Élections : les cartes sont rebattues au Parlement européen

Cette note est issue de Diplomatie, Les Grands Dossiers, n° 81, août-septembre 2024, pp. 87-91.

« Le centre constructif et pro-européen s’est maintenu ». C’est ce qu’a déclaré la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, lors de l’annonce des résultats des élections européennes le 9 juin 2024.

Les premiers résultats du scrutin semblaient lui donner raison. Comme lors de la précédente législature, le Parti populaire européen (PPE), regroupant les partis de centre-droit européens, a conservé sa première place au Parlement européen avec 188 sièges. Il a été suivi par les sociaux-démocrates (S&D), qui ont obtenu 136 sièges. L’alliance libérale et pro-européenne, Renew Europe, figurait en troisième position, avec 77 sièges. Mais c’était sans compter les nouvelles alliances des partis d’extrême droite et la répartition des non-inscrits dans les différents groupes pendant les jours qui ont suivi les élections. La création d’un groupe d’extrême droite souverainiste, Patriotes pour l’Europe (PfE), renverse les rapports de force. En réunissant 84 sièges, il dépasse désormais Renew. L’autre grand groupe d’extrême droite, les Conservateurs et réformistes européens (ECR), a lui aussi profité des négociations en obtenant 78 sièges. Renew Europe se retrouve ainsi en cinquième position, tandis que les écologistes (Verts/ALE), traditionnellement forts au Parlement européen, n’arrivent qu’en sixième position, avec 53 sièges. Ils sont suivis par le groupe de la Gauche (GUE/NGL), avec 46 sièges. L’Europe des nations souveraines (ESN), groupe d’extrême droite radicale lui aussi nouvellement constitué, clôture le tableau en rassemblant 25 sièges.

Face à ces évolutions, la déclaration de Roberta Metsola ne reflète finalement qu’une partie du paysage politique européen et la réalité s’annonce plus complexe. Le centre constructif et pro-européen s’est maintenu, la réélection d’Ursula von der Leyen au poste de Présidente de la Commission le confirme. Mais les institutions européennes doivent désormais faire face à trois grands groupes d’extrême droite, nationalistes et eurosceptiques.

Préserver l’Europe face à l’extrême droite

Parmi ces groupes, celui des Patriotes pour l’Europe constitue le plus grand risque de déstabilisation. En troisième position au Parlement européen, ce groupe bouleverse les rapports de force établis. Des différends considérables avaient auparavant empêché les partis d’extrême droite de s’unir. En amont des élections, Viktor Orban avait appelé à un rapprochement entre les groupes ECR et Identité et démocratie (ID). Mais cela impliquait un rapprochement entre Giorgia Meloni et Marine Le Pen. La Première ministre italienne était opposée à cette alliance pour plusieurs raisons. Tout d’abord, en termes de politique étrangère, Meloni et Le Pen sont diamétralement opposées. Meloni mène une diplomatie atlantiste et pro-Ukraine. Une fusion des deux groupes présentait alors peu d’avantages pour elle, d’autant plus qu’elle aurait été mise en minorité. La Première ministre italienne a plutôt cherché à se rapprocher du PPE. Face à cette situation, Orban a rassemblé ses députés du Fidesz, qui s’étaient auparavant fait exclure du PPE et qui figuraient depuis parmi les non-inscrits.

Le fait que le groupe des Patriotes ait été créé seulement quelques jours après le début de la présidence hongroise du Conseil de l’Union européenne le 1er juillet montre qu’il répond à une stratégie d’influence plus large. En effet, Orban cherche, par ce biais, à asseoir le leadership de la Hongrie sur la droite souverainiste européenne. Dans cette stratégie, le rôle du Rassemblement national, qui a rejoint l’alliance, est ambigu. Jordan Bardella a été élu président du groupe au Parlement européen le soir même des résultats des élections législatives françaises. Celui qui, pendant la campagne, affichait son soutien à l’Ukraine se retrouve désormais à la tête d’une formation ouvertement pro-Poutine. L’affiliation du RN semble ainsi en totale opposition avec la logique de « dédiabolisation » poursuivie par Marine Le Pen ces dernières annéesOlivier Costa, « Bardella à Paris, Bardella à Bruxelles: les deux visages du RN », Blog d’Olivier Costa, 9 juillet 2024 (consulté le 13 juillet 2024).. Elle pourrait répondre à une volonté de distinction par rapport au groupe ECR, qui cherche à être perçu comme plus modéré. Quant au troisième et plus petit groupe d’extrême droite, l’Europe des nations souveraines, il s’agit du plus radical de l’extrême droite européenne. C’est aussi la formation la plus hétéroclite même si ses membres partagent certaines priorités comme la lutte contre l’immigration. L’alliance des différents partis permet aux députés d’éviter de figurer parmi les non-inscrits, ce qui réduit considérablement leur temps de parole et leurs capacités de travail. L’émergence de ces nouveaux groupes politiques aura des conséquences directes sur le déroulement du débat parlementaire. Durant chaque débat en plénière, les députés des Patriotes d’Orban parleront en troisième position. Concrètement, cela signifie qu’il y aura plus d’espace pour les interventions nationalistes et populistes dans l’hémicycle européen qu’auparavant.  Cependant, pour avoir un réel impact politique, les différentes forces du Parlement devront se coordonner et ne pas se limiter à la contestation.

