La nouvelle stratégie russe en Afrique subsaharienne : nouveaux moyens et nouveaux acteurs

Introduction

Du 22 au 25 octobre 2019, près de 50 chefs d’États africains se rendront à Sotchi pour assister au sommet Russie-Afrique, premier évènement dédié au continent africain d’une telle ampleur organisé par la Russie. Selon le Premier ministre Dmitri Medvedev, ce sommet devra marquer « le début d’une nouvelle ère de coopération russo-africaineDiscours de Dmitri Medvedev lors de la conférence d’Afreximbank à Moscou le 20 juin 2019, government.ru, 21 juin 2019.».

La Russie, influente en Afrique à l’époque soviétique, cherche depuis la fin des années 2000 à renouer avec le continent via des accords de coopération et des projets dans les domaines militaire, minier et nucléaire civil. Cependant, depuis quelque temps, le réengagement de la Russie en Afrique semble s’être accéléré : au Soudan, en Afrique du Sud, au Zimbabwe, en République du Congo, les projets russes se multiplient.

L’étude de la présence russe en République Centrafricaine, à Madagascar, en Angola et au Soudan montre que la stratégie de la Russie en Afrique a changé : depuis 2017, l’accent est mis avant tout sur l’approfondissement de la coopération sécuritaire, via la signature d’accords de défense et le déploiement de sociétés militaires privées, et sur l’influence médiatique. Cette formule s’avère particulièrement attractive pour un certain nombre de régimes africains souhaitant se maintenir au pouvoir.

La Russie en Afrique depuis les années 2000

Depuis la décolonisation, l’URSS a tissé des liens étroits avec de nombreux États africains, les soutenant dans leur lutte pour l’indépendance. Après la disparition de l’URSS et le chaos des années 1990, les transformations politiques et économiques internes ont poussé la Russie à quitter l’Afrique. Dans neuf pays, des ambassades russes ont été fermées.

Ce n’est qu’à partir du milieu des années 2000 que la Russie a commencé un timide retour sur le continent, avec d’abord une visite du président Vladimir Poutine au Maroc et en Afrique du Sud en 2006, puis la tournée présidentielle de Dmitri Medvedev en Égypte, au Nigeria, en Angola et en Namibie en 2009. « Désormais, notre devoir est de rattraper tout ce qui a été perdu », a-t-il affirmé sur son blog à la fin de son séjour.Dmitri Medvedev, « Itogi poezdki po stranam Afriki (Egipet, Nigeria, Namibia, Angola) » [Bilan de la visite des pays d’Afrique (Égypte, Nigeria, Namibie, Angola)], http://blog.da-medvedev.ru, 25 juillet 2009.

Depuis, les échanges ont augmenté : selon les données du service des douanes russe, les échanges commerciaux entre la Russie et les pays d’Afrique ont presque triplé entre 2010 et 2017, passant de 5,1 à 14,8 milliards de dollars.« Tovarooborot mejdu Rossiej i stranami Afriki s 2010 goda vyros potchti v 3 raza » [Depuis 2010, les échanges commerciaux entre la Russie et les pays d’Afrique a presque triplé], Tass, 30 mars 2019.

Jusqu’ici, la Russie échangeait principalement des biens sécuritaires (livraison d’armes, coopération militaire) et technologiques (construction de centrales nucléaires) contre un accès aux ressources minérales ou énergétiques pour les entreprises russes (Alrosa, Nornickel, Renova, Rusal, etc.) ainsi qu’un soutien politique à l’international, s’exprimant notamment par des votes au Conseil de sécurité de l’ONU. Le Soudan a par exemple soutenu deux fois la Russie à l’ONU sur la question des sanctions suite à l’annexion de la Crimée en 2014.« Tuda. Sudan. Obratno » [Aller. Soudan. Retour], Novaya Gazeta, 11 avril 2019.

Cependant, depuis 2017, on observe de nouvelles modalités d’engagement : un renforcement de la coopération sécuritaire, notamment via l’engagement d’entreprises militaires privées, ainsi qu’un accompagnement médiatique en faveur de la Russie et contre les anciennes puissances coloniales.

