur de la réflexion stratégique au sein de l’alliance nippo-américaine« Security in the Indo-Pacific under the dual challenge of China and Russia », op. cit..
Renforcer l’alliance avec les Etats-Unis
Au-delà de la nécessité de répondre à des menaces perçues comme croissantes, notamment en provenance de la Chine, et de la prise de conscience de l’urgence pour le Japon de « penser la guerre », l’objectif de la NSS et de la NDS est aussi, et peut-être d’abord, de renforcer encore l’engagement des Etats-Unis aux côtés du Japon en AsieEntretiens, Tokyo, 2021.. Tous les experts, la NSS et la NDS soulignent que, si le Japon doit se doter de nouvelles capacités, il ne lui est pas possible de se défendre seul. Les Etats-Unis demeurent au cœur du système de défense de l’archipel« Security in the Indo-Pacific under the dual challenge of China and Russia », op. cit..
La NDS note que pour les Etats-Unis, les dix années à venir seront décisives dans la compétition avec la Chine, c’est donc dans ce cadre que s’inscrivent les deux documentsNational Defense Strategy, op. cit.. La NDS pointe la nécessité pour le Japon et les Etats-Unis, qui viennent de publier leur propre stratégie de sécurité nationale, « to align their respective strategies and promote defense cooperation »Ibid.. Il s’agit, en renforçant l’alliance, d’accroître sa capacité dissuasive face aux risques d’escalade des opérations hybrides (grey zone risks) et aux tentatives d’imposer un changement de statu quo territorial par la forceIbid..
Si les Forces d’autodéfense (FAD) ont pour objectif à l’horizon 2027 de se doter des capacités leur permettant de dissuader une invasion ou de prendre la première responsabilité dans la réponse à cette invasion, tout en contribuant à maintenir la paix et la stabilité dans la région, cet objectif ne s’entend que dans le cadre de l’alliance avec les Etats-Unis – sous la protection du parapluie de la dissuasion élargie, dont la dimension nucléaire est réaffirmée avec forceIbid.. Si l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, après avoir quitté son poste, a pu tester l’idée d’un partage des capacités nucléaires avec les Etats-Unis, sur le modèle de l’OTAN, déclarant que cette éventualité ne devait pas être un « tabou », l’actuel Premier ministre Fumio Kishida, lui-même élu de Hiroshima, y est totalement hostile et réaffirme la validité des trois principes non nucléaires, énoncés en 1967, qui interdisent au Japon de posséder, d’importer ou d’introduire des armes nucléaires sur son territoireJesse Johnson, « Kishida Calls Idea of Japan Sharing Nuke with the US Unacceptable », Japan Times, 28 février 2022..
Au-delà du renforcement des liens avec l’allié américain, les documents stratégiques mentionnent également l’importance des partenariats avec d’autres puissances qui partagent les mêmes valeurs et les mêmes intérêts stratégiques. La France, seule puissance européenne du Pacifique, est mentionnée, mais c’est avec l’Australie puis le Royaume-Uni, deux membres de l’AUKUS, que le Japon considère très positivement, que les premiers accords RAA (reciprocical access agreement) ont été signés, respectivement en janvier 2022 et janvier 2023Jesse Johnson, « UK Japan Defense Cooperation to Intensify Following Landmark Agreement », Japan Times, 11 janvier 2023.. Ces accords autorisent des exercices conjoints plus longs et de plus grande envergure, notamment sur le territoire japonaisFrançois Duhomez, « Les FADJ 10 ans après, priorité à l’alliance nippo-américaine », Ebisu, 58/2021.. Le Japon a également choisi de s’associer avec le Royaume-Uni et l’Italie dans un projet de construction d’un nouvel avion de combat à l’horizon 2035. Depuis le début des années 2010, le Japon a également signé des accords ACSA (acquisition and cross servicing agreement) qui permettent de renforcer la coopération en matière de transfert d’équipement et de logistique avec les Etats-Unis, l’Australie, le Royaume-Uni, l’Inde, qui font partie du Quad en Asie, et avec la France. En 2022, des négociations ont également été inaugurées avec l’Allemagne.
