IntroductionDocument clos le 1er juillet 2022.
Dans les premiers temps de la guerre en Ukraine, et même avant son déclenchement, les autorités russes ont joué massivement du signalement nucléaire. Visant à faire savoir qu’elles conçoivent les évolutions dans l’Ukraine voisine comme relevant des intérêts stratégiques vitaux de la Fédération de Russie, ce signalement, bien que revêtant une portée singulière en temps de guerre, n’est pas une première. On peut ainsi rappeler que le président Poutine avait révélé a posteriori (un an après, dans un reportage télévisé) qu’au moment de l’annexion de la Crimée, il avait envisagé de mettre en alerte les forces de dissuasion. À l’époque, les signaux nucléaires s’étaient également multipliés – déclarations officielles, exercices à composante nucléaire, etc.
En 2022, ses forces ayant envahi le territoire ukrainien à partir de plusieurs directions dans un engagement de haute intensité, le Kremlin, face à un adversaire largement plus tenace et performant qu’anticipé et soutenu par les pays occidentaux (sanctions massives, fourniture de renseignement et livraisons d’armements), a montré une propension encore plus forte à mobiliser la carte nucléaire et à jouer l’ambiguïté quant à sa posture nucléaire.
Un signalement nucléaire très présent
Les autorités russes ont multiplié les références explicites et implicites aux armes nucléaires, ce dès avant le début de l’« opération militaire spéciale ». Une première mention est intervenue le 8 février 2022, lors de la conférence de presse à Moscou entre les présidents français et russe. À cette occasion, Vladimir Poutine, expliquant en quoi était « dangereuse la possible entrée de l’Ukraine dans l’OTAN », appelait son homologue français à se projeter dans une situation où l’Ukraine serait membre de l’Alliance et chercherait à récupérer le contrôle de la Crimée par la voie militaire. Du fait de l’existence de l’article V, indique-t-il en substance, cela signifie que « les pays européens seraient automatiquement entraînés dans un conflit militaire avec la Russie. Bien sûr, les potentiels de l’OTAN… et de la Russie ne sont pas comparables. Nous le comprenons, mais nous comprenons aussi que la Russie est l’une des principales puissances nucléaires, et sur certaines composantes, elle en dépasse beaucoup en termes de modernité. Il n’y aura pas de gagnants, et vous serez entraînés dans ce conflit, indépendamment de votre volonté »
Le 24 février, dans son allocution annonçant le lancement de l’« opération militaire spéciale », le président Poutine se lance dans un réquisitoire contre « l’Occident collectif »
Entre ces deux déclarations, la Russie avait organisé, le 19 février, des exercices à composante nucléaire engageant les forces aérospatiales (VKS), le District militaire Sud, les forces de missiles stratégiques (RVSN) et les deux flottes nucléaires stratégiques (Nord et Pacifique). Vladimir Poutine supervisera ces exercices en compagnie de son homologue biélorusse (celui-ci avait procédé, quelque temps auparavant, à un referendum constitutionnel mettant fin au statut non nucléaire de la Biélorussie, et ouvrant donc la possibilité que la Russie déploie des armes nucléaires dans ce pays dont la situation géographique est stratégique dans le contexte de la tension entre la Russie et l’OTAN)
Les forces de dissuasion stratégique ont de nouveau été mises à l’honneur quelques jours après le début de la guerre, le 27 février, lorsque Vladimir Poutine a ordonné une modification de leur posture. S’adressant à son ministre de la Défense Sergueï Choïgou et à son chef d’état-major Valeriï Guerassimov, le président russe, après avoir déploré que « non seulement les pays occidentaux entreprennent des actes inamicaux envers notre pays dans le domaine économique, … des sanctions illégitimes… mais en outre les hauts responsables des principaux pays de l’OTAN se permettent des déclarations agressives » à l’encontre de la Russie, évoque ces faits pour motiver sa demande de « placer les forces de dissuasion de l’armée russe en régime de combat spécial » (« perenesti sily sderjivaniia rossiïskoï armii v osobyï rejim neseniia boevogo dejourstva »)
Le 27 avril, le président Poutine évoquait une nouvelle fois, dans une réunion avec le Conseil des législateurs, les possibles tentatives de certains acteurs de s’impliquer dans le conflit, tentatives susceptibles, selon lui, de représenter « pour la Russie des menaces de nature stratégique inacceptables » : ces acteurs « doivent savoir que nos frappes de représailles seront fulgurantes, rapides. Nous avons pour cela tous les instruments, des instruments dont personne d’autre ne peut se prévaloir … Nous les utiliserons si besoin... Les décisions ont déjà été prises à ce sujet »
