Programme biologique militaire en Ukraine, histoire d’une désinformation russe
En pleine guerre contre l’Ukraine, la dernière campagne d’allégations russes portant sur l’existence en Ukraine d’un réseau de laboratoires militaires impliqué dans le développement d’armes biologiques sous l’égide du Pentagone a eu un retentissement dans les médias et les chancelleries bien supérieur aux dernières séquences comparables. Jouant sur les tensions entre la Chine et les États-Unis liées à l’incertitude sur l’origine de la pandémie de Covid‑19, la mise en œuvre du volet biologique de la stratégie de désinformation déployée par les autorités russes pour tenter de justifier l’invasion revient à travestir les faits. Cette action fait au passage fi des conséquences potentielles en termes de santé publique et de réponse aux urgences sanitaires au niveau régional et international.
Le 9 mars 2022, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a déclaré que le régime de Kiev avait entrepris de camoufler les traces d’un programme biologique militaire mis en œuvre avec le soutien du Département de la Défense américain« Comment by Foreign Ministry Spokeswoman Maria Zakharova on military biological activity in Ukrainian biological laboratories », Site de l’Ambassade de Russie en Allemagne, 9 mars 2022.. Ces accusations ont été réitérées à plusieurs reprises par différents officiels, notamment par le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le porte-parole du ministère de la Défense, Igor Konashenkov« Russia demands response re U.S. bio lab experiments in Ukraine – Lavrov », Interfax, 10 mars 2022.. En réponse, la porte-parole de la Maison Blanche a fermement rejeté ces accusations et dénoncé « un stratagème évident de la Russie pour tenter de justifier sa nouvelle attaque préméditée, non provoquée et injustifiée contre l’Ukraine »Zeke Miller, « White House warns Russia may use chemical weapons in Ukraine », AP News, 10 mars 2022..
La Russie a demandé que soit convoquée une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU. Dans cette enceinte, le 11 mars, elle a repris ses accusations sur l’existence d’un réseau d’au moins 30 laboratoires biologiques impliqués dans un programme d’armes biologiques. Les États-Unis, par la voix de leur représentante, ont de nouveau opposé un démenti virulent. La Haute-Représentante pour les affaires de désarmement a précisé que les Nations unies n’avaient pas connaissance d’un programme biologique en Ukraine. Les représentants de plusieurs pays ont par ailleurs souligné que la Russie n’avait pas apporté de preuves concluantes pour étayer ses déclarations« Conseil de sécurité : la Haute-Représentante pour les affaires de désarmement indique que l’ONU n’a pas connaissance d’un programme d’armes biologiques en Ukraine » (CS/14857), https://www.un.org/, 11 mars 2022..
L’existence des laboratoires, leurs principales activités et les financements, notamment américains, dont ils bénéficient sont des informations publiquement accessibles en ligne, par exemple dans les déclarations nationales soumises par l’Ukraine ou sur les pages web dédiées aux programmes et projets de coopération – y compris le Cooperative Threat Reduction (CTR) program, auquel la Russie a elle-même participé jusqu’en 2013 (elle n’a ensuite pas voulu renouveler l’accord de coopération).
La façon qu’a la partie russe de présenter ces éléments, entre théâtralisation au travers de la convocation du Conseil de sécurité, sous-entendus et omissions, joue sur les biais cognitifs pour semer le doute sur l’existence d’un programme biologique. Alors que la Russie n’a pas fourni de preuves probantes pour appuyer ses allégations, l’interprétation absurde qu’elle pousse et la gravité des accusations formulées imposent de remettre en perspective ces éléments.
Le soutien américain aux laboratoires, une initiative visant à réduire les menaces biologiques
Le soutien américain dénoncé par la Russie trouve son origine dans le Cooperative Threat Reduction (CTR) program (programme Nunn-Lugar) initié en 1991 après la chute de l’Union soviétique pour prévenir les menaces de prolifération d’armes de destruction massive (ADM). Entre autres actions, son objectif était de permettre la sécurisation ainsi que le démantèlement des armes de destruction massive et des infrastructures associées dans les anciens États de l’Union soviétique, y compris en Russie et en Ukraine (le programme a par la suite été étendu à d’autres pays en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient). Comme les autres composantes du CTR, le Biological Threat Reduction Program est mis en œuvre par la Defense Threat Reduction Agency (DTRA). Les laboratoires ukrainiens qui reçoivent des financements dans ce cadre restent sous le contrôle des autorités ukrainiennes.
