Accusations américaines de non-respect du TICE

Le 29 mai 2019, le Wall Street Journal a fait sensation en évoquant les interrogations de certains responsables américains sur le respect russe du TICE.Michael Gordon, « U.S. Says Russia Is Likely Defying Treaty Banning Nuclear Tests », Wall Street Journal, révisé le 30 mai 2019. Le lendemain, le directeur de la Defense Intelligence Agency Lt. Gen. Robert Ashley a exprimé ces soupçons en public lors d’une conférence donnée au think-tank Hudson Institute.« The Arms Control Landscape ft. DIA Lt. Gen. Robert P. Ashley, Jr », Transcript, Hudson Institute, 29 mai 2019. Dans ses remarques préparées, Robert Ashley a ainsi indiqué que les États-Unis « croient que la Russie n’adhère probablement pas à l’obligation du moratorium sur les essais nucléaires qui consiste à ne pratiquer aucune explosion dégageant de l’énergie nucléaire ». Il a ensuite ajouté qu’il jugeait que ce type d’expérience était dans l’intérêt de la Russie pour le développement de ses capacités nucléaires. Interrogé par des participants, Robert Ashley s’est montré plus vague en affirmant que « que les [Russes] sont organisés de manière à pouvoir aller au-delà des expérimentations sous-critiques » et que « leurs installations le leur permettent ».

Lors du même événement, Tim Morrison, assistant spécial du Président et directeur pour les armes de destruction massive et la bio-défense au Conseil de sécurité nationale a eu des propos similaires ; insistant bien sur le fait que la Russie avait conduit des « actions » et non pas seulement des « préparatifs » incompatibles avec ses obligations issues des Traités. Il a également indiqué qu’il était sceptique sur le fait que la Chine puisse étendre son arsenal nucléaire de la sorte tout en respectant les obligations du TICE.

Le Time a par la suite publié des propos d’un officiel resté anonyme pour lequel ces accusations ne faisaient pas consensus au sein de l’administration, avec notamment une critique voilée de la DIA décrite comme particulièrement pessimiste.W.J. Hennigan et John Walcott, « The U.S. Expects China Will Quickly Double Its Nuclear Stockpile », Time, 30 mai 2019. Pour autant, le 13 juin 2019, cette même agence a rebondi sur les déclarations antérieures en publiant un communiqué indiquant que « le gouvernement américain, y compris la communauté du renseignement, a évalué que la Russie a conduit des essais d’armes nucléaires ayant dégagé de l’énergie nucléaire ». Le communiqué estime également que le comportement de la Chine dans ce domaine « soulève des questions ».« DIA Statement on Lt. Gen. Ashley’s Remarks at Hudson Institute », Defense Intelligence Agency, 13 juin 2019.

Logiquement, la Russie a démenti les accusations comme une « provocation » et « une nouvelle tentative pour ternir l’image de la Russie ».Paul Sonne, « U.S. military intelligence steps up accusation against Russia over nuclear testing », Washington Post, 13 juin 2019.

Les déclarations américaines rappellent des accusations analogues au tournant des années 2000.William J. Broad with Patrick E. Tyler, « Dispute Over Russian Testing Divides U.S. Nuclear Experts », The New York Times, 2001.

Elles interrogent à plus d’un titre. Tout d’abord, elles mettent en question la capacité du système international de surveillance de l’OTICE à détecter des essais de très faible puissance. En effet, l’organisation internationale a clairement indiqué qu’elle n’avait « pas détecté d’événement inhabituel ».Media statement by the Preparatory Commission for the Comprehensive Nuclear-Test-Ban Treaty Organization, CTBTO, 29 mai 2019. Pour autant, il semble établi que des essais de très faible puissance, de l’ordre de quelques kilogrammes de TNT, ne pourraient pas être détectés.National Academy of Sciences, Technical Issues Related to the Comprehensive Nuclear Test Ban Treaty, Washington, DC: The National Academies Press, 2002. Ne pouvant s’appuyer sur les données du système international de surveillance, ni sur celles d’autres États dotés, une accusation de ce type serait par nature invérifiable.

