Dossier sur la “menace nucléaire”

Observatoire de la dissuasion n°66
juillet 2019

La revue Survival a consacré un dossier aux questions nucléaires dans son dernier numéro.

Le russe Alexey Arbatov s’est chargé de l’ouverture avec un plaidoyer en faveur de la maîtrise des armements. Dans son article « Mad Momentum Redux? The Rise and Fall of Nuclear Arms Control », il s’inspire du discours de Robert McNamara de 1967 pour montrer les risques pour la sécurité international de la disparition des instruments d’arms control. Plusieurs éléments lui semblent expliquer les difficultés de la discipline. Ainsi, il note la disparition de l’ordre bipolaire, qui n’a pas coïncidé avec la multilatéralisation des instruments de maîtrise des armements. Il estime qu’États-Unis et Russie ont fait preuve de complaisance lors de leur rapprochement historique à la suite de la Guerre froide, alors que le développement de certaines technologies aurait justifié de nouvelles régulations. En particulier, A. Arbatov cite les frappes de précision et de longues portées, notamment les missiles hypersoniques, le développement de systèmes mixant les éléments offensifs et défensifs ou encore le perfectionnement d’armes antisatellites. Les objectifs des puissances introduisant ces systèmes ont pu être mal compris, ce qui a entraîné des cycles d’action-réaction néfastes. En particulier, la prolifération de certains systèmes comme les défenses antimissiles, les missiles de croisière navals conventionnels, ou les vecteurs hypersoniques, a créé selon A. Arbatov de l’insécurité pour les États ayant introduit ces technologies.

L’expert russe estime également que comme le redoutait McNamara en 1967, les technologies déterminent désormais la stratégie, un constat qu’il réalise en notant par exemple la nature excessive des armes annoncées par Vladimir Poutine en mars 2018 au regard de la menace ou la dépendance accrue des États-Unis vis-à-vis des armes à faible puissance.

Alexey Arbatov conclut en notant qu’au cours des décennies, les priorités des deux principales puissances ont évolué en matière d’arms control, et qu’il existe toujours une forme d’asymétrie liée à l’avantage temporaire d’un compétiteur sur l’autre. Il invite cependant à se souvenir des leçons de la Guerre froide et à ne pas renoncer à des accords dont la disparition ne pourrait qu’avoir des conséquences négatives.

Dans un second article, Brad Roberts argumente contre l’adoption d’une posture de non-emploi en premier (NFU) par les États-Unis. Il rappelle la proposition récemment émise en ce sens par la sénatrice Elisabeth Warren (D-MA) et le représentant Adam Smith (D-WA). Il évoque les débats ayant précédemment eu lieu à Washington à ce sujet et montre pourquoi la proposition n’a pas été adoptée à ce jour.

En particulier, Brad Roberts insiste sur les recommandations de la Strategic Posture Commission de 2009, qui avait pointé l’intérêt de préserver un consensus bipartisan sur la politique nucléaire américaine. Dans cet état d’esprit, et après une large consultation interne et externe, la Nuclear Posture Review de 2010 a rejeté une posture de NFU ou de « sole purpose ».

Plusieurs raisons avaient guidé ce choix. En particulier, l’administration Obama avait considéré qu’un scénario d’usage en premier n’était pas complètement impossible et que la supériorité conventionnelle américaine ne pourrait être garantie dans tous les cas. Estimant que l’ambiguïté calculée pouvait rester un avantage dans les contexte actuel, Washington avait également fait le choix de rassurer les alliés se sentant les plus menacés, très hostiles à une politique de NFU, de conserver une posture semblable à celles du Royaume-Uni et de la France, et de préserver l’approche bipartisane aux États-Unis.

Le débat a néanmoins continué tout au long de l’administration Obama, et en particulier lors de ses derniers mois, où un réexamen de la politique est arrivé aux mêmes conclusions. Brad Roberts note que l’importance donnée par le Président démocrate à se concerter avec ses alliés et intégrer leurs préoccupations a joué un rôle important dans cette décision.

La NPR 2018 a abouti aux mêmes conclusions avec des raisons peut-être différentes. Dans ce contexte, les propositions actuelles, qui estiment que la doctrine américaine est un vestige de la Guerre froide particulièrement dangereuse, ne semblent pas légitimes aux yeux du spécialiste américain. Elles occultent selon lui les nombreuses adaptations réalisées au fil du temps et l’évolution du contexte stratégique. Enfin, il conteste les bénéfices attendus d’une telle décision, notamment en termes de non-prolifération.

À noter que John Harvey publiera prochainement dans la Texas National Security Review un papier reprenant sensiblement les mêmes arguments, et pointant les risques en termes de dissuasion, relations avec les alliés et non-prolifération d’une décision d’adopter une posture de NFU.

Le dossier contient également un article de Kjølv Egeland, chargé de conférence à Sciences Po et rattaché à l’académie norvégienne de droit international. Le chercheur, spécialiste des questions de désarmement, défend la thèse d’une compatibilité entre le TIAN et la dissuasion nucléaire, en se centrant sur le phénomène de la dissuasion comme peur d’une riposte de nature nucléaire. Il défend le traité en estimant qu’il était impossible de réduire le rôle de la dissuasion sans s’en prendre à sa légitimité. Il reprend l’interprétation juridique de plusieurs ONG et notamment de Stuart Casey-Maslen qui voit l’interdiction « d’assister » comme peu contraignante et estime que le TIAN pourrait être signé par des États de l’OTAN. Kjølv Egeland montre que dans ce cas, la dissuasion élargie pourrait continuer de s’appliquer au bénéfice de l’État signataire. Il critique l’argument selon lequel le TIAN viserait principalement les démocraties en notant que ces pays ont un rôle à jouer pour promouvoir les normes internationales, et estime en conclusion que le TIAN est utile pour créer un environnement propice au désarmement par étape.

Le dossier de Survival est conclu par un compte rendu signé par Mark Fitzpatrick d’un exercice mené à Londres en novembre 2018 et simulant des manipulations d’information et l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le cadre de la stratégie nucléaire. Le scénario, présentant un cas d’escalade entre puissances nucléaires entretenue par un acteur nonétatique, a cherché à identifier de possibles vulnérabilités des systèmes d’alerte et de décision au développement de l’AI. Ces cinq conclusions sont les suivantes :

  • - L’AI ne peut être jugée complètement fiable ;
  • - Les nouvelles technologies n’affectent pas les capacités stratégiques des États de manière homogène ;
  • - Des CBM peuvent être envisagées de manière collaborative pour gérer le problème de désinformation généré par l’AI ;
  • - La gestion des acteurs privés est différente selon les États ;
  • - Le recours à l’AI accroit le risque d’exposition à des fausses informations.

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Dossier sur la “menace nucléaire”

Alexey Arbatov, Brad Roberts, Kjølv Egeland, Mark Fitzpatrick

Bulletin n°66, juin 2019



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