Dans ce contexte, l’International Science and Technology Center (ISTC) a été créé à Moscou en 1992 par l’Union européenne, le Japon, les États-Unis et la Russie en vue de gérer les transferts de fonds et la gestion des financements alloués aux projets permettant de réorienter les scientifiques et ingénieurs travaillant auparavant dans les programmes d’armement. Suite à la décision de la Russie, en 2013, de se retirer de l’ISTC à l’expiration du memorandum of understanding définissant le cadre légal de la coopération, le centre a été transféré à Astana en 2015National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine; Policy and Global Affairs; Committee on International Security and Arms Control; Committee on Enhancing Global Health Security through International Biosecurity and Health Engagement Programs, A Strategic Vision for Biological Threat Reduction: The U.S. Department of Defense and Beyond, Washington (DC): National Academies Press (US), 2020..
Afin de pallier les conséquences de l’arrêt du paiement des salaires et du financement des recherches, les premiers efforts dans le domaine biologique ont porté sur la reconversion des scientifiques impliqués dans le programme biologique russe BiopreparatProgramme qui a permis, sous couvert d’activités civiles, le développement du programme biologique offensif soviétique, d’une ampleur inégalée. afin de limiter le risque que leur savoir-faire et leur expertise puissent contribuer au développement de programmes proliférants d’autres pays. Le volet biologique a ensuite été adapté en fonction de l’évolution de la menace, avec notamment un renforcement de la prévention contre le bioterrorisme à partir du début des années 2000Ibid..
En Ukraine, le Science and Technology Center in Ukraine (STCU), similaire à l’ISTC, a été créé en 1993 pour soutenir les activités de R&D pacifiques des scientifiques et ingénieurs ukrainiens, géorgiens, ouzbeks et azerbaïdjanais précédemment impliqués dans le développement d’ADMhttp://www.stcu.int/. S’agissant du biologique, la coopération dans le cadre du CTR entre les États-Unis et l’Ukraine a été élargie le 29 août 2005 au financement de projets visant à améliorer la sécurité biologique dans les infrastructures de recherche et de santé. L’objectif était ainsi de mieux protéger les souches d’agents pathogènes mais aussi l’accès aux connaissances sensibles. Vétusté, mauvais état des équipements et procédures inadaptées ne permettaient en effet pas de prévenir de façon adéquate le risque d’un vol d’agents pathogènes par des terroristes ou la libération accidentelle d’un de ces agents. De plus, il était également prévu de renforcer les capacités de diagnostic et de réponse, avec la possibilité d’une coopération entre laboratoires d’épidémiologie ukrainiens et américains pour détecter les épidémiesWilliam Huntington, Threat Reduction Program Extends Reach to Ukrainian Biological Facilities, Arms Control Today, octobre 2005..
Un constat au niveau mondial : la nécessité de renforcer les capacités de laboratoire pour faire face aux risques épidémiques
Depuis deux décennies, les phénomènes de (ré)émergence virale ayant conduit à des flambées épidémiques – voire à des urgences sanitaires de portée internationale et des pandémies (SRAS, MERS, H1N1, H5N1, Ébola, Covid‑19…) –, mais aussi certains accidents de laboratoire ou la menace du bioterrorisme ont contribué à faire prendre conscience, parfois brutalement, de la nécessité d’améliorer les dispositifs de prévention et de réponse. Les flambées épidémiques et autres pandémies ont en effet mis en évidence les vulnérabilités des systèmes de santé de nombreux pays, y compris dans les pays développés réputés disposer de systèmes robustes.
Étant donné les situations très hétérogènes entre les pays, le besoin de renforcer les capacités nationales en matière de détection précoce et de réponse aux épidémies d’une part, de sécurité et sûreté biologiques d’autre part s’est largement imposé comme une évidence. Dans ce contexte, l’Ukraine ne fait pas exception et les États-Unis ne sont pas le seul acteur impliqué dans le renforcement des capacités du pays en matière de détection et de diagnostic, de sécurité et de sûreté biologiques. L’Union européenne (UE) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont par exemple apporté un soutien dans le cadre de la gestion de la crise de Covid‑19.