Nouveaux moyens

Sécurité

Le volet sécuritaire de la coopération entre la Russie et les pays d’Afrique subsaharienne a été renforcé par deux éléments principaux :

  • La signature d’accords de coopération militaire : depuis 2017, la Russie a signé des accords de coopération militaire avec 20 pays d’Afrique subsaharienne, contre seulement sept de 2010 à 2017. Sur les 20 nouveaux accords, dix ont été conclus avec des pays avec lesquels la Russie n’avait signé aucun accord de coopération militaire auparavant. Des accords avec le Mozambique et le Soudan ont pour objet de faciliter l’entrée de navires militaires russes dans les ports des deux pays. Deux accords avec la République Centrafricaine et le Soudan prévoient une coopération renforcée allant jusqu’à la création d’une représentation du ministère russe de la Défense au sein des structures homologues du pays signataire.
Accords de coopération militaire signés par la Russie avec des pays d'Afrique subsaharienne depuis 2017 (source des données : ministère russe des Affaires étrangères)Accords de coopération militaire signés par la Russie avec des pays d'Afrique subsaharienne depuis 2017 (source des données : ministère russe des Affaires étrangères)
  • Le déploiement de conseillers militaires : plusieurs accords de coopération militaire prévoient le déploiement de conseillers militaires. Pour la plupart, il ne s’agit par de membres de l’armée régulière, mais d’employés de la société militaire privée Wagner, déployée en Ukraine et en Syrie. Ses employés sont officiellement chargés de former l’armée nationale, mais peuvent également assurer la protection d’hommes d’État, comme c’est le cas en RCA, où ils ont intégré la garde personnelle du président Archange Touadéra. Par ailleurs, Wagner protège les sites des entreprises russes sur le continent. Ses hommes seraient présents en République Centrafricaine, au Soudan, au Rwanda et à Madagascar, et pourraient prochainement faire leur apparition en République du Congo, avec qui la Russie a signé un accord en juin 2019 prévoyant le déploiement de conseillers militaires. Avoir recours à une société militaire privée permet au gouvernement russe de se distancier des actions de cette dernière.En Syrie, le décès de plusieurs dizaines d’employés de Wagner a, par exemple, longtemps été nié par le gouvernement russe, qui s’est ensuite défendu en disant que ces combattants défendaient des intérêts privés. De manière similaire, au Soudan, le gouvernement russe a reconnu la présence de sociétés militaires privées russes mais a affirmé qu’elles n’agissaient pas en coordination avec le gouvernement. En effet, les médias et les organisations internationales ont à plusieurs reprises alerté sur le rôle controversé joué par les sociétés militaires privées russes : au Soudan, elles auraient participé à la répression violente des manifestations contre le gouvernementAline Leboeuf, « La compétition stratégique en Afrique : approches militaires américaine, chinoise et russe », IFRI, août 2019. ; en RCA, elles auraient été impliquées dans des cas de torture.Dionne Searcey, «Gems, Warlors and Mercenaries: Russia’s Playbook in Central African Republic», The New York Times, 30 septembre 2019.

Influence médiatique

Cet été, les enfants en RCA ont pu découvrir un curieux dessin animé« Lobaye Invest fait la com’ du Kremlin en Centrafrique », La lettre du continent, 28 août 2019.: un lion attaqué par une multitude d’hyènes fait appel à son ami l’ours, qui accourt depuis le Grand Nord pour l’aider à se défendre et à faire régner l’ordre en Afrique.« Lion Bear », youtube.com, 18 juillet 2019. Dédié « à la coopération entre la RCA et la Russie », ce dessin animé en français a été produit par Lobaye Invest, une société russe ayant obtenu des contrats d’exploration minière en RCA.

Cet exemple illustre un élément nouveau dans la stratégie russe en Afrique subsaharienne : l’accompagnement des avancées diplomatiques par des campagnes d’influence dans les médias et sur les réseaux sociaux visant à légitimer et promouvoir la présence russe dans le pays.

Le discours de la Russie en Afrique, qui demeure inchangé depuis les années 2000, s’articule autour de trois idées principales :

  • Absence de passé colonial ;
  • Proximité datant de l’époque de l’URSS et de la lutte pour la décolonisation ;
  • Coopération pragmatique sans contreparties en termes de gouvernance interne et de démocratisation.

La Russie cherche ainsi à se démarquer des puissances occidentales et joue sur les sentiments anticolonialistes de la population : ainsi, en RCA et à Madagascar, la Russie déroule une campagne d’information négative contre la France.Patrick Forestier, « Centrafrique : comment la Russie travaille patiemment à supplanter la France », Le Point, 15 décembre 2018.

