Annulation du SLCM-N : débats et enjeux

En 2018, la Nuclear Posture Review (NPR) publiée par l’administration Trump avait lancé le développement de deux nouveaux systèmes nucléaires, dont un nouveau missile de croisière déployé à bord de sous-marins ou de navires. Ce système, dont la R&D commençait lors de la transition vers une administration démocrate, reprenait les caractéristiques du Tomahawk à tête nucléaire, une arme déployée jusqu’à son retrait dans les années 1990 et finalement démantelée en 2013. À son arrivée à la Maison Blanche, l’administration Biden avait créé la surprise en maintenant le SLCM-N dans le programme d’investissement américain. En effet, de nombreuses critiques avaient été exprimées précédemment par des démocrates au sujet de ce système. Aujourd’hui, alors que la NPR 2022 est attendue dans les semaines à venir, les propositions budgétaires pour l’année fiscale 2023 montrent que le Pentagone a finalement écarté le financement du missile.

En raison de son annulation, le SLCM-N s’est de nouveau retrouvé au cœur de discussions importantes, particulièrement au sein du Congrès américain. Le débat est centré sur deux axes majeurs : le rôle du SLCM-N dans la force de dissuasion américaine et l’effet de son acquisition sur le régime de maîtrise des armements. 

Les détracteurs de la décision de ne pas poursuivre le SLCM-N dénoncent l’accentuation de l’asymétrie des forces vis-à-vis des armes nucléaires non-stratégiques russes en EuropeDouglas Barrie, Nick Childs, Tim Wright, « Sub-optimal deterrence, SLCM-N and the US posture », IISS, 6 mai 2022.. L’invasion de l’Ukraine, et plus particulièrement la menace russe de recourir aux armes nucléaires contre les forces de l’OTAN, ont revigoré la campagne en faveur du SLCM-N. L’amiral Richards, commandant de l’U.S. Strategic Command, a estimé en avril dernier que « la situation actuelle en Ukraine et la trajectoire nucléaire de la Chine [l’ont] convaincu de l’existence d’un écart en termes de dissuasion et de réassurance [des alliés américains] »George Perkovich, « Taxpayers Should Question the Pitch to Fund Another Naval Nuclear Weapon », Carnegie Endowment for International Peace, 12 mai 2022..  Autre haut responsable militaire ayant critiqué en creux l’administration Biden, le général Mark Milley a également exprimé son désaccord avec la décision de l’administration en expliquant qu’il estime que le Président « mérite d’avoir à sa disposition plusieurs options pour assurer la sécurité nationale »Aaron Mehta, « Milley breaks with cancelation of new nuclear cruise missile », Breaking Defense, 5 avril 2022.. Cette position est également et sans surprise celle de responsables républicains, tels que Marshall Billinglsea, ancien membre de l’administration Trump, et du sénateur Jim InhofeJim Inhofe, Twitter, 27 février 2022.  qui soulignent que la menace qui émane de Moscou, mais également la détérioration plus générale de la stabilité militaire et stratégique internationale, est preuve du besoin américain de se doter d’une dissuasion plus solide et visible que jamais. Les partisans du SLCM-N estiment que les États-Unis ne disposent pas des capacités suffisantes pour s’imposer face au large éventail d’armes nucléaires tactiques et à portée intermédiaire russes et chinoises, si un conflit nucléaire non-stratégique éclataitGregory Kulacki, « The New Sea-Launched Nuclear Cruise Missile is a Poor Choice for East Asia », Union of Concerned Scientists, 29 avril 2022..