L’accusation américaine fait vraisemblablement référence à des essais « hydronucléaires ». Ces derniers mettent en cause l’explosion de matière fissile, mais la masse critique n’est pas maintenue suffisamment longtemps pour obtenir un dégagement important d’énergie. Ils sont interdits par le TICE qui interdit toute « explosion nucléaire ». Les États-Unis ont mené ce type d’expériences avec des puissances allant jusqu’à 4 kg, notamment pour s’assurer de la sécurité des armes.« Nuclear Weapon Hydronuclear Testing », GlobalSecurity.org, 24 juin 2011. La Russie a de son côté utilisé le terme pour qualifier les essais ayant une puissance de moins de 100 kg.National Academy of Sciences, op. cit. À ce titre, un mémo du Département de la Défense avait vraisemblablement demandé, sans succès, à l’administration Clinton de faire en sorte que ce type d’essais soient autorisés par le TICE. Pour des puissances nucléaires majeures, ces expérimentations ne peuvent permettre de valider un nouveau concept d’armes, car elles ne parviennent pas à provoquer la fusion du cœur nucléaire.Christopher Paine et Thomas Cochran, Memorandum to: Supporters of a Comprehensive Test Ban, Hydronuclear Testing and Nuclear Weapons Proliferation, 4 août 1994. Ainsi, dans les années récentes, les directeurs des laboratoires nationaux et le comité scientifique JASON ont indiqué plusieurs fois qu’ils n’estimaient pas ce type de programme nécessaire au maintien de l’arsenal américain et préféraient poursuivre les investissements en faveur du programme de simulation.National Research Council, The Comprehensive Nuclear Test Ban Treaty—Technical Issues for the United States, Committee on Reviewing and Updating Technical Issues Related to the Comprehensive Nuclear Test Ban Treaty, 2012. Ces essais peuvent néanmoins être de plus grande utilité pour une puissance nucléaire en développement, et sont difficiles à vérifier et quantifier, d’où la décision de les interdire au sein du TICE.

Concernant la Russie, l’Union soviétique a mené un programme assez conséquent d’explosions hydronucléaires, à la fois à Novaya Zemlya et Semipalatinsk,Vitaly I. Khalturin, Tatyana G. Rautian, Paul G. Richards et William S. Leith, « A Review of Nuclear Testing by the Soviet Union at Novaya Zemlya, 1955—1990 », Science and Global Security, vol.13, n°1, 2005. sans que l’objectif soit clairement déterminé par les observateurs américains.National Research Council, The Comprehensive Nuclear Test Ban Treaty—Technical Issues for the United States, Committee on Reviewing and Updating Technical Issues Related to the Comprehensive Nuclear Test Ban Treaty, 2012. Elles ont officiellement cessé en 1990, malgré les doutes émis régulièrement par certains officiels américains.

Les expérimentations qui sont menées depuis sur le site de Novaya Zemlya sont qualifiées par le gouvernement russe d’hydrodynamiques. À l’inverse des essais hydronucléaires, ces explosions n’utilisent pas de matières fissiles, mais des isotopes tels que l’uranium-238 ou le plutonium-242, et ne produisent donc pas d’explosion nucléaire. Étant sous-critiques, ces expérimentations sont autorisées par le TICE. Ces essais permettent notamment de comprendre les évolutions des armes au cours du temps, de mesurer l’efficacité des systèmes d’explosifs et de manière générale d’observer le phénomène d’implosion au sein du système primaire. De telles expérimentations sont également menées par les États-Unis sur le site de Nevada National Security Site, au laboratoire national de Los Alamos et de Lawrence Livermore.Nickolas Roth, Stephen Young et Hans Kristensen, « Hydrodynamic Tests: Not to Scale », FAS, 15 septembre 2011. La France, de son côté, construit en coopération avec le Royaume-Uni le site EPURE, à Valduc, pour succéder au site AIRIX, qui lui permettra de mener également ce type d’expérimentation.Dominique Mongin, Dissuasion et Simulation, De la fin des essais nucléaires français au programme Simulation, Odile Jacob, novembre 2018.

