20 ans après CPGS : où en est la frappe conventionnelle longue portée américaine ?
Observatoire de la dissuasion n°95
Emmanuelle Maitre,
mars 2022
Il y a 20 ans, la Nuclear Posture Review de l’administration Bush mettait l’accent sur la nécessité de développer de nouvelles armes de précision longue portée dans le cadre du concept de « Nouvelle Triade ». Tout en insistant également sur la nécessité de renforcer la défense antimissile, celle-ci cherchait à diversifier les moyens offensifs notamment grâce à des capacités de frappe conventionnelles précises et de longue portéeNuclear Posture Review, Department of Defense, Submitted to Congress on 31 December 2001.. Le texte évoque notamment la nécessité de pouvoir atteindre des cibles « mobiles et déplaçables » ainsi que des cibles « durcies et profondément enfouies ».
L’Air Force et ses représentants précisent à plusieurs reprises leur besoin sous l’administration Bush. Ainsi, il s’agit de pouvoir toucher des cibles de très haute valeur, dans un délai de quelques minutes, même dans une région où les États-Unis ne disposent pas de présence militaireGeneral John Jumper, U.S. Air Force, Final Mission Need Statement. « Prompt Global Strike », 2 mai 2003 cité par Amy Woolf, « Conventional Prompt Global Strike and Long-Range Ballistic Missiles: Background and Issues », CRS Report R41464, mis à jour le 14 août 2019.. La volonté de développer ce type de capacité est réitérée dans la Quadrennial Defense Review de 2006Quadrennial Defense Review Report, Department of Defense, 6 février 2006.. Le document officialise la notion de « prompt global strike » (PGS ou CPGS pour Conventional Prompt Global Strike), toujours à destination de « cibles fixes et endurcies ou enfouies, ou mobiles et déplaçables ».
Plusieurs documents officiels et déclarations confirment l’intérêt de l’administration Obama pour la mission CPGS, en particulier le rapport réalisé par la Maison Blanche à l’occasion de la ratification du Traité New Start, qui estime que le CPGS « pourrait avoir un certain nombre d’avantages, parmi lesquels le renforcement de la dissuasion vis-à-vis d’États comme la Corée du Nord et l’Iran ». Le rapport propose également d’utiliser ces systèmes « pour accroître les options à la disposition du Président en temps de crise et de conflit, dont la capacité spécifique de menacer des cibles cruciales de haute valeur telles que des infrastructures d’ADM et de missiles balistiques par des attaques menées rapidement et avec une haute précision »White House, « Report on Conventional Prompt Global Strike in Response to Condition 6 of the Resolution of Advice and Consent to Ratification of the New START Treaty », 2 février 2011, in James Acton, Silver Bullet? Asking the Right Questions About Conventional Prompt Global Strike, Washington, DC: Carnegie Endowment for International Peace, September 2013.. Tout comme la Quadrennial Defense Review 2010, la Nuclear Posture Review de l’administration démocrate, publiée la même année, demande le développement d’armes conventionnelles pouvant être utilisée pour une mission de PGSNuclear Posture Review Report, Department of Defense, avril 2010..
Sous l’ère Obama, les documents et déclarations publiés évoquent un certain nombre de justifications pour le développement d’armes conventionnelles de longue portée et de haute précision, parmi lesquelles la nécessité d’armes de haute précision pouvant frapper très rapidement des cibles mobiles, endurcies ou enfouiesNational Research Council, Conventional Prompt Global Strike Capability: Letter Report. Washington, DC: The National Academies Press, 2007. https://doi.org/10.17226/11951. Voir également Peter Flory, « Department of Defense Authorization for Appropriations for Fiscal Year 2007 », Hearing before the Committee on Armed Services, Senate, 29 mars 2006, Washington DC. ; la nécessité de faire diminuer le rôle de la dissuasion nucléaire dans la posture américaine en la remplaçant ou complémentant dans la mesure du possible par une dissuasion conventionnelleLes responsables de l’administration, en particulier du DoD, ont largement précisé à partir de 2010 que les PGS ne peuvent jouer qu’un rôle de niche, en complément de la dissuasion nucléaire, pour des scénarios précis où celle-ci serait inopérante, et non en remplacement., notamment lorsqu’elle est peu crédibleJames Miller, « The United States Nuclear Weapons Policy and Force Structure », Hearings before the Committee on Armed Services, House of Representatives, 14 avril 2008. ; la nécessité d’armes de très longue portée pouvant frapper des cibles loin des bases de déploiement américainesMichael Vickers, « Department of Defense Authorization for Appropriations for Fiscal Year 2009 », Hearings before the Committee on Armed Services, Senate, 12 mars 2008. ou dans un environnement défensif contesté2010 Quadrennial Defense Review ; Michael Schifer, « Long-term Readiness Challenges in the Pacific », Hearing before the Subcommittee on Readiness of the Committee on Armed Services, House of Representatives, Washington DC, 15 mars 2011. ; enfin, la nécessité de pouvoir frapper des cibles critiques via des armes conventionnelles pour limiter les risques d’escalade d’un conflitGeneral James Cartwright, « National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2008 », Hearings before the Committee on Armed Services, House of Representatives, Washington DC, 21 mars 2007. Voir également une mention présumée dans un document plus récent de 2009 : Elaine M. Grossman, « U.S. Navy Plans August Test for Conventional Trident-Related Technology », Global Security Newswire, 21 mai 2009..