Tokyo se rapproche également de l’OTAN. Au mois de juin 2022, Fumio Kishida a été le premier Premier ministre japonais à participer à un sommet de l’alliance. Au mois de janvier 2023, à l’occasion de sa visite à Tokyo (après Séoul), le Secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg et le Premier ministre japonais ont annoncé leur volonté de construire un partenariat « adapté » (individually tailored partnership program) pour renforcer le cadre de la coopération entre le Japon et l’OTANGabriel Dominguez, « Japan and NATO to deepen partnership, saying rule-based order at Stake », Japan Times, 31 janvier 2023.. En dehors de la France, dont la présence continue dans le Pacifique ne peut être ignorée, et de l’Inde, membre de la Quad, le renforcement des partenariats décidé par Tokyo lui permet aussi de se rapprocher des alliés les plus proches des Etats-Unis en Europe et en Asie, confortant ainsi l’architecture de sécurité régionale et globale autour de la puissance américaine.
Des avancées significatives
Affirmant son ambition de se doter à l’horizon 2027 de capacités permettant au Japon de répondre à une invasion en première ligne et de la vaincre avec le soutien de son allié puis, à l’horizon 2030, d’être capable de repousser une invasion plus tôt et plus au large, la NDS établit une liste de sept domaines prioritaires qui sont : l’acquisition d’une capacité de défense stand off, le renforcement des capacités de défense antiaérienne et antimissile, le développement d’une force de drones, le renforcement des capacités cross domain, le domaine cyber, les capacités de command and control, information, déploiement et mobilité et enfin « la durabilité et la résilience »National Defense Strategy, op. cit.. Mais au-delà de ce listing ambitieux, les deux points les plus importants des nouvelles orientations sont la décision de porter le budget de la défense à 2 % du PIB en 2027 et l’acquisition d’une capacité de contre-attaque, permettant d’atteindre le territoire ennemi avec des missiles à plus longue portée.
Au mois de décembre 2022, le Cabinet du Premier ministre a approuvé la décision de porter le budget de la défense à 2 % du PIB sur une période de cinq ans en 2027, répondant à une attente régulièrement exprimée par l’allié américain et correspondant aux objectifs OTAN. Si cet objectif est atteint, le budget correspondant aux cinq années de la loi de programmation 2023-2027 pourrait atteindre 315 milliards de dollarsJesse Johnson, « Kishida seeks to hike defense spending by more than 50 % over 5 years », Japan Times, 6 décembre 2022.. Le Cabinet a également décidé d’augmenter de 26,3 % le budget de la défense pour l’année fiscale 2023-2024, première année de ce nouveau programme. Il s’agit de la plus importante augmentation annuelle depuis 1952Kuniaki Nishio, « Massive Spike in Defense Costs Result in Record 23 Budget Pitch », Asahi Shimbun, 24 décembre 2022.. Le budget de la défense, d’un montant équivalant à 51 milliards de dollars, sera entériné par la Chambre basse au mois de février 2023« Lower House Approves Record 114 trillion yen budget for fiscal 2023 », Japan Times, 28 février 2023.. En 1976, une limite officielle de 1 % du PNB avait été fixée au budget de la défense du Japon. En 2017, le Premier ministre Abe avait levé cette limite, mais ce n’est qu’en 2020 qu’elle sera pour la première fois légèrement dépassée, après une longue période de stagnation budgétaire.
Une large part du nouveau budget doit être consacrée à l’acquisition d’une capacité de frappe à longue distance (stand off longer strike capacity). Le Japon met en avant le caractère toujours exclusivement défensif de sa politique de défense, mais, dans un objectif de dissuasion, et pour répondre au développement des capacités de ses adversaires dans le domaine des missiles balistiques, de croisière ou hypersoniques, le Japon veut se doter des moyens de frapper le territoire ennemi depuis son propre territoire « in case missiles have been used »National Defense Strategy, op. cit.. Il s’agit d’empêcher l’ennemi de frapper à nouveau après une première frappe. Stratégiquement, l’objectif est de ralentir la décision de l’adversaire et de compliquer son calcul bénéfice/coûtChristopher B. Johnstone, op. cit.. Le choix se porte sur les missiles de croisière, dont la portée pourrait atteindre 1 500 km. Le Japon a l’ambition d’étendre la portée de ses propres missiles T12 de 110 à 1 000 km à l’horizon 2030 mais, dans l’intervalle, il prévoit d’acquérir plusieurs centaines missiles Tomahawak américains, d’une portée de 1 500 kmJesse Johnson « Japan approves major defense overhaul in dramatic policy shift », Japan Times, 16 décembre 2022..