En 2018, un audit complet réalisé par des experts du Secrétariat de l’OSCE pour évaluer la sûreté et la sécurité biologiques en Ukraine a ainsi permis d’identifier plusieurs lacunes. En conséquence, un ensemble de trois projets développés en toute transparence par l’OSCE en coopération avec les autorités ukrainiennes compétentes a été lancé en 2020 afin de renforcer la sûreté et la sécurité biologiques. Financés par l’UE, ces projets (qui doivent s’achever en 2023) visent à l’amélioration du cadre législatif, à la mise en place d’un système de surveillance vétérinaire et au développement des capacités des scientifiques en matière de sûreté et de sécurité biologiqueshttps://www.osce.org/projects/ukraine-biological-safety-security.
Un contexte propice à la désinformation et à la propagation de rumeurs
Le caractère insidieux, invisible et ubiquitaire des agents biologiques rend les risques et menaces particulièrement difficiles à appréhender, contribuant à amplifier l’anxiété. La menace représentée par les armes biologiques n’évoque désormais plus seulement des peurs restées ancrées dans l’imaginaire collectif mais s’inscrit dans un contexte de conscience aiguë des risques liés à la propagation de maladies infectieuses.
Peste noire au XIVème siècle, peste à Marseille en 1720, épidémie de Chikungunya à La Réunion en 2005-2006, épidémie de maladie à virus Ébola en Afrique de l’Ouest en 2014-2015… Se nourrissant des peurs, avec souvent en filigrane une influence des préoccupations politiques et sociales du moment, la propagation de multiples rumeurs dont certaines attribuent une origine humaine volontaire au fléau a été rapportée au cours de situations épidémiques ou pandémiques. À l’heure actuelle, aux conséquences sanitaires, psychologiques et sociales d’une pandémie durable se conjuguent les effets de phénomènes sociologiques préexistants. L’érosion de la confiance envers les pouvoirs publics et la transformation des dynamiques de diffusion de l’information au travers des réseaux sociaux ont en effet un impact sur la perception et la gestion des crises sanitaires.
Mais si le terreau est favorable aux rumeurs, l’orchestration d’une campagne de désinformation par un État va toutefois bien au-delà. Avec en toile de fond l’incertitude qui perdure sur son origine malgré l’importance des moyens déployés au niveau international, la pandémie de Covid‑19 apparaît sans doute singulièrement propice à la propagation d’informations erronées sur les maladies infectieuses. Si les déclarations russes actuelles sont largement interprétées comme une manœuvre de détournement de l’attention voire un élément de guerre hybride, ces pratiques de manipulation ne constituent pas un développement récent et rappellent la Guerre froide. Des documents retrouvés dans les archives bulgares semblent ainsi indiquer qu’il y aurait un précédent impliquant le KGB, avec la tentative de rattacher l’origine du Sida à un laboratoire américainDouglas Selvage, Christopher Nehring, « Die AIDS-Verschwörung », Der Bundesbeauftragte für die Unterlagen des Staatssicherheitsdienstes der ehemaligen Deutschen Demokratischen Republik, 2020..
Une scénarisation russe à des fins de propagande à partir de faits réels
Lors de son intervention devant le Conseil de sécurité de l’ONU le 11 mars 2022, le représentant russe a essayé de créer un faisceau de présomptions à partir d’éléments concrets, sans évoquer des explications bien plus plausibles que celles dénonçant d’hypothétiques travaux de développement d’armes biologiques. Il a notamment dénoncé des projets dont l’objectif serait d’étudier la possibilité de propager des infections dangereuses par les oiseaux migrateurs, y compris la grippe H5N1 ainsi que la « maladie de Newcastle »Maladie infectieuse très contagieuse des oiseaux de toutes espèces due à un paramyxovirus aviaire., de faire des chauves-souris des porteurs potentiels d’armes biologiques afin de transmettre à l’homme la peste, la leptospirose, ou encore les filovirus et les coronavirus, ou encore d’étudier le transfert de maladies dangereuses par les ectoparasites, notamment les poux et pucesIntervention de M. Vassily Nebenzia, « Conseil de sécurité : la Haute-Représentante pour les affaires de désarmement indique que l’ONU n’a pas connaissance d’un programme d’armes biologiques en Ukraine » (CS/14857), https://www.un.org/, 11 mars 2022..