La Russie propose aussi aux gouvernements africains un « soutien informationnel » pour assurer la pérennité de leur régime. Exportant un modèle d’influence médiatique ayant déjà fait ses preuves en Russie, elle n’hésite pas à recycler certains thèmes de prédilection tels que l’attachement aux valeurs traditionnelles et la représentation de l’Occident comme décadent. Au Soudan, la Russie aurait fait circuler des fausses informations accusant Israël d’être à l’origine des manifestations contre le gouvrnement, ou montrant des attaques de mosquées ou d’hôpitaux prétendument perpétrés par les manifestants.Tim Lister, Sebastian Shukla, Nima Elbagir, « A Russian Company’s Plan for Quelling Protests in Sudan », CNN, 25 avril 2019.

Pour diffuser ces informations, la Russie s’appuie notamment sur des médias et journalistes locaux : en RCA, des journalistes ont dénoncé l’emprise de la Russie sur la ligne éditoriale de certains médias.Gisèle Blanche Moloma, « Centrafrique : Touadera, les Russes et le réseau de la propagande anti-occidentale, comment fonctionnent-ils ? », Corbeau News, 6 janvier 2019. Les campagnes sur internet et les réseaux sociaux seraient, selon des documents obtenus et diffusés par le Dossier Centr de Mikhaïl Khodorkovski, orchestrées par l’Internet Research Agency liée à l’homme d’affaires russe Evgueni Prigozhin. Il dirigerait une « usine à trolls » à Saint-Pétersbourg à l’origine de campagnes d’e-influence à travers le monde via des faux profils sur les réseaux sociaux et des bots.Luke Harding, Jason Burke, « Leaked Documents Reveal Russian Effort to Exert Influence in Africa », The Guardian, 1 juin 2019.

Nouveaux acteurs : le cas d’Evgueni Prigozhin

En parallèle du rapprochement au niveau étatique, de nouveaux acteurs privés sont devenus force d’initiative. Dans la nouvelle stratégie russe en Afrique subsaharienne, les entreprises d’Evgueni Prigozhin occupent une place prépondérante : en plus du rôle joué par la société Wagner et l’Internet Research Agency, ses entreprises minières obtiennent des contrats d’exploitation en RCA, à Madagascar et au Soudan. Ces entreprises, telles que Ferrum Mining ou Lobaye Invest, ont pour la plupart été créées récemment et ont peu d’expérience dans l’extraction de ressources naturelles. Néanmoins, elles semblent avoir réussi dans certains pays à obtenir des contrats au détriment d’entreprises russes établies sur le continent de longue date, telles qu’Alrosa, Nornickel, Renova, Rusal ou Norgold. Enfin, Evgueni Prigozhin aurait personnellement participé aux négociations de paix avec des groupes rebelles en RCA.«Gems, Warlors and Mercenaries: Russia’s Playbook in Central African Republic», op. cit.

Evgueni Prigozhin, surnommé le « cuisinier de Poutine », a fait ses débuts dans les affaires après la disparition de l’URSS dans la restauration pour l’armée, dans le milieu scolaire puis pour Vladimir Poutine et ses invités de marque.Luke Harding, « Yevgeny Prigozhin: Who is the Man Leading Russia's Push into Africa? », The Guardian, 11 juin 2019. Pendant les années 1980, il avait été condamné à neuf ans de prison pour vol. Inculpé dans le cadre de l’enquête du procureur Robert Mueller pour avoir interféré dans les élections américaines de 2016, il est visé par les sanctions américaines introduites suite à l’annexion de la Crimée.Neil MacFarquhar, « Yevgeny Prigozhin, Russian Oligarch Indicted by U.S., Is Known as ‘Putin’s Cook’», The New York Times, 16 février 2018.

S’il est, comme Vladimir Poutine, originaire de Saint-Pétersbourg, Evgueni Prigozhin ne semble pas pour autant faire partie du premier cercle proche du président, souvent décrit comme étant composé d’Igor Setchin, d’Arkady et Boris Rotenberg ou autres Youri et Mikhail Kovaltchouk.Mikhail Zygar, Les hommes du Kremlin, Cherche-Midi, 2016. Evgueni Prigozhin ne figure même pas dans le classement Forbes des 200 hommes d’affaires les plus riches de Russie en 2019. Néanmoins, il semble bénéficier d’une certaine carte blanche en Afrique.« 200 samykh bogatykh biznesmenov Rossii» [Les 200 hommes d’affaires les plus riches de Russie], Forbes.ru, 5 octobre 2019.