Des alliances qui visent la révision des politiques de l’UE

Les revendications des Patriotes pour l’Europe sont relativement floues. En plus d’être « résolument » opposés à « l’ultra fédéralisme de l’Union européenne », l’alliance condamne les politiques migratoires actuelles de l’UE et demande la modification de la règlementation en vigueur. Concrètement, cela signifierait de revenir sur le Pacte immigration et asile adopté en mai 2024. Celui-ci prévoit notamment de traiter une partie des demandes d’asile aux frontières extérieures de l’Union et introduit un mécanisme de solidarité entre Etats membres en cas d’arrivées massives. Il s’agit d’un ensemble de réglementations extrêmement strict à l’échelle de l’histoire du régime migratoire européen. Le groupe des Patriotes revendique pourtant des mesures encore plus fortes pour « sécuriser les frontières extérieures de l’UE, démanteler les réseaux de passeurs et accélérer l’expulsion de ceux qui n’ont pas le droit de rester en Europe »Aneta Zachova, « Au Parlement, la nouvelle alliance populiste ‘Patriotes pour l’Europe’ vise la révision des politiques de l’UE », Euractiv, 1er juillet 2024, (consulté le 16 juillet 2024).. Même chose du côté du Pacte vert pour l’Europe : les Patriotes appellent à sa révision, en revendiquant une approche « équilibrée » et « sans imposer de charges excessives à l’industrie »Ibid.. Pour l’heure, aucun élément de programme détaillant les mesures proposées n’a été communiqué.

Compte tenu de son poids au sein de l’hémicycle, ce groupe sera en mesure de perturber le travail parlementaire. Mais la logique du « cordon sanitaire », visant à empêcher l’attribution de postes clés à des représentants de l’extrême droite au sein du Parlement, devrait limiter le pouvoir de blocage des Patriotes et contribuer à leur marginalisation. Cependant, à long terme, cette stratégie d’exclusion pourrait contribuer à la légitimation de leur discours anti-européen. La priorité du nouveau mandat de la Présidente de la Commission devra être la recherche de consensus avec les partis du centre et d’honorer les promesses faites lors de sa campagne.

Le couple franco-allemand à bout de souffle

La question du leadership européen pour la nouvelle législature se pose également au sein du Conseil. D’autant plus que la situation politique de certains de ses membres historiques fragilise le fonctionnement de celui-ci. Le Président français se retrouve affaibli à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale : ses députés ont perdu une centaine de sièges et le pays reste, pour l’heure, sans réel gouvernement. Le Chancelier allemand, dont les scores de popularité sont historiquement bas, est à la tête d’une coalition bancale et a récemment dû affronter plus de soixante-dix heures de négociations pour parvenir à un accord sur le budget. En plus de cela, il doit se préparer aux élections qui auront lieu dans les Länder d’Allemagne de l’Est à l’automne – où une victoire de l’extrême droite est attendue.

A cela s’ajoutent des tensions quant à la vision de l’Europe entre les deux chefs d’Etat. « Notre Europe est mortelle », a déclaré Emmanuel Macron lors de son deuxième discours de la Sorbonne en avril 2024, avant de proposer une série de mesures destinées à renforcer « l’autonomie stratégique » et la « souveraineté européenne ». Des concepts souvent mal compris outre-Rhin. Cela s’explique par des conceptions historiquement très différentes de l’intégration européenne. Pour la France, cette dernière constitue souvent une projection permettant de construire l’Europe à son image – une sorte de « FrancEurope »Yves Bertoncini, Thierry Chopin, « La ‘FrancEurope’ 70 ans après la déclaration Schuman : projet commun ou projection nationale ? », Le Grand Continent, 8 mai 2020 (consulté le 15 juillet 2024).. Pour l’Allemagne, la construction européenne relevait d’abord d’une logique de rédemption ; il s’agissait d’expier ses fautes historiques via une reconstruction nationale au sein de l’Europe. Aujourd’hui, l’Europe est surtout envisagée sous l’angle économique tandis que d’autres partenariats, comme la relation transatlantique, restent tout aussi fondamentaux. A ces oppositions d’ampleur s’ajoutent des différences de tempérament parfois difficiles à surmonter – même si les deux chefs d’Etat, conscients du rôle crucial de l’amitié franco-allemande au sein de l’UE, cherchent à les atténuer. Dans ce contexte, les impulsions pour l’Europe ne viendront peut-être pas du couple habituel.