L’acquisition de ces nouvelles capacités s’inscrit aussi dans la volonté de combiner les capacités de frappe du territoire ennemi, pour interdire une nouvelle frappe, et de défense antimissile, pour répondre au premier tir. Ces développements passent aussi par une coopération plus étroite et un partage de l’information avec l’allié américain. A l’occasion d’une rencontre ministérielle qui s’est tenue au mois de septembre 2022, le Japon et les Etats-Unis ont ainsi décidé d’analyser conjointement les informations fournies par un drone américain MQ9 Repear« Japan and US Set up Military Intelligence Team at Yokota Airbase », Kyodo, 18 décembre 2022.. Au mois de novembre de la même année, les forces navales d’autodéfense ont procédé à des tirs d’essai de missiles antimissile Aegis SM3 block IB et SM3 block IIA, développés conjointement par le Japon et les Etats-Unis, au large d’HawaïGabriel Dominguez, « US-Japan-South Korea step up bid to counter Pyong Yang missile threat », Japan Times, 24 novembre 2022..
Des interrogations persistantes
Toutefois, en dépit de ces évolutions très significatives, des interrogations subsistent quant aux moyens et aux capacités de mises en œuvre au-delà de l’effet d’annonce. Si la décision d’augmenter le budget de la défense à 2 % du PIB à l’horizon 2027 est très significative, la question du financement, et du pourtour de ce budget élargi, n’est pas réglée. Dans l’opinion publique, la perception très négative de la Chine et la conscience des risques qui pèsent sur l’archipel ont facilité une acceptation de la nécessité de cette augmentation budgétaire. Alors que la population reste pourtant très marquée par le pacifisme isolationniste d’après-guerre, selon un sondage publié par le Yomiuri Shimbun au mois de décembre 2022, 51 % des Japonais approuvaient cette augmentation du budget de la défense. En revanche, selon le même sondage, seulement 27 % des personnes interrogées acceptaient une augmentation des impôts permettant de financer ce budgetJesse Johnson, « Kishida seeks to hike defense spending by more than 50 % over 5 years », Japan Times, 6 décembre 2022.. Devant la levée de boucliers suscitée par le projet d’augmentation des impôts proposé par le Premier ministre Kishida, y compris au sein du Parti Libéral Démocrate (PLD), son propre parti, c’est le choix de l’émission d’obligations qui a été fait pour le budget 2023-2024 ; et toute perspective éventuelle d’augmentation des impôts, notamment l’impôt sur les entreprises, a été repoussée à après 2024« Kishida tax hike plan to cover defense shortfall draws backlash inside LDP », Japan Times, 10 décembre 2022..
Par ailleurs, pour atteindre ce chiffre symbolique des 2 % du PIB en 2027, les dépenses militaires ont été gonflées d’éléments qui, selon une analyse du SIPRI, ne font pas partie traditionnellement de ce que l’institut définit comme « dépense militaire ». Les chiffres annoncés du nouveau budget de la défense du Japon incluent toutes les dépenses pouvant être rattachées au concept de « comprehensive defense architecture » énoncé par la NSS, et si l’on s’en tient aux calculs du SIPRI, le budget de la défense du Japon en 2027 serait plus proche des 1,5 % que des 2 % du PIB annoncésXiao Liang, Nan Tian, The Proposed Hike in Japan Military Expenditure, SIPRI, 2 février 2023..
Le budget de la défense devrait donc agréger une partie au moins du budget des garde-côtes, qui dépendent du ministère du Territoire, des Infrastructures, du Transport et du Tourisme, au risque de susciter des oppositions, les garde-côtes n’étant pas censés accomplir des missions « militaires ». Toutefois, des efforts de rapprochement opérationnel et de partage d’information ont d’ores et déjà eu lieuJiji Press, « Cost Guard to share surveillance info with MSDF », Japan Times, 7 novembre 2022.. La NSS indique également que les capacités des forces de garde-côtes seront accrues, avec des bâtiments et des technologies nouveaux, et que, en cas de crise urgente, le ministère de la Défense exercera un contrôle direct sur ces forcesNational Security Strategy, op. cit..