Les systèmes incarnant la dissuasion stratégique ont en tout cas été présents au cours des quatre premiers mois de la guerre. En Ukraine, les forces russes ont réalisé des frappes de Kalibr, d’Iskander et de Kinjal, systèmes à capacité double, ce qui contribue à la persistance de la dimension nucléaire en toile de fond du conflit
Cette présence insistante du nucléaire sur fond de guerre en Ukraine s’est nourrie des propos débridés de certains commentateurs à la télévision russe, qui a pu présenter des images de simulations d’attaques nucléaires contre des capitales occidentales (selon des modalités absurdes d’un point de vue opérationnel). L’animateur vedette de la première chaîne de télévision russe Dmitriï Kiseliev est coutumier du fait : après avoir souligné en son temps la capacité des forces russes à « réduire en poussière » les États-Unis, il a estimé le 2 mai que le Royaume-Uni devrait faire l’objet d’une frappe à l’aide du drone nucléaire sous-marin Poseidon
Ont ajouté au climat anxiogène les propos du Kremlin sur les prétendues ambitions nucléaires militaires de l’Ukraine, mentionnées dans la déclaration du 24 février du président russe
La guerre en Ukraine et la doctrine nucléaire russe
La mobilisation agressive par Moscou de la rhétorique nucléaire invite à revisiter la posture nucléaire de la Russie telle qu’elle s’est élaborée au cours des dernières années. Les textes officiels russes (doctrines militaires de 2010 et 2014, document de doctrine nucléaire 2020) suggèrent que le seuil nucléaire russe a été rehaussé au regard de ce qu’il était dans les années 1990 et 2000 – conformément à un constat des autorités politiques et militaires russes à cette époque sur l’excessive dépendance de la politique de défense nationale aux capacités nucléaires
Le texte de doctrine de 2020
- l’obtention d’« informations fiables sur le lancement de missiles balistiques attaquant le territoire russe et (ou) celui de ses alliés » ;
- la réalisation par l’adversaire d’« actes contre des sites étatiques ou militaires d’importance critique de la Fédération de Russie dont la mise hors de fonctionnement conduira à compromettre la riposte des forces nucléaires » ;
- « l’emploi par l’adversaire d’armes nucléaires ou d’autres types d’armes de destruction massive contre le territoire de la Fédération de Russie et (ou) de ses alliés » ;
- « une agression contre la Fédération de Russie engageant des armements conventionnels, quand l’existence même de l’État est menacée ».
À première vue, aucune de ces circonstances n’est présente dans le contexte de la guerre en Ukraine. Cependant, on note que dans sa déclaration du 24 février, le président russe décrit la politique des États-Unis et de leurs alliés comme une ligne d’« endiguement » de la Russie, avec la constitution d’une « anti-Russie » sur « des territoires contigus » au sien (« sur nos territoires historiques », précisera-t-il) en évoquant en substance les coopérations militaires entre l’Ukraine et des pays de l’OTAN, le tout étant présenté comme « une question de vie ou de mort, une question de notre avenir historique comme peuple… C’est une menace réelle non seulement pour nos intérêts, mais pour l’existence même de notre État, pour sa souveraineté. C’est cette même ligne rouge dont nous avons parlé sans cesse. Ils l’ont franchie »
Et différentes déclarations d’officiels russes, Vladimir Poutine en tête, ont introduit une certaine ambiguïté et des interrogations sur le périmètre que recouvre, dans leur perspective, la notion d’« existence » de l’État russe. Dans le cadre du conflit en cours, la menace à l’existence de l’État russe pourrait-elle prendre, dans l’esprit des autorités russes, des formes autres que celle d’une attaque militaire conventionnelle faisant peser une menace existentielle sur ledit État russe (cf. textes doctrinaux) ? Dans son allocution sur la modification du régime opérationnel des forces de dissuasion, alors que les pays occidentaux se gardent d’actions pouvant être interprétées comme de la cobelligérance, le chef de l’État russe justifie sa décision, en substance, par les sanctions et, même, les déclarations agressives de ces derniers. On peut également rappeler ici les propos tenus le 24 mars 2022 par Vladimir Medinskiï lors d’une réunion de la commission intergouvernementale sur l’enseignement de l’histoire : « L’existence même de la Russie comme civilisation russe est en jeu aujourd’hui. Je vois peu de moments dans l’histoire analogues à celui que nous traversons actuellement. Le temps des Troubles, la veille de février 1917, 1989, l’effondrement de l’URSS. Voilà vers quoi nous entraîne l’Occident collectif »