Face à ces assertions, il est intéressant de regarder s’il semble justifié que des laboratoires ukrainiens aient pu disposer des agents pathogènes dont la destruction est rapportée par les officiels russes. Il convient également de considérer les travaux de recherche dont l’objet pourrait évoquer ce qui est allégué en évaluant leur pertinence au regard des enjeux de santé publique.
Il convient en premier de lieu de rappeler que, parmi les laboratoires identifiés comme devant bénéficier du programme de soutien américain, figuraient notamment ceux qui faisaient auparavant partie du système soviétique « anti-peste ». Ce réseau de laboratoires avait pour mission de lutter contre les maladies endémiques mortelles et l’introduction sur le territoire de l’URSS d’agents pathogènes provenant de pays étrangers. Il a dans un deuxième temps été impliqué dans le programme biologique soviétique. En Ukraine, les localisations stratégiques d’Odessa et de Simferopol ont été choisies (ces laboratoires ont – du moins jusqu’à cette guerre – conservé un rôle important dans le dispositif de surveillance sanitaire du pays). Malgré le nom du système, la veille sanitaire n’était pas limitée à la peste. Le site d’Odessa, stratégique puisque cette ville portuaire est un point d’entrée potentiel de maladies sur le territoire, était ainsi également responsable du suivi d’autres maladies, par exemple le choléra, la maladie du charbon et la leptospirose à l’ouest et au nord-ouest de l’URSS. Dans les années 1980, les travaux du laboratoire de Simféropol portaient sur des maladies variées incluant la maladie du charbon, la tularémie, la leptospirose, la peste et la brucellose, ainsi que l’encéphalite à tique, la fièvre hémorragique de Crimée-CongoSonia Ben Ouagrham-Gormley, Alexander Melikishvili, Raymond A. Zilinskas, « The Soviet anti-plague system », 2006, pp. 74-82..
Les principaux agents pathogènes cités dans ces déclarations récentes faisaient donc déjà partie de collections qui pourraient être qualifiées d’historiques datant de l’époque soviétique, même si ces dernières ont continué d’être enrichies. En outre, dans les mesures de confiance transmises par l’Ukraine dans le cadre de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques (CIAB), publiquement accessibles sur le site dédié de la Convention alors que d’autres pays, dont la Russie, ont opté pour une diffusion limitée aux représentants des États parties, il est possible de retrouver les informations sur les laboratoires ukrainiens et sur la nature des activités qui y sont poursuivies, incluant les agents pathogènes surveillés et étudiés.
S’agissant des recherches menées, l’une des accusations porte par exemple sur l’étude de la possibilité de propager des infections dangereuses par les oiseaux migrateurs. Le représentant russe souligne à ce propos – et à juste titre – que l’Ukraine se trouve au croisement de routes migratoires de porteurs potentiels de maladies entre la Russie et l’Europe de l’Est, dans ce qui pourrait être caractérisé comme une inversion du lien de causalité. Étant donné les risques causés par ces maladies d’origine aviaire, il semble plus que crédible que des équipes de recherche ukrainiennes travaillent sur le suivi et l’étude de ces maladies.
Les informations relatives à la nature des agents pathogènes étaient donc connues. Comme le montrent les controverses entre scientifiques, notamment s’agissant de certains travaux de recherche portant sur le virus H5N1, il est toujours possible de questionner la pertinence de poursuivre certaines recherches, notamment sur la transmissibilité des agents pathogènes, en mettant en balance un impératif d’amélioration des connaissances à des fins de santé publique et les risques en cas d’accident de laboratoire ou de détournement à des fins malveillantes. Mais les allégations russes vont bien au-delà en dénonçant une intention de développer des armes biologiques, et donc une violation volontaire de la CIAB, sans l’étayer.
