Développement de missiles de croisière par la Corée du Nord

Le 24 janvier 2022, Pyongyang a conduit un double essai de missiles de croisière. Ce tir fait écho aux essais réalisés le 13 septembre 2021, lorsque les autorités nord-coréennes avaient annoncé avoir réalisé un nombre non-spécifié d’essais de missiles de croisière. Les essais, conduits sur la journée du 12 et du 13 septembreChoe Sang-Hun, North Korea Reports Long-Range Cruise Missile Test as Arms Race Intensifies, The New York Times, 13 septembre 2021., auraient, selon le communiqué officiel, permis de tester un nouveau missile de croisière, réalisant au moins un vol de près de deux heures sur une distance de 1500 km. Ils auraient adopté une trajectoire de vol ovoïdale puis en forme de 8. Les autorités ont suggéré l’utilisation d’un moteur de type turboréacteur à double flux, sans toutefois donner de précisions techniques sur celui-ci ni sur le système de guidage. Enfin, elles ont indiqué que cette capacité représente une « arme stratégique de grande importance », pouvant laisser entendre l’intention de coupler ces nouveaux missiles à des têtes nucléaires.

Le communiqué s’est accompagné de la publication de deux photographies de faible résolution, qui montrent la phase de lancement du missile et a priori la phase initiale de vol“Long-range Cruise Missiles Newly Developed by Academy of Defense Science Successfully Test-fired, Korean Central News Agency, 13 septembre 2021.. Dans ces conditions, les essais du 12-13 septembre posent de nombreuses questions.

Tout d’abord, concernant l’arme qui pourrait être emportée par ce missile, la capacité à miniaturiser une arme nucléaire sur un missile de croisière de ce calibre n’a pas été démontrée par la Corée du Nord, même si elle a été affichée comme un objectif par Kim Jung Un lors de son discours en janvier 2021On Report Made by Supreme Leader Kim Jong Un at 8th Congress of WPK, KCNA Watch, 9 janvier 2021. It is necessary to develop the nuclear technology to a higher level and make nuclear weapons smaller and lighter for more tactical uses.. D’après le type de lanceur utilisé, le diamètre du missile a été estimé par certains observateurs en-deçà de 600 mm, probablement comparable au diamètre du Kalibr russeJeffrey Lewis, Twitter, 13 septembre 2021.. Par ailleurs, en janvier 2021, le leader nord-coréen avait également annoncé disposer d’un nouveau missile de croisière de longue portée couplé à l’arme conventionnelle « la plus puissante du monde »On Report Made by Supreme Leader Kim Jong Un at 8th Congress of WPK, op. cit. The national defence science sector developed the super-large MLRS, a super-power attack weapon the world's weaponry field had never known, and proceeded to develop ultra-modern tactical nuclear weapons including new-type tactical rockets and intermediate-range cruise missiles whose conventional warheads are the most powerful in the world.. Le système testé en septembre 2021 pourrait donc avoir une vocation principalement conventionnelle, notamment si sa précision est importante, élément sur lequel on ne dispose pas d’information à ce jour. Une capacité duale est également envisageable, comme c’est le cas pour des missiles de croisière relativement similaires en Russie ou au Pakistan.

Concernant le turboréacteur, les technologies employées ont potentiellement été dérivées du développement du Kumsong-3. Ce missile antinavire de courte portée semble être la version nord-coréenne du système russe Kh-35, dont Pyongyang aurait fait l’acquisition soit auprès de la Russie, de l’Ukraine, de l’IranDennis Gormley, Missile Contagion: Cruise Missile Proliferation and the Threat to International Security, Naval Institute Press; Reprint edition, 15 septembre 2010., soit plus probablement auprès du MyanmarZachery Keck, Who Sold North Korea a New Anti-Ship Missile?, The Diplomat, 13 juin 2014.. Ce missile a été testé en juin 2017 (salve de quatre tirs)Ben Wescott and Steve Almasy, North Korea Launches 4 Anti-ship Missiles, Fourth Test in a Month, CNN, 8 juin 2017., en avril 2020Hyonhee Shin and Josh Smith, North Korea test fires multiple short-range anti-ship missiles, Reuters, 14 avril 2020. et plus récemment le 21 mars 2021, bien que le missile testé à cette occasion n’ait pas été identifié avec certitudeAamer Madhani and Matthew Lee, White House: North Korea conducted short-range missile test, The Associated Press, 23 mars 2021.. Les informations fournies par la Corée du Nord indique que le missile testé le 13 septembre est le fruit d’un travail de R&D de deux ans, laps de temps particulièrement court, et qu’il s’appuie sur des essais en vol préalables, ce qui fait peut-être référence à ces tirs récents du Kumsong-3Joseph Demsey et Timothy Wright, North Korea’s cruise-missile challenge, IISS, 15 septembre 2021..