Par ailleurs, la majorité des révélations dans la presse sur les activités des entreprises liées à Evgueni Prigozhin en Afrique ont pour origine le centre d’investigation Dossier Centr et des médias financés par l’oligarque Mikhail Khodorkovski. Ce dernier, vivant en exil depuis l’affaire Yukos en 2004Mikhaïl Khodorkovski, propriétaire du géant pétrolier Yukos, a été condamné pour fraude et évasion fiscale suite à la faillite de l’entreprise en 2004, après qu’il ait fait montre d’ambitions politiques menaçant le pouvoir en place. Son procès a été interprété comme une manière de montrer aux autres oligarques ce qui leur arriverait s’ils se risquaient à entrer en politique contre Vladimir Poutine., est farouchement opposé à Vladimir Poutine. Si les informations révélées sont cohérentes avec les retours du terrain, il est important de prendre en compte ses motivations pour les diffuser.

Une nouvelle stratégie

Objectifs

Que cherche la Russie en Afrique ? Pourquoi cette accélération du réengagement de la Russie en Afrique au cours des deux dernières années ?

La Russie tente de longue date de s’affirmer comme un axe de puissance incontournable dans un monde multipolaire, a fortiori depuis le conflit avec l’Ukraine. Se considérant prise en étau dans ses relations avec les pays occidentaux, qui cherchent à renforcer leur coopération avec ses voisins de l’ex-bloc soviétique, Moscou essaie d’élargir sa base de soutien à l’international, mais aussi de placer ses pions dans la zone d’influence des anciennes puissances coloniales en Afrique. Dmitri Medvedev a ainsi affirmé lors de son discours au sommet d’Afreximbank le 20 juin 2019 que « la Russie estime la position des partenaires africains qui se distancient des attaques verbales anti-russesDiscours de Dmitri Medvedev lors de la conférence d’Afreximbank à Moscou le 20 juin 2019, government.ru, 21 juin 2019.».

Par ailleurs, la Russie semble profiter de son retour en Afrique pour tenter d’obtenir le soutien de ses partenaires africains pour son engagement en Syrie, où elle opère depuis septembre 2015. En décembre 2018, le président soudanais Omar Al Bashir était le premier chef d’État d’un pays de la Ligue arabe à effectuer une visite officielle en Syrie, montrant ainsi que les pays arabes se réconcilient avec Damas. La rencontre avait été organisée par la Russie.Marianna Belenkaya, « Dvoïnoï perevorot v yubiley perevorota. Kto vyigral ot smeny vlasti v Sudane » [Double coup d’État le jour de l’anniversaire du coup d’État. Qui gagne au changement de pouvoir au Soudan], Carnegie Moscow Center, 12 avril 2019.

Stratégie

Dans un contexte de sanctions internationales et de marasme économique, la Russie dispose cependant de peu de moyens pour développer sa stratégie africaine. Son approche combinant coopération militaire et influence médiatique ne lui coûte pas très cher et permet d’avoir un maximum d’impact en engageant un minimum de moyens. La Russie arrive sur de nouveaux terrains lorsque l’opportunité s’y présente, par exemple en s’engouffrant dans le vide laissé par le désengagement d’une puissance occidentale (comme en RCA après le retrait des troupes françaises à la fin de l’opération Sangaris en 2016).« Centrafrique : comment la Russie travaille patiemment à supplanter la France », op. cit.

Par rapport aux pays occidentaux, la Russie, tout comme la Chine, a aussi moins de contraintes de gouvernance interne susceptibles de la dissuader d’entrer dans des relations corrompues avec le pouvoir pour l’obtention de contrats publics ou de parts de marché. La Russie mise sur les pouvoirs en place, soutenant les élites locales et leur permettant de s’enrichir.Paul Goble, « Moscow Quickly Expanding Ties to Africa», Eurasia Daily Monitor, 14 juin 2018. En pariant sur la stabilité, elle s’assure l’obtention de bénéfices économiques par la suite.

Études de cas

Quatre pays ont été choisis ici pour étudier la nouvelle stratégie de la Russie en Afrique subsaharienne : la République Centrafricaine, Madagascar, l’Angola et le Soudan. Si les deux premiers illustrent les nouvelles méthodes mobilisées par la Russie, l’Angola est plutôt un exemple de l’ancien modus operandi, qui a tendance à s’essouffler face à l’influence d’autres puissances. Au Soudan, avec qui la Russie entretient des relations de longue date, l’ancienne et la nouvelle approche cohabitent. Le coup d’État contre l’ancien président Omar Al Bachir le 11 avril 2019 a rebattu les cartes, mais la Russie a la ferme intention de rester un acteur influent dans le pays.