Enfin, la Russie a également mis en avant la destruction de quantités importantes d’agents pathogènes le 24 février 2022 pour justifier ses assertions sur le camouflage d’un programme biologique. Un représentant de l’OMS a confirmé que, compte tenu des risques pour la santé publique vu l’évolution de la situation, l’Organisation avait conseillé aux autorités ukrainiennes de procéder à la destruction des agents pathogènes les plus dangereuxJennifer Rigby, Jonathan Landay, « EXCLUSIVE WHO says it advised Ukraine to destroy pathogens in health labs to prevent disease spread », Reuters, 1er mars 2022.. Il faut rappeler que la sécurité biologique vise à prévenir par « la mise en œuvre d’un certain nombre de principes, de techniques et de pratiques de confinement visant à prévenir le risque accidentel d’exposition à des agents pathogènes ou à des toxines, ou encore de libération de telles substances »Organisation mondiale de la santé, « Aide-mémoire Sécurité et Sûreté biologiques », 20 mars 2018.. Comme le montre la problématique de la situation des sites nucléaires en Ukraine dans le contexte de guerre, les situations de conflits ne permettent absolument plus de garantir cette sécurité étant donné les risques d’atteintes à l’intégrité physique des infrastructures mais aussi de coupures d’électricité. Une grande partie des agents pathogènes sont en effet conservés congelés, ce qui les rend inactifs, une alimentation continue en électricité étant nécessaire pour maintenir cet état de conservation.
Des allégations répétées dans le temps
Les accusations russes ont un retentissement particulier dans le cadre du conflit avec l’Ukraine, d’autant plus que les menaces chimiques et nucléaires ont également été évoquées, amplifiant le climat d’incertitude et d’anxiété. S’il n’intervenait pas dans un contexte d’invasion de l’Ukraine sur fond de tensions extrêmes entre la Russie et l’OTAN, cet évènement ne représenterait qu’un énième épisode d’accusations dans le cours des relations entre la Russie et les États-Unis. Une coïncidence entre l’intensification de la diffusion des accusations et des périodes de tensions particulières avec certains pays avait toutefois été relevée, par exemple après que le Royaume-Uni a accusé la Russie d’être responsable des attaques au Novichok sur son territoireFilippa Lentzos, « The Russian disinformation attack that poses a biological danger », Bulletin of the Atomic Scientists, 19 novembre 2018..
Dans la Stratégie de sécurité nationale russe de 2015, le court paragraphe sur les risques liés à la prolifération des armes nucléaires, chimiques et nucléaires conclut sans transition par une phrase indiquant que le réseau de laboratoires biologiques militaires américains sur le territoire d’États voisins de la Russie est en cours d’extensionRussian National Security Strategy (traduction), décembre 2015.. Des allégations de développement d’armes biologiques impliquant les laboratoires d’anciennes républiques soviétiques comme la Géorgie ou le
Kazakhstan circulent périodiquement dans les médias et sur les réseaux sociaux russes. Le Richard Lugar Public Health Research Center en Géorgie a par exemple été la cible d’accusations en 2018, puis dans le contexte de la Covid‑19 en 2020« Russia to send query to US Department of State over experiments on people in Georgia », TASS, 13 septembre 2018 ; Vlagyiszlav Makszimov, « Georgia targeted by fake stories of US secret labs spreading Covid‑19 », Euractiv, 29 mai 2020.. Le Kazakhstan a également été confronté à des allégations similaires en 2020.
À partir de 2020, une convergence d’intérêts avec la Chine a contribué à amplifier la diffusion de ces accusations, avec une reprise non seulement dans les médias d’État mais aussi par les diplomates chinois – l’évocation de recherches impliquant chauve-souris et coronavirus permettant en effet de pousser une hypothèse alternative qui incriminerait les États-Unis, alors que l’origine de la pandémie n’a toujours pas été élucidée. Sur fond de tensions sino-américaines, les dernières accusations russes ont rapidement trouvé un écho, un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères appelant les États-Unis à présenter « toutes leurs activités militaires biologiques sur leur territoire et à l’étranger et à se soumettre à une vérification multilatérale »Owen Churchill, « Ukraine bioweapons claim opens new front in China-US tensions », South China Morning Post, 10 mars 2022..