Par ailleurs, moult questions se posent sur la possibilité que la Russie s’en remette aux armes nucléaires non stratégiques, dont des commentateurs à la télévision russe encouragent l’emploi en considérant qu’il serait de nature à inhiber les pays occidentaux qui soutiennent l’Ukraine. Ces questions sont d’autant plus vives que dans « l’avant-guerre », et malgré la publication du document de doctrine de 2020, le flou persistait quant aux options d’emploi relatives à ces armes et à la nature de l’intégration des options conventionnelles et nucléaires dans la doctrine russe – un point suscitant de nombreux débats entre spécialistes internationaux. Pointant le fait que les documents de doctrine envisagent le recours aux armes nucléaires dans le contexte de conflits à grande échelle et de conflits régionaux (ceux-ci pouvant cependant découler d’un conflit local), certains analystes estimaient que cela ne concernait que les cas où « l’existence de l’État est menacée », selon les termes des documents doctrinaux que nous avons précédemment rappelés. Selon eux, cela excluait le recours au nucléaire dans les cas où Moscou fait face à une défaite dans un conflit. Ce point ne faisait cependant pas l’unanimité. Ces lignes de fracture dans l’analyse se sont retrouvées dans les discussions sur le risque que la Russie emploie des armes nucléaires tactiques pour compenser ses échecs sur le terrain militaire en Ukraine et garder la maîtrise de l’escalade dans le conflit.
L’intimidation en mode dérapage contrôlé ?
Dans des conditions de guerre, intervenant alors que la tension entre Russie et Ukraine d’une part, entre Russie et pays occidentaux d’autre part s’ancre dans le temps long et est donc à vif, et alors que les cadres de dialogue apparaissent ténus, il convient d’appréhender avec précaution le risque d’un recours par la Russie à l’arme nucléaire. Cependant, des éléments permettent de relativiser ce risque, comme le font certains politologues russes spécialisés sur les questions stratégiques
En s’exprimant publiquement et fréquemment sur ce qu’implique potentiellement le statut nucléaire de la Russie, les autorités russes cherchent avant tout à alimenter un climat d’angoisse, ce à quoi elles nous ont du reste habitués au cours des dernières années. Dans cette perspective, les références au nucléaire visent les gouvernants et les opinions publiques occidentaux, et cherchent à circonscrire le périmètre du soutien occidental à l’Ukraine. Dans les premiers temps du conflit, face à la pression occidentale et aux échecs notoires sur le terrain, il se peut que les responsables russes aient jugé bon de miser sur ce que « Richard Nixon appelait la ‘théorie du fou’ (madman theory) durant la guerre du Vietnam, consistant à donner délibérément le sentiment qu’il serait prêt à ‘appuyer sur le bouton’ afin de faire pression sur ses adversaires »
On doit cependant remarquer que les autorités russes elles-mêmes ont semblé s’engager dans une forme de désescalade verbale. Il en est allé ainsi de Dmitriï Medvedev (plutôt enclin, ces derniers temps, au propos provocateur et à la surenchère). Dans une longue interview donnée à RIA Novosti, le vice-président du Conseil de sécurité a d’une part répété, comme différents officiels russes avant lui, que le statut nucléaire de la Russie a des implications : « la Russie est une puissance nucléaire, elle dispose du stock d’armes nucléaires, des arsenaux stratégiques les plus importants. … Relativement récemment, le potentiel stratégique de notre pays a été placé en régime particulier, simplement pour que tous comprennent les menaces auxquelles se heurteraient les autres États s’ils essayaient d’influencer le cap de notre pays ». Estimant que le message a été entendu, il note en substance que certains pays de l’Occident collectif défendent « périodiquement des idées stupides » type fermeture de l’espace aérien de l’Ukraine (ce qui semble confirmer que l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne par l’OTAN ou des pays de l’OTAN serait considérée comme un acte de cobelligérance). Cependant, il rappelle que la Russie dispose d’un document sur la dissuasion nucléaire qui précise « les motifs pour lesquels la Fédération de Russie est en droit d’utiliser l’arme nucléaire ». Et de les énumérer : 1. Une frappe de missiles « utilisant des moyens de frappe nucléaire » ; 2. Un autre type d’emploi d’arme nucléaire contre la Fédération de