République Centrafricaine

Avant fin 2017, la Russie n’était pas présente en République Centrafricaine. Une première rencontre timide avait certes eu lieu à Moscou en août 2014 entre le vice-ministre des Affaires étrangères pour le Moyen-Orient et l’Afrique, Mikhail Bogdanov, et l’ambassadeur de la République Centrafricaine à Moscou, Kloda Bezo. Puis, en octobre 2017, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a reçu le président centrafricain, Archange Touadéra, à Sotchi. Deux mois plus tard, la Russie obtenait de l’ONU une exception à l’embargo prohibant l’exportation d’armes en RCA.

Ainsi, en décembre 2017, Moscou a livré à Bangui 300 pistolets Makarov, 5 200 fusils d’assaut et 840 mitrailleuses Kalashnikov, 140 fusils de précision, 270 lance-roquettes et 20 missiles sol-air.« Chto Rossiya delaet v Tsentral’noy Afrike » [Que fait la Russie en Afrique centrale], Carnegie Moscow Center, 10 août 2018. La livraison a été critiquée pour son manque de transparence, notamment vis-à-vis du Conseil de sécurité de l’ONU, chargé de vérifier les livraisons de matériel bénéficiant d’une dérogation.« Deuxième livraison d'armes de la Russie à la RCA », RFI Afrique, 15 août 2019.

À partir de ce moment-là, le rythme des échanges diplomatiques s’est accéléré : Vladimir Poutine a rencontré Archange Touadéra à Saint-Pétersbourg le 23 mai 2018, et Mikhaïl Bogdanov a effectué une visite en RCA le 16 mars 2019.

En avril 2018, Archage Touadéra a recruté un nouveau conseiller personnel en matière de sécurité : le Russe Valery Zacharov, ancien de la police et des douanes, ayant plusieurs fois travaillé en collaboration avec les structures d’Evgueni Prigozhin.

À la même période, des contrats d’exploitation minière ont commencé à être attribués. L’entreprise minière Lobaye Invest, liée, selon la presse, à Evgueni Prigozhin, a obtenu 7 permis d’exploration ou d’exploitation pour l’or et le diamant en RCA.Selon des documents publiés par le ministère des Finances et du Budget de la République Centrafricaine, Lobaye Invest a obtenu : quatre permis d’exploitation pour l’or et diamant à Bangassou, Ouadda, Bria et Sam Ouandja, pour 3 ans le 4 avril 2018 ; un permis de recherche d’or à Yawa le 2 juin 2018 ; un permis d’exploitation pour l’or et le diamant à Yawa-Boda le 12 juin 2018 ; et une autorisation de reconnaissance minière dans la région de PAMA le 25 juillet 2018. Selon Africa Intelligence, la Russie a obtenu l’autorisation d’exploiter les mines d’or de Ndassima en échange de la pacification de la région.« Moscou met le cap sur l’or et les diamants», Africa intelligence, 18 juillet 2019. La Russie a effectivement participé à la signature des accords de paix de Khartoum en février 2019, non sans court-circuiter les négociations de paix menées par l’Union Africaine.Patrick Forestier, « Centrafrique : comment la Russie travaille patiemment à supplanter la France », Le Point, 15 décembre 2018.

En juillet 2018, des conseillers militaires russes de l’entreprise Wagner ont commencé à arriver à Bangui« Moscou met le cap sur l’or et les diamants», op. cit., pour former les soldats centrafricains mais aussi pour sécuriser les activités de Lobaye Invest. Actuellement, 175 instructeurs militaires russes seraient en RCA.« Chto Rossiya delaet v Tsentral’noy Afrike », op. cit.

Le 31 juillet, 2018, le décès tragique des trois journalistes russes Alexandre Rastorgouïev, Orkhan Djemal et Kiril Radtchenko, tués en RCA alors qu’ils enquêtaient sur l’entreprise militaire privée russe Wagner pour le centre d’investigation TsUR (Investigation Control Center) financé par Mikhaïl Khodorkovski, a attiré l’attention des médias sur la présence de la Russie dans le pays.

Le 22 août 2018, la Russie et la RCA ont conclu un accord intergouvernemental de coopération militaire. Un autre traité signé en avril 2019 prévoit la création d’une représentation officielle du ministère de la Défense de la Russie au sein du Ministère de la Défense de la République Centrafricaine.