La controverse actuelle s’appuie sur les critiques de certains Américains, en particulier hostiles au TICE, qui ont estimé depuis sa négociation qu’il ne définissait pas suffisamment son domaine d’application. Ainsi, certains jugent que Washington s’astreint à un moratorium strict sur les essais dégageant de l’énergie nucléaire, alors que la Russie pourrait juger les essais hydronucléaires comme conformes au Traité. Cette accusation a notamment été exprimée par la commission du Congrès sur la Posture stratégique des États-Unis, présidée par William Perry, en 2009.America’s Strategic Posture, The Final Report of the Congressional Commission on the Strategic Posture of the United States, United States Institute for Peace Press, 2009, p.83. D’autres estiment à l’inverse que le texte, par sa simplicité, est extrêmement clair, comme l’a indiqué le négociateur américain du Traité en 1999 Stephen Ledogar.Statement by Ambassador Stephen J. Ledogar (Ret.), Chief U.S. Negotiator of the CTBT, Prepared for the Senate Foreign Relations Committee Hearing on the CTBT, 7 octobre 1999.« I have heard some critics of the Treaty seek to cast doubt on whether Russia, in the negotiation and signing of the Treaty, committed itself under treaty law to a truly comprehensive prohibition of any nuclear explosion, including an explosion/experiment/event of even the slightest nuclear yield. In other words, did Russia agree that hydronuclear experiments (which do produce a nuclear yield, although very, very slight) would be banned, and that hydrodynamic explosions (which have no yield because they do not reach criticality) would not be banned? The answer is a categoric "yes." The Russians, as well as the other weapon states, did commit themselves. That answer is substantiated by the record of the negotiations at almost any level of technicality (and national security classification) that is desired and permitted. More importantly for the current debate, it is also substantiated by the public record of statements by high level Russian officials as their position on the question of thresholds evolved and fell into line with the consensus that emerged. » L’existence d’un document bilatéral explicitant l’interprétation du Traité est débattue.« Low-Yield Nuclear Testing in Russia? », Arms Control Wonk Podcast, 14 juin 2019. Plusieurs responsables russes ont de fait eu des déclarations nettes sur ce sujet depuis, et en particulier Sergei Ryabkov en 2017.Sergei Ryabkov et Lassina Zerbo « The Nuclear Test Ban: Time to Finish What We Started », The Diplomat, 21 avril 2017. « The 1996 Comprehensive Test Ban Treaty (CTBT) prohibits “any nuclear weapon test explosion or any other nuclear explosion,” anywhere on Earth, whatever the yield. » Ces déclarations ne prouvent pas le respect par la Russie du TICE, qu’elle a ratifié, mais indique qu’elle partage officiellement la même interprétation du Traité que les États-Unis.

Dans ce contexte, que peut-on dire des accusations américaines ?

Tout d’abord, il faut noter que Washington a déjà conclu que le site de Novaya Zemlya était utilisé pour réaliser des essais nucléaires prohibés, évaluation qui s’était avérée être erronée quand un tremblement de terre avait été observé dans la région.William J. Broad with Patrick E. Tyler, op. cit. De fait, les éléments de preuve sont parcellaires et peu concluants sur ce type d’expérience. Ayant modélisé le site et en assurant une surveillance satellitaire, Jeffrey Lewis et son équipe du CNS estiment que les accusations américaines pourraient se fonder sur la construction de nouveaux bâtiments et les mouvements enregistrés à proximité des tunnels historiques de Novaya Zemlya. Néanmoins, ces éléments pourraient être justifiés par le programme d’essais sous-critiques légal de Moscou.Michael Krepon, « Could Trump Trash The Nuclear Test Ban Treaty? », Forbes, 3 juin 2019.

Pour lui, la conclusion du DIA illustre le risque de « préjugé de confirmation ». Convaincus que la Russie pourrait avoir besoin de ce type d’expériences, et persuadés qu’elles pourraient également avoir une utilité pour les États-Unis, les services de renseignement américains interpréteraient les preuves dont ils disposent selon un effet de miroir. Ces conclusions sont également liées aux doutes qu’ils peuvent entretenir sur la capacité des Russes et des Chinois à mettre en place un programme de simulation performant.

Dans ce contexte, on peut penser que l’adminis­tration souhaite semer le doute sur le respect et la vérification d’un Traité pour lequel elle n’a pas caché son manque d’affection. Les appels de quelques Sénateurs républicains à sortir du Traité,Tom Cotton et James Lankford, Sens. Cotton and Lankford: « Why the Comprehensive Test Ban Treaty is still a bad idea », Fox News, 23 mai 2016. tout comme le positionnement bien connu de John Bolton envers le TICE, sont autant de signes qui pourraient pointer à la volonté de l’administration d’affaiblir ce régime multilatéral, avant même son entrée en vigueur.

Mais les accusations américaines montrent également l’impossibilité de vérifier la réalité d’expériences de très faibles puissances, malgré toute l’importance du système de surveillance international. En conséquence, plusieurs propositions ont été faites pour prévoir des mesures de confiance et de transparence, et notamment l’ouverture des sites à des visites, qui seraient seules à même de clarifier la nature des expériences réalisées.Suzanne L. Jones et Frank N. van Hippel, « Transparency Measures for Subcritical Experiments Under the CTBT », Science & Global Security, vol. 6, 1997, pp. 291-310. Ce type de projet a peu de chances d’être considéré dans le contexte actuel, notamment en raison de la politisation du sujet au Congrès américain.

Alors que certains craignent que le débat relancé par la DIA fracture le moratorium que respectent désormais tous les États dotés sur les essais nucléaires, il pourrait également remettre sur la table la question de la légitimité des essais sous-critiques, qui restent critiqués par certains États et experts comme contraires à l’esprit du TICE.Patrick Malone, « US to Russia on Nuke Experiments: Do As We Say, Not As We Do », Wired, 18 juin 2019.

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