Le concept de comprehensive defense architecture intègre le flou croissant des limites entre le militaire et le civil à tous les niveaux« Security in the Indo-Pacific under the dual challenge of China and Russia », op. cit.. La NSS précise que, en raison du champ très large des menaces, le Japon mobilisera pour sa défense tous les moyens de ses capacités militaires mais également de sa puissance globale, dont la recherche et développement, et les infrastructures publiques. Les moyens attribués à ces deux éléments pourront être intégrés au budget de la défenseNational Security Strategy, op. cit..
Une autre série d’interrogations concerne la capacité de frappe à longue distance en territoire ennemi et l’acquisition de missiles à plus longue portée qui pourraient être qualifiés d’armes offensives. La NSS précise que ces capacités de riposte sont constitutionnelles et respectent le droit international. Elles ne remettent pas en cause le principe de politique exclusivement défensive du Japon. La NSS ajoute que « needless to say, preemptive strike, namely striking first at a stage when no armed attack has occured, remains unpermissible »Ibid.. Le Premier ministre Kishida a réaffirmé cette position alors que le débat sémantique faisait rage entre frappe préventive (autorisée) et frappe préemptive (interdite). Par ailleurs, la NSS rappelle que les autorités japonaises ont déclaré cette possibilité « constitutionnelle » dès 1956, même si elles n’avaient jamais franchi le pas jusqu’à aujourd’huiIbid. Le texte du 9 février 1956 cité dans la NSS précise : « When no other means to defend against attack by guided missile or other to hit the base of those guided missiles or other is permissible »..
Par ailleurs, la mise en œuvre de ces capacités implique une intégration opérationnelle plus étroite avec les Etats-Unis, ces derniers étant les seuls à pouvoir fournir à Tokyo les informations nécessaires au ciblage et aux frappes. La NSS indique que les capacités de renseignement du Japon, et notamment de l’imagerie fondée sur les satellites d’observation, ainsi que la coordination de leur exploitation doivent être renforcées. Le document mentionne notamment une coopération accrue entre le Cabinet satellite intelligence center, qui dépend du Cabinet du Premier ministre, et les Forces d’autodéfenseNational Security Strategy, op. cit.. La NSS déclare par ailleurs que, comme pour la défense antimissile, la capacité de riposte ne changera pas la division des rôles fondamentale entre le Japon et les Etats-UnisIbid.. Les experts de la communauté stratégique japonaise défendent le principe de cette intégration opérationnelle renforcée du commandement des forces japonaises et américaines, au nom de l’efficacité. Aujourd’hui il n’existe en effet pas de structure de contrôle et de commandement ni de structure de combat communesEntretiens, Tokyo, 2021..
Toutes les interrogations concernant le degré d’engagement du Japon en cas de conflit n’ont d’ailleurs pas disparu. Certains s’inquiètent par exemple des pressions américaines sur la Chine au sujet de Taïwan, dont ils pensent qu’elles portent le risque d’entraîner le Japon malgré lui dans un conflit dont il serait une cible du fait de son alliance avec les Etats-UnisEntretiens, Tokyo, 2021.. De leur côté, les Etats-Unis attendent du Japon un plan d’intervention en cas de conflit dans le détroit de Taïwan, soulignant que l’accès aux bases américaines dans l’archipel jouerait un rôle primordial face à la Chine. Pour le moment, l’autorisation du Japon est indispensable pour que les forces américaines puissent intervenir à partir de leurs bases au Japon, et la question de la rapidité de réaction et de prise de décision du Premier ministre, de son Cabinet ainsi que celle de la réaction de la Diète sous la pression de l’opinion publique sont loin d’être résoluesBruce Klingner, « Japan needs a Taiwan contingency plan and fast », Japan Times, 7 avril 2022..