Les avancées sécuritaires et économiques de la Russie en RCA ont bénéficié d’un accompagnement médiatique favorable, assuré grâce au financement de la chaîne de radio Lengo Songo et de plusieurs médias véhiculant des messages anticolonialistes et anti-français.

Enfin, peu à peu, des entreprises russes historiquement présentes en Afrique ont également obtenu quelques opportunités de développement en RCA : le président Archange Touadéra a affirmé en avril 2019 que le gouvernement avait approché l’entreprise d’exploitation de diamants Alrosa pour lui proposer d’opérer en RCA ; Rosatom aurait pour sa part déjà négocié l’exploration d’uranium dans la zone de Bakouma, où Areva avait opéré dans le passé avant d’abandonner le projet pour des raisons sécuritaires en septembre 2012.Arnaud Kalika, « Le ‘grand retour’ de la Russie en Afrique ? », Notes de l’IFRI, avril 2019.

Le 22 mai 2019, la Russie a annoncé le déploiement d’une trentaine de soldats russes au sein de la mission Minusca de l’ONU. Une deuxième livraison d’armes a été effectuée le 14 août 2019, dont le contenu exact reste inconnu.« Deuxième livraison d'armes de la Russie à la RCA », op. cit.

Madagascar

Mis à part la livraison de quatre avions de combat en 1996 et quelques accords de restructuration de la dette malgache envers la Russie dans les années 2000, la Russie était peu impliquée à Madagascar avant 2017. Le pays offrait un terrain propice car une partie des élites, y compris militaires, est russophone et a étudié dans des universités soviétiques dans les années 1980.

À Madagascar, c’est sur le terrain économique que se sont joués les premiers rapprochements : le 24 mai 2018, l’entreprise d’exploration géologique Rosgeo a signé un mémorandum d’accord avec le ministère malgache des Mines et de l’Industrie du pétrole, prévoyant une coopération dans le domaine des études géologiques, de l’évaluation de l’état des ressources minérales, et de l’exploration minière. Puis, le 8 août 2018, l’entreprise Ferrum Mining liée à Evgueni Prigozhin a fondé une joint venture avec l’entreprise malgache Kraoma, « vache à lait » du gouvernement. L’accord a suscité un important mécontentement au sein de la population, notamment parce que l’entreprise russe était actionnaire majoritaire. Kraoma était par ailleurs soupçonnée de fraude et ses employés s’étaient plaints d’importants retards de salaires.

Ensuite, le 29 septembre 2018, Madagascar a signé avec la Russie un protocole d’accord de coopération militaire.

En novembre et décembre 2018, la Russie a attiré l’attention des médias pour avoir essayé d’influencer les élections présidentielles. La BBC a révélé dans un reportage que des conseillers politiques russes liés à Evgueni Prigozhin auraient financé 11 candidats, joué un rôle important dans la préparation et le déroulement de leurs campagnes respectives et fait circuler des informations sur Internet et dans les médias en leur faveur.« Russia’s Madagascar Election Gamble », BBC Africa Eye, 23 mai 2019. Avant le second tour, les conseillers politiques auraient demandé aux candidats perdants de reporter leurs voix vers le candidat ayant remporté le plus de votes, Andry Rajoelina. Plusieurs candidats ont refusé et ont dénoncé les manœuvres auprès des médias. Le candidat vainqueur et actuel président Andry Rajoelina nie avoir bénéficié d’un soutien de la Russie, mais les autres candidats soupçonnent fortement qu’il lui doit sa victoire.

Dans une élection dont l’issue était difficile à prévoir, la Russie semble avoir choisi de miser sur tous les candidats à la fois, s’assurant une bonne relation de travail avec le vainqueur dans tous les cas de figure.

Angola

La Russie et l’Angola entretiennent de longue date des relations proches sur les plans diplomatique, sécuritaire et économique. Depuis le début des années 1990, la Russie a régulièrement livré des armes en Angola. Le premier accord de coopération militaire entre les deux pays a été conclu en 1998, suivi de deux autres – en 2006 et en 2013. La Russie envisage la création d’un centre de maintenance pour les équipements russes et soviétiques.

Plusieurs entreprises russes sont actives en Angola depuis plusieurs années : Alrosa est active dans l’extraction de diamants via Catoca ltd Mining Co., une joint venture avec la société publique angolaise Endiama, le brésilien Odebrech et Diamond Finance CY BV Group.Shaantanu Shankar, « Russia Returns to Africa », Gateway house, 11 juin 2019. Rosgeo opère également en Angola. Le 4 avril 2019, Alrosa a signé un memorandum d’accord avec Ediama pour renforcer la coopération économique, scientifique et technique entre les deux entreprises.