Russie et ses alliés ; 3. Une atteinte au fonctionnement d’infrastructures critiques ayant pour effet de paralyser l’activité des forces de dissuasion nucléaire ; 4. Un acte d’agression conventionnelle contre la Russie ou ses alliés menaçant l’existence même du pays. Le motif 1 se veut plus précis que la doctrine de juin 2020 (qui ne distinguait pas entre missiles armés d’une tête conventionnelle ou d’une tête nucléaire), le motif 4 associe les alliés de la Russie (qui, dans la doctrine officielle, ne sont couverts par le parapluie nucléaire russe qu’en cas d’attaque au moyen d’armes de destruction massive). Mais en tout état de cause, les propos de Dmitriï Medvedev semblent vouloir ramener la « question nucléaire » dans le contexte du conflit en Ukraine dans le cadre fixé par les documents officiels – il ajoutera d’ailleurs que les autorités russes « partent du principe que les négociations, les efforts diplomatiques dans les situations les plus complexes, du type de celle qui se joue par exemple aujourd’hui autour de l’Ukraine, sont tout de même la voie la meilleure et la plus correcte… il faut prendre cette voie »
Quelques jours plus tard, c’est le porte-parole de la présidence russe, Dmitriï Peskov, qui tempèrera à son tour, en indiquant que la Russie ne peut employer l’arme nucléaire qu’en cas de menace réelle pour le pays, dans des conditions qui sont précisées, dit-il, dans la stratégie de sécurité nationale
Sergueï Lavrov a pour sa part déclaré en avril que « la Russie n’envisage pas la possibilité d’employer l’arme nucléaire en Ukraine, il s’agit uniquement d’armements conventionnels »
De même, après la demande de Poutine sur la modification du statut des forces de dissuasion stratégique (passage en régime de combat spécial), les choses ont été assez rapidement clarifiées. L’agence TASS a rappelé ce que recouvraient les forces de dissuasion stratégique, qui comprennent une composante offensive
Conclusion
Dans le conflit actuel, le risque d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie paraît minime, même s’il ne peut pas être complètement écarté des scénarios d’évolution.
Si la mobilisation politique et communicationnelle massive et récurrente des armes nucléaires dans le contexte d’un conflit peut être considérée comme irresponsable de la part d’une puissance nucléaire, les dirigeants russes n’en sont pas moins conscients des risques d’une escalade intégrant des options nucléaires (d’autant que les pays occidentaux ont stoïquement rappelé le statut nucléaire de l’OTAN)
La dramatisation des enjeux qu’emporte la mention répétitive, dans les discours des officiels russes, des armes nucléaires poursuit aussi des finalités internes. Elle permet de conforter l’opinion publique russe dans l’idée que la pression occidentale place la Russie dans des conditions extrêmes, et que les autorités russes sont prêtes à utiliser tous les moyens à leur disposition pour protéger le pays face à cette pression. L’effet recherché étant, évidemment, un ralliement de la majeure partie de la population autour du pouvoir.
La moindre occurrence, au cours des dernières semaines, des références au nucléaire semble confirmer que dans les premiers temps du conflit, celles-ci ont d’abord servi à « sanctuariser » les actions militaires de Moscou en Ukraine (dissuader un engagement militaire d’autres pays aux côtés de l’Ukraine
Les armements nucléaires demeurent un recours politique face à des situations jugées contraires aux intérêts de la Russie. On pense ici aux projets mentionnés par les présidents russe et biélorusse à la veille du sommet de l’OTAN – lors duquel seront discutées les candidatures de la Finlande et de la Suède qui, une fois validées, modifieront la donne stratégique et militaire en Baltique. Les projets annoncés par les deux chefs d’État, également justifiés par le président Loukachenko par la « politique de confrontation » prétendument menée par la Pologne et la Lituanie et par les exercices nucléaires de l’OTAN
Enfin, il n’est pas à exclure que dans les prochains temps, les responsables russes entreprennent d’ajuster les éléments relatifs aux armes nucléaires dans la doctrine militaire compte tenu des failles constatées dans les forces conventionnelles, a fortiori si les sanctions internationales obèrent la capacité de la Russie à les moderniser ou à entretenir certaines infrastructures critiques. Et on peut supposer que Moscou sera tentée d’institutionnaliser ses gains territoriaux par l’intégration des territoires conquis dans l’espace fédéral russe, ce qui les placerait de facto sous la couverture du parapluie nucléaire russe.