Enfin, la dernière série d’interrogations porte sur l’ambiguïté de la posture du Japon face à la Chine, en dépit du fait que l’objectif de la NSS est bien de répondre à la montée en puissance agressive du « défi chinois ». Dans un « en même temps » complexe, le Japon affirme avec force une posture totalement consensuelle avec les Etats-Unis sur les questions de sécurité, notamment face à la Chine, mais demeure beaucoup moins engagé sur les questions économiquesEntretiens, Tokyo, 2021.. Tous les analystes soulignent que les intérêts économiques du Japon en Chine sont considérables, et particulièrement vitaux pour une économie à faible croissance, confrontée, comme l’Europe, à l’augmentation massive des prix de l’énergie et à une inflation encore accrue par la faiblesse du yen. Plus de 40 000 entreprises japonaises sont installées en Chine, où les investissements japonais représentent 16,9 % du total des IDE en Chine. Pour nombre d’experts, en dépit de la volonté de réduire la dépendance à la Chine, le découplage n’est économiquement pas possibleEntretiens, Tokyo, 2021.. Le marché chinois est considéré comme trop important pour les entreprises japonaises, de même que la capacité de la Chine à produire d’une manière réactive à un prix qui reste compétitifEntretiens, Tokyo, 2021.. Plus préoccupant, 63 % des entreprises japonaises considèrent que la rivalité Chine-Etats-Unis constitue un risque, mais elles ne sont que 30 % à estimer que le risque se situe du côté de la Chine et 70 % à pointer les Etats-Unis, dont les règles de contrôle des investissements et d’exportation sont perçues comme préjudiciablesIdem.. Cette position rejoint celle de l’Union européenne, même si le Japon, comme les Pays-Bas, a accepté le principe de renoncer à fournir à la Chine les technologies permettant de produire es semi-conducteurs de dernière génération.
Cette ambiguïté se reflète au niveau politique. Au mois de juillet 2022, lors d’une allocution prononcée devant le CSIS, le ministre des Affaires étrangères Yoshimasa Hayashi déclarait que le Japon voulait établir avec la Chine une relation « constructive et stable ». A l’occasion de sa première rencontre bilatérale avec Xi Jinping, lors du sommet de l’APEC le 17 novembre 2022, le Premier ministre Kishida disait aussi qu’il fallait éviter les tensions grâce au dialogue. Et l’ancien Premier ministre Abe lui-même, considéré comme un faucon, avait amorcé – pour des raisons économiques – un rapprochement avec la Chine et se préparait à recevoir le président chinois Xi Jinping en 2020 s’il n’y avait eu la crise de la CovidChristine Liu, « Why Talk Tough? Explaining Japan Prime Ministers’ Proactiveness in National Defense Rhetoric », Foreign Policy Analysis, 2021..
Conclusion
Indéniablement, avec la publication des nouveaux documents de sécurité nationale, la décision de porter le budget de la défense à 2 % du PIB et l’acquisition de capacités de frappe à distance, le Japon a franchi un pas qui le rapproche un peu plus du statut de « puissance normale », capable d’assumer sa propre défense. On s’éloigne de la doctrine Yoshida d’après-guerre, qui avait accepté de placer le Japon sous la protection des Etats-Unis, lui faisant perdre quasiment toute autonomie en matière de politique étrangère et de sécurité pour se consacrer pleinement au relèvement économique du pays après la défaite.
Mais si le Japon se dote de moyens nouveaux, c’est aussi pour répondre aux attentes fortes de l’allié américain et la NSS insiste sur la nécessité de renforcer encore les liens avec Washington, qui demeure le seul véritable garant de la sécurité de l’archipel, de la paix et de la stabilité dans la région. Cette priorité, compréhensible, accordée à l’alliance avec les Etats-Unis, fait écho au soutien accordé par le Japon aux partenariats avec les pays qui sont eux-mêmes très proches des Etats-Unis, ainsi qu’aux formats tels que l’AUKUS et le Quad et à l’intérêt manifesté pour l’OTAN.
Dans le même temps, toutes les interrogations ne sont pas levées en ce qui concerne tant les moyens budgétaires, qui ne font pas consensus, que l’équilibre à trouver entre le protecteur américain et le partenaire économique chinois. Enfin, les contraintes constitutionnelles, institutionnelles et politiques, qui sont loin d’avoir disparu, imposent au Japon, en dépit des ambitions proclamées, de progresser avec modération sur la voie de la puissance militaire.
Crédit image : Rakchai Duangdee/Shutterstock.com
Changement de braquet ? Les évolutions récentes de la stratégie de sécurité et de défense du Japon
Note de la FRS n°09/2023
Valérie Niquet,
23 mars 2023