Le 5 mars 2018, Sergueï Lavrov s’est rendu en Angola afin de rencontrer le président João Lourenço, et ce dernier a rendu visite à Vladimir Poutine à Moscou le 4 avril 2019.

Par contraste avec la République Centrafricaine et Madagascar, l’Angola est un exemple des anciennes méthodes de la stratégie russe en Afrique : des relations diplomatiques bien établies, une coopération militaire de longue date comprenant échanges de spécialistes et livraisons d’armes, d’importantes entreprises russes comme Alrosa et Rosgeo actives dans divers projets sur le terrain. À titre d’anecdote, Igor Setchin, actuellement considéré comme la deuxième personne la plus puissante de Russie après Vladimir Poutine, a fait ses débuts en tant qu’interprète pour l’armée en Angola.

Aujourd’hui, cependant, contrairement aux trois autres pays étudiés, la Russie ne semble pas augmenter son influence en Angola. Face aux nouveaux acteurs tels que la Chine et le Brésil, et face aux Occidentaux, la Russie a tendance à perdre du terrain.

Soudan

Depuis l’effondrement de l’URSS, les relations entre le Soudan et la Russie ne se sont jamais réellement interrompues. Les exportations d’armes de la Russie n’ont pas cessé, même après l’embargo imposé par l’ONU en 2005 en raison du conflit au Darfour.Louis Charbonneau, « Exclusive: U.N. Panel Catalogues Sudan Arms Breaches in Darfur », Reuters, 27 octobre 2010. Les deux pays ont signé un accord sur la protection mutuelle des informations secrètes en 2007« Tuda. Sudan. Obratno », op. cit., et depuis l’automne 2018, une équipe d’économistes de l’Institut des pays africains et asiatiques de l’Université d’État de Moscou conseille le gouvernement soudanais sur les questions de développement économique.Sergei Seregichev, « Business as Usual for Russia in Sudan», Moscow Times, 17 avril 2019.

Un rapprochement diplomatique s’est fait sentir en novembre 2017, lorsqu’Omar Al Bashir s’est rendu à Sotchi pour rencontrer Vladimir Poutine. Lors de cette rencontre, il a fait appel à la Russie pour aider le Soudan contre l’« agression » des États-Unis.« Sudan’s President Bashir Asks Putin for ‘Protection’ from 'Aggressive' US », France 24, 23 novembre 2017.

Un accord-cadre de coopération dans le domaine du nucléaire civil a été conclu dans la foulée, qui a mené à la signature, en mars 2018 par une filiale de Rosatom avec le ministère de l’Eau, de l’Irrigation et de l’Electricité, d’un accord pour la construction d’une centrale nucléaire.« Russia to Start Construction of Nuclear Power Station in Sudan Next Year: Minister », Sudan Tribune, 8 mars 2018. Par ailleurs, l’entreprise Ferrum Mining liée à Evgueni Prigozhin affirme sur son site web bénéficier d’une expérience dans l’exploration géologique au Soudan.

En novembre 2018, environ 80 soldats de l’entreprise militaire privée Wagner étaient présents au Soudan pour former les militaires soudanais et protéger les projets des entreprises minières russes.Ilya Barabanov, Andrey Soshnikov, Anastasia Napalkova, Pavel Aksenov, « Syria, Afrika, Ukraina. Kuda i kak TchVK Wagner verbuet ludey i gde ikh pominaet » [Syrie, Afrique, Ukraine. Où et comment Wagner déploie des gens et où leur présence a été mentionnée], BBC, 23 novembre 2018. Selon le média d’investigation en ligne russophone Conflict Intelligence Team, les soldats Wagner auraient aidé le gouvernement à réprimer des manifestations contre Omar Al Bachir en décembre 2018,« From Russia with Wagner: are Russian Mercenaries Suppressing the Sudan Protests? », Conflit Intelligence Team, 11 janvier 2019. et il est possible qu’ils continuent aujourd’hui à soutenir le gouvernement militaire dans sa lutte contre les manifestants.La violence de la répression des manifestations par des milices sous le commandement du gouvernement soudanais a été dévoilée par BBC Africa Eye dans la vidéo « Sudan’s Livestream Massacre » publiée le 12 juillet 2019. Une entreprise liée à Evgueni Prigozhin aurait mis en œuvre une campagne d’influence en ligne pour essayer de désamorcer les manifestations contre le pouvoir.« Leaked Documents Reveal Russian Effort to Exert Influence in Africa », op. cit. Le gouvernement russe a confirmé la présence de sociétés militaires privées au Soudan en janvier 2019.« MID priznal prisutstvie rossiyskikh TchVK eshe v odnoy strane» [Le ministère des Affaires étrangères a reconnu la présence de compagnies militaires privées russes dans encore un pays], Lenta, 23 janvier 2019.