De façon certes moins emphatique, les États-Unis accusent désormais également la Russie de contrevenir à ses obligations en vertu de la CIAB. La version 2021 du rapport du Département d’État américain sur l’adhésion et le respect des accords et engagements en matière de maîtrise des armements, de non-prolifération et de désarmement marque une évolution significative à ce sujet par rapport aux éditions précédentes. Il indique en effet que « les États-Unis estiment que la Fédération de Russie (la Russie) maintient un programme offensif d’armes biologiques et qu’elle viole ses obligations au titre des articles I et II de la Convention sur les armes biologiques »Bureau of Arms Control, Verification and Compliance, « 2021 Adherence to and Compliance with Arms Control, Nonproliferation, and Disarmament Agreements and Commitments », 15 avril 2021.. S’agissant des allégations dans le contexte de la guerre en Ukraine, la fiche présentant les activités du programme de réduction des menaces biologiques en Ukraine, publiée le 11 mars en réponse aux accusations russes, conclut que « contrairement à la Russie, les États-Unis et l’Ukraine ne développent pas d’armes biologiques et sont en pleine conformité avec la Convention sur les armes biologiques »Department of Defense, « Fact sheet – The Department of Defense’s Cooperative Threat Reduction Program – Biological Threat Reduction Program Activities in Ukraine », 11 mars 2022..
Au-delà de la portée politique des allégations russes, alors que l’armée russe fait face à une résistance ukrainienne qui ne semble pas avoir été anticipée dans ces proportions, la crainte croissante d’un emploi d’armes chimiques voire biologiques est ainsi évoquée par les autorités américaines et britanniques. La communication russe alimente en effet les craintes que ces allégations ne s’inscrivent dans une trame narrative visant à créer un climat de suspicion qui rendrait plausible aux yeux de l’opinion publique l’imputation d’une attaque biologique perpétrée par les forces russes à une faction ukrainienne.
Une fragilisation des dispositifs de prévention des menaces et des risques biologiques
La Fédération de Russie, les États-Unis et l’Ukraine sont tous trois parties à la CIAB. Celle-ci prohibe, dans son Article I, le développement, la fabrication, le stockage, l’acquisition et la conservation des agents biologiques et des toxines (quels qu’en soient l’origine ou le mode de production) « de types et en quantités qui ne sont pas destinés à des fins prophylactiques, de protection ou à d’autres fins pacifiques ». Elle interdit également les armes, équipements ou vecteurs destinés à l’emploi de tels agents ou toxines à des fins hostiles ou dans des conflits armés. La Russie accuse ainsi les États-Unis et l’Ukraine de violer la Convention en ne respectant pas leurs obligations en vertu de l’article I.
Malgré les accusations récurrentes, y compris dans l’enceinte de la CIAB, la Russie n’a jusqu’à présent pas demandé l’application des articles V et VI de la CIAB susceptibles d’être invoqués, bien que cette possibilité ne soit pas exclue d’après la porte-parole du KremlinL’article VI dispose par exemple que « chaque État partie qui constate qu’une autre partie agit en violation des obligations découlant des dispositions de la Convention peut déposer une plainte auprès du Conseil de sécurité ».. Cet épisode met une fois de plus en lumière les faiblesses de cet instrument qui ne dispose pas de mécanisme de vérification. Le renforcement de l’institutionnalisation et de la mise en œuvre opérationnelle de la Convention représente un véritable enjeu. La Russie, comme l’a d’ailleurs rappelé dans sa déclaration la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, et les États-Unis ont fait des propositions à ce sujet. Alors que ces propositions, qui semblent traduire un constat partagé sur la nécessité d’avancer malgré des divergences de fond, pourraient constituer une base de discussion pour progresser, l’instrumentalisation de la Convention à des fins politiques fait courir le risque de fragiliser encore davantage cet instrument.
Enfin, au-delà des conséquences en termes de prolifération et de menaces biologiques, les accusations russes ne doivent pas faire oublier qu’il existe des risques infectieux d’origine naturelle bien réels, comme la tuberculose multirésistante, ou des risques de réémergence de maladie comme la poliomyélite, sur le point d’être éradiquéehttps://www.who.int/emergencies/disease-outbreak-news/item/circulating-vaccine-derived-poliovirus-type-2-(cvdpv2)-ukraine, alors que le système de santé ukrainien est en passe d’être complètement détruit et que l’approvisionnement en produits de santé nécessaires à la gestion d’une crise sanitaire est compromis. Plus globalement, il ne faut pas sous-estimer les répercussions que cette crise majeure risque d’avoir au sein des institutions internationales en charge des questions de santé, ainsi que sur les capacités de riposte coordonnée en cas d’urgence sanitaire au niveau régional ou international.
Programme biologique militaire en Ukraine, histoire d’une désinformation russe
Note de la FRS n°11/2022
Elisande Nexon,
17 mars 2022