Avec l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump, les motivations stratégiques derrière le PGS sont moins souvent évoquées, alors que les justifications politiques pour détenir des planeurs hypersoniques, qui sont généralement associés à cette mission, sont fréquentes. L’une de ces considérations est de conserver une avance technologique sur tout potentiel compétiteur. En tant que technologie émergente, l’hypersonique est perçu comme un champ que les États-Unis se doivent de maîtriser. En 2018, la National Defense Strategy met l’accent sur cette nécessité de ne pas se laisser dépasser en termes de technologies, en citant l’hypersonique comme champ de compétition particulièrement importantSummary of the 2018 National Defense Strategy of the United States of America, Sharpening the American Military’s Competitive Edge, 2018.. De manière globale, l’hypersonique est décrit comme une des nombreuses technologies de pointe devant être rapidement maîtrisées (avec le cyber, l’AI, l’énergie dirigée, l’impression 3D…) pour conserver une supériorité capacitaire dans les affrontements du futur. Cet objectif est d’autant plus important que Washington tend à développer l’argument selon lequel le pays s’oriente vers une perte de sa supériorité technologique, ce qui nécessite des investissements urgentsMichael Griffin, « Accelerating New Technologies to Meet Emerging Threats », Hearings before the Committee on Armed Services, Senate, Washington DC, 18 avril 2018.. Les progrès réalisés par la Chine et la Russie sont dans ce cadre très régulièrement cités pour justifier les programmes américains.
Alors chef du commandement Pacifique de l'US Navy, l’amiral Harry Harris indique en 2018 que « la Chine progresse plus rapidement dans le développement d’armes hypersoniques » et que les États-Unis « prennent du retard ». Ce constat justifie pour lui « d’accélérer les efforts pour développer des armes hypersoniques offensives »Amiral Harry Harris, « U.S. Pacific Command Posture », Hearings before the Committee on Armed Services, House, Washington DC, 14 février 2018.. De son côté, John Hyten, précédent commandant de Stratcom, estime en 2018 que puisque la Russie et la Chine « continuent d’avancer rapidement dans ce domaine, [les États-Unis] doivent reprendre l’initiative et engager les ressources nécessaires au développement et au déploiement d’armes hypersoniques conventionnelles. »John Hyten, « National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2019 », Hearings before the Committee on Armed Services, House of Representatives, 7 mars 2018. Dans ce contexte, de nombreux journalistes ou experts évoquent souvent l’idée d’une course aux armements dans le domaine hypersonique, où le rattrapage de l’adversaire serait la motivation principale. Ce terme a été assumé par le commandant de la Navy en 2018Amiral John Richardson, « Department of Defense Appropriations for 2019 », Hearings before the Committee on Appropriations, House of Representatives, 7 mars 2018..