La coopération militaire entre les deux pays a été renforcée en mai 2019 avec la signature de deux accords bilatéraux : le premier prévoit un partage des expériences sur les opérations de maintien de la paix de l’ONU et la coopération dans le domaine naval, tandis que le second concerne l’ouverture d’une représentation du ministère russe de la Défense au Soudan.« Coopération militaire : la Russie avance ses pions au Soudan », La Tribune Afrique, 25 mai 2019.

Le Soudan revêt une importance stratégique pour la Russie du fait de sa localisation entre l’Afrique subsaharienne et la corne de l’Afrique, et de son accès à la mer Rouge. En automne 2018, Djibouti a refusé la proposition de la Russie d’établir une base militaire sur son port, en raison de son rôle dans le conflit en Syrie. Ainsi, Moscou est actuellement en négociations avec le Soudan pour installer une base militaire sur la mer Rouge.Ahmed H. Adam, « What is behind Sudan's 'Rapprochement' with Russia? », Al Jazeera, 2 décembre 2017.

Depuis le coup d’État contre Omar Al Bachir, la Russie travaille avec le gouvernement militaire qui a pris sa place. Pourtant, malgré sa destitution, Omar Al Bashir a été invité au sommet Russie-Afrique à Sotchi en octobre 2019.

Conclusion

Depuis 2017, la Russie a sensiblement accéléré son retour en Afrique en s’appuyant sur deux nouveaux piliers : le renforcement de la coopération sécuritaire, et l’influence dans les médias ainsi que sur Internet.

Cependant, la présence russe en Afrique est à relativiser dès lors qu’on la compare à celle des puissances historiquement influentes et celle d’arrivants plus récents comme la Chine ou la Turquie, qui essaient aussi de placer leurs pions sur l’échiquier africain. Le résultat de la nouvelle stratégie de la Russie est qu’elle est en train de devenir, dans un nombre croissant de pays, l’un des acteurs avec qui il faut compter dans la compétition pour l’accès aux ressources en Afrique subsaharienne. La Russie connaît plus de succès dans certains pays que d’autres, et dans certains pays, comme l’Angola ou le Botswana, son influence semble stagner, voire reculer.

La nouvelle stratégie de la Russie en Afrique est également un exemple intéressant de la manière dont les oligarques proches du pouvoir participent à la politique étrangère, se mettant parfois au service de projets proposés par Vladimir Poutine (comme Arkady Rotenberg, qui, après la construction du pont reliant la Russie à la Crimée, s’est dit prêt à construire un pont vers Sakhaline si une telle tâche lui était confiée« Rotenberg zaiavil o gotovnosti postroit’ most na Sakhalin»  [Rotenberg se dit prêt à construire un pont vers Sakhaline], RBK, 16 septembre 2018.), ou prenant parfois eux-mêmes des initiatives permettant de satisfaire les objectifs du gouvernement sur la scène internationale. La force de proposition des hauts fonctionnaires et oligarques se développe dans un pays de plus en plus marqué par les luttes des clans au sein des élites, où Vladimir Poutine se positionnerait comme arbitre.Les hommes du Kremlin, op. cit. Le fait que Vladimir Poutine ait, semble-t-il, « délégué » une partie de la coopération avec les pays d’Afrique sub-saharienne à un acteur privé, Evgueni Prigozhin, pourrait être un signe que le continent africain n’est pas pour autant devenu la première priorité de la politique étrangère russe.

Au cours des dernières années, plusieurs pays d’Afrique ont vécu des transitions de pouvoir pacifiques, comme l’Angola avec le président João Lourenço, l’Éthiopie avec le Premier ministre Abiy Ahmed ou l’Afrique du Sud avec Cyril Ramaphosa. Dans ce contexte, l’approche de la Russie, misant, comme la Chine, sur la préservation des pouvoirs en place, s’inscrit à contre-courant d’un discret printemps africain portant beaucoup d’espoirs pour la démocratisation de l’Afrique.

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