Un risque de ralentissement de l’« Europe de la défense »

Le résultat du scrutin du mois de juin pourrait ralentir les efforts fournis en matière de défense au cours du dernier mandat européen. Bien que le Parlement européen dispose de compétences limitées en matière de défense, il joue un rôle important au sein de l’architecture institutionnelle européenne : en plus d’avoir un droit de regard sur les questions de sécurité et de défense, il dispose d’un pouvoir d’initiative auprès du Haut-Représentant et Vice-Président de la Commission (institué par le Traité de Lisbonne en 2007), soit le chef de la diplomatie européenne. Le Parlement contrôle les activités du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), les représentants spéciaux de l’Union européenne (RSUE) et les délégations de l’Union. Les pouvoirs budgétaires du Parlement permettent de définir l’échelle et l’ampleur de la Politique étrangère et de sécurité (PESC), et deux fois par an, les députés débattent sur la mise en œuvre de la politique étrangère et de défense commune, à l’issue de quoi ils adoptent deux rapports. C’est là un aspect essentiel de l’« Europe de la défense » puisque la puissance de l’UE réside dans ses instruments législatifs, budgétaires et financiers.

Ces dernières années, l’UE a mis en place de nombreux mécanismes pour financer la défense. En 2021, le Conseil de l’UE a créé le Fonds européen de défense et la Facilité européenne pour la paix. En 2023, face à l’urgence de la situation en Ukraine, de nouveaux instruments financiers sont mis en place pour encourager la coopération entre les Etats membres. Début 2024, la Commission présente la première stratégie industrielle européenne de défense, accompagnée d’un programme européen d’investissement dans ce domaine. Cet ensemble de mesures vise à garantir la disponibilité et l’approvisionnement en produits de défense, à acquérir de manière collaborative et à augmenter les achats d’équipements de défense.

Le leadership politique influence de manière significative l’action de l’UE dans la défense, notamment dans le domaine de la politique industrielle ou du budget de l’Union. Dans le cadre de la procédure législative ordinaire, la négociation interinstitutionnelle s’opère en trilogue, c’est-à-dire qu’elle réunit des représentants du Parlement européen, du Conseil et de la Commission. La capacité du trilogue à fonctionner décidera du succès des travaux, y compris dans le domaine de la défense.

D’un point de vue opérationnel, l’enjeu des mois suivant les élections sera d’abord de maintenir le rythme pris au cours des derniers mois, en particulier pour le soutien à l’Ukraine et, de manière plus générale, en matière de défense. Ce domaine souffre encore d’un manque de vision : le prochain mandat devrait chercher à clarifier l’architecture institutionnelle dans ce champ et essayer de mettre en place un agenda global de la souverainetéRenaud Bellais, Axel Nicolas, « Cinq années qui ont transformé la défense européenne : enjeux pour l’Union européenne après l’élection de juin 2024 », Fondation Jean Jaurès, 29 avril 2024 (consulté le 18 juillet 2024).. Mais la coalition de von der Leyen devra faire face à une opposition forte de la part des autres partis, notamment dans le domaine de la politique industrielle, où la procédure de codécision s’applique – c’est-à-dire qu’il appartiendra aux nouveaux membres du Parlement de se prononcer sur des politiques industrielles concrètes. L’augmentation du nombre de députés eurosceptiques pourrait rendre cette tâche plus difficile.

La nécessité d’un récit fort

En 2019, pour son premier mandat à la tête de la Commission européenne, Ursula von der Leyen avait choisi comme thématique la « promotion de notre mode de vie européen, protéger nos citoyens et nos valeurs ». Un commissaire spécifique, en charge de ces questions, avait été nommé. Mais ces mesures ont eu peu d’impact sur l’identité européenne, aujourd’hui très contestée. Les partis anti-européens font souvent appel à des récits comme celui de l’« Europe forteresse », qui séduit plus que jamais les électeurs. Dans une Europe fragmentée, exposée à de nombreuses menaces, la nécessité d’un récit pro-européen fort semble d’autant plus pressante et devrait être une priorité du nouveau mandat.

 

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