Au-delà des considérations politiques, les armes hypersoniques sont de plus en plus souvent justifiées par certains responsables américains par leur capacité à apporter un avantage tactique dans le cadre d’un conflit, notamment contre un compétiteur majeur. De fait, certains programmes sont clairement décrits comme se « concentrant sur des opérations tactiques et de théâtre », comme le Theater Boost Glide (TBG) ou l’Army Advanced Hypersonic Weapon (AHW). L’atout principal noté, pour le combattant, et non plus dans une logique pure de dissuasion, est la capacité de frapper rapidement des cibles à haute valeur ajoutée et sous contrainte de temps, dans un environnement caractérisé par le déploiement de moyens anti-accès et d’interdiction de zone (A2/AD)Ash Carter, « Department of Defense Authorization for Appropriations for Fiscal Year 2017 and the Future Years Defense Program », Hearings before the Committee on Armed Services, Senate, 17 mars 2016..
De manière spécifique, certains responsables du Département de la Défense ont salué la manœuvrabilité de ces armes, qui leur confèrerait un caractère particulièrement attractifYasmin Tadjdeh, « SPECIAL REPORT: Defense Department Accelerates Hypersonic Weapons Development », National Defense Magazine, 11 juillet 2019.. D’autres insistent sur la rapidité, qui permet d’accroître la capacité de survie des systèmes engagés et de « multiplier les forces » en faisant en sorte que « moins d’armes soient nécessaires pour vaincre des cibles difficiles et moins de plates-formes requises depuis de plus grandes distances de sécurité »David E. Walker, « Department of Defense Appropriations for Fiscal Year 2015 », Subcommittee of the Committee on Appropriations, Senate, Washington DC, 14 mai 2014..
Ces qualités ont été associées à certains programmes particuliers, en comparaison aux arsenaux existants. Ainsi, le TBG a été salué comme offrant la capacité de « mener des opérations militaires depuis des théâtres plus éloignés » et avec une plus grande efficacitéDr. Peter Erbland et Lt. Col. Joshua Stults, « Tactical Boost Glide (TBG) », DARPA, < https://www.darpa.mil/program/tactical-boost-glide>.. Logiquement, l’AHW a été décrit comme « permettant à l’Army d’opérer dans des environnements A2/AD en pénétrant et perturbant les systèmes de défense aérienne ennemis, les missiles antinavires et les armes antisatellites depuis une plate-forme terrestre ». Sa capacité à pénétrer des cibles durcies est également mentionnéeYasmin Tadjdeh, op. cit., même si cette dernière est sujette à caution. De manière plus globale, il a été noté que la participation des trois services au projet permettait d’ouvrir des options en termes de déploiement et de plates-formesAsh Carter, General Joseph Dunford, Mike McCord, « Department of Defense Appropriations for 2017 », Hearings before a Subcommittee of the Committee on appropriations, House of representatives, Washington DC, 25 février 2016.. Si la capacité de théâtre est donc de plus en plus assumée et revendiquéeAaron Mehta, « Three Thoughts on Hypersonic Weapons from the Pentagon's Technology Chief », Defense News, 16 juillet 2018., il convient de noter que la mission CPGS reste recherchée de manière complémentaire, pour diversifier les réponses possibles à une attaque en-dessous du seuil nucléaireJohn E. Hyten, « National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2019 », Hearing before the Senate Committee on Armed Services, 7 mars 2018..
Aux États-Unis, la mission de CPGS a donc largement évolué depuis 2002. Associée aux planeurs hypersoniques depuis 2012, elle a eu tendance à passer à l’arrière-plan au niveau conceptuel alors que les considérations techniques associées aux technologies utilisées ont capté l’agenda politique et médiatique. Néanmoins, les difficultés rencontrées pour démontrer la faisabilité de frappes hypersoniques de très longue portée ont conduit les services à s’intéresser à des systèmes moins ambitieux pouvant jouer un rôle plus tactique. De fait, les responsables du DoD justifient désormais pleinement l’acquisition de systèmes hypersoniques pour pénétrer les défenses A2/AD adverses et pour des frappes de théâtre. Au-delà de cette évolution dans les exigences militaires, la question hypersonique conserve aux États-Unis un aspect très politique, puisque son développement est également lié fréquemment à la nécessité de préserver une supériorité technologique et à celle de répondre aux efforts chinois et russes dans ce domaine.
Dans ce contexte, il sera particulièrement intéressant de voir si les documents d’orientation stratégique publiés par l’administration Biden font référence à cette mission bien spécifique, ou si les armes initialement associée à cette mission continuent d’être justifiés par de nouveaux besoins opérationnels, en particulier sur le théâtre.