Des questions se posent également sur l’intérêt spécifique pour la Corée du Nord de disposer de cette arme et quels concepts d’emploi pourraient y être associés, même si de manière large, la recherche de flexibilité et l’opportunité de renforcer les capacités de pénétration face aux défenses jouent sans doute un rôle important dans ce déploiement. En effet, les missiles de croisière volent à des altitudes bien plus faibles que les systèmes balistiques et sont plus difficiles à déceler par les capteurs radar et spatiaux. Leur capacité de manœuvre sur l’ensemble de la trajectoire, et leur capacité à arriver par des angles imprévisibles, sont également des atouts pour la pénétration, qui peuvent compenser leur vitesse plus lente.

Cet intérêt serait d’autant plus marqué que le système pourrait être emporté par des plateformes navales ou aériennes. A ce titre, il a été noté que Pyongyang pourrait notamment souhaiter utiliser les technologies de missiles de croisière pour armer des sous-marins. Enfin, la production de missiles de croisière pourrait être plus facile pour la Corée du Nord que celle des missiles balistiques, en fonction de la capacité du pays à produire les moteursVann H. Van Diepen, Initial Analysis of North Korea’s New Type Long-Range Cruise Missile, 38 North, 15 septembre 2021..

Mais comme pour l’ensemble des systèmes présentés, le bénéfice pour Pyongyang est sans doute également de nature politique, permettant de démontrer sa capacité à se doter de systèmes complexes au même titre que ses adversaires potentielsVann H. Van Diepen, Initial Analysis of North Korea’s “New Type Long-Range Cruise Missile”, 38 North, 15 septembre 2021..

Quelque soient ses fondements stratégiques, la décision de Pyongyang de développer et déployer des missiles de croisière de longue portée semble accréditer les avertissements formulés par quelques experts il y a déjà plusieurs décennies sur le manque d’attention porté par la communauté internationale à la prolifération des missiles de croisièreDennis Gormley, Missile Contagion: Cruise Missile Proliferation and the Threat to International Security, Naval Institute Press; Reprint edition, 15 septembre 2010.. Ainsi, la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies 2094, qui interdit à Pyongyang de développer son programme nucléaire militaire et son programme balistique, ne mentionne pas les missiles de croisièreRésolution 2094 (2013) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 6932e séance, le 7 mars 2013, S/RES/2094/2013..

De plus, des voix se sont élevées pour dénoncer le manque de réactions officielles, en particulier provenant de Washington, pour dénoncer l’essai de septembre. Cela pourrait traduire la prise de conscience tardive du caractère stratégique de ces armes pour les programmes proliférants, notamment liée aux politiques d’exportations et de disséminations des missiles de croisière plutôt permissifs de plusieurs grands Etats dotésJeffrey Lewis et Aaron Stein, Not Lackin’ LACMs, Arms Control Podcast, 15 septembre 2021.. Cette moindre attention pourrait également dans une certaine mesure rendre ces programmes attractifs aux yeux des Etats proliférantsDennis Crawford, Cruising into Conflict: A Mixed Methods Examination of Cruise Missile Possession and the Initiation of Military Force, University of Nebraska, août 2019.. Enfin, le développement de la filière « missile de croisière » par Pyongyang pourrait porter en germe le risque de voir la Corée du Nord chercher à vendre ces systèmes et d’accroître le phénomène de prolifération à l’œuvre sur ces technologiesJeffrey Lewis, Translating a Noun into a Verb Pyongyang Style: The Case of North Korea’s New Cruise Missile, 38th North, 16 juin 2014..

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