Un rapport du Département de la Défense datant de 2019 présentait le SLCM-N comme un outil de rééquilibrage nécessaire ainsi qu’une réponse aux avancées des forces nucléaires russes et des capacités non-stratégiques chinoises. Il s’agit donc, selon ce courant de pensée, de se servir du missile pour ajouter à l’arsenal américain une arme de faible puissance non-balistique munie d’une portée, d’une précision et d’une capacité de pénétration suffisantes pour mettre en danger des cibles ennemies. L’administration de Trump avait justifié sa décision d’inclure le SLCM-N à son programme en soulignant dans la NPR de 2018 le besoin américain de « présence régionale non-stratégique » en Asie de l’Est et dans le Pacifique, et de renforcer la souplesse et diversité des capacités nucléaires américainesUS Office of the Secretary of Defense, « Nuclear Posture Review », Office of the Secretary of Defense, février 2018.. Cette modernisation de l’arsenal américain s’ajouterait donc aux représailles potentielles en cas d’attaque russe, même conventionnelle, envers l’OTAN, ou chinoise envers Taiwan, ou si l’un ou l’autre envisageait d’utiliser des armes nucléaires de manière coercitive. De plus, cette dissuasion renforcée, selon les défenseurs du SLCM-N, permettrait plus généralement de rassurer les alliés américains quant à la capacité de Washington d’assurer leur protection.

Le camp adverse réfute cette hypothèse et estime au contraire que la force de dissuasion américaine ne requiert par le développement de ce missile en raison des capacités existantes de Washington. Si la souplesse du SLCM-N est un élément intéressant, il existe d’autres armes qui répondent à ce même critère. C’est le cas, par exemple, de la bombe à gravité B-61 présente sur le sol européen, de l’ALCM et du futur LRSO, et du Low-Yield Trident D5 (LY-D5)George Perkovich, « Taxpayers Should Question the Pitch to Fund Another Naval Nuclear Weapon », Carnegie Endowment for International Peace, 12 mai 2022.. Par conséquence, les capacités marginales offertes par le SLCM-N ne vaudraient pas les coûts liés à sa mise en service et au réajustement des navires et du personnel militaire, comme l’a souligné le Secrétaire à la Défense Lloyd AustinAmy F. Woolf, « Nuclear-Armed Sea-Launched Cruise Missile (SLCM-N) », In Focus, CRS, 25 avril 2022.. Un document publié en juin 2021 avait justement soutenu qu’il était préférable d’investir dans la modernisation des forces navales américaines déjà existantes, comme le nouveau SNLE Columbia, plutôt que de consacrer une partie du budget au SLCM-NDouglas Rocha, « The Nuclear Sea-launched Cruise Missile (SLCM-N) », IESD, avril 2022.. Enfin, l’acquisition du SLCM-N présenterait des complications du point de vue opérationnel, en particulier pour la Navy qui serait dans l’obligation de réviser son organisation et armer ses sous-marins de forces nucléaires. La place qui leur serait accordée le serait au dépend des armes conventionnelles et affaiblirait sa puissance de frappe effective. De plus, en tant qu’arme à capacité nucléaire, elle requerrait des procédures bien particulières, surtout en termes de sécurité« Nuclear Sea-Launched Cruise Missiles Are Wasteful », Center for Arms Control and Non Proliferation, juin 2021..

Le deuxième argument majeur avancé par les soutiens d’un ajout du SLCM-N au programme américain est l’idée que ce dernier pourrait profiter aux intérêts de Washington dans le cadre de la maîtrise des armements. Cette perspective, détaillée sous l’administration Trump, envisage d’utiliser le missile comme une monnaie d’échange qui inciterait la Russie à négocier des limites sur d’autres types d’armes nucléaires non-stratégiques à portée plus courte ou l’empêcherait de développer de nouveaux missiles de croisière terrestresAmy F. Woolf, op. cit. . Ainsi, en 2021, le sénateur républicain Mike Turner justifiait son opposition à une annulation du programme en la qualifiant de « concession à sens unique » envers Vladimir PoutineDouglas Rocha, op. cit..

Pourtant, certains notent que l’ajout d’un nouveau missile nucléaire à son arsenal ne jouerait pas en la faveur de l’image américaine au sein du régime de non-prolifération, s’apparentant même à un pas en arrière dans le processus de réduction des armements. D’une part, le missile ne ferait pas grande différence dans les négociations avec Moscou et Pékin puisque la Navy ne pourrait pas le déployer avant la fin des années 2020Amy F. Woolf, op. cit.. D’autre part, au lieu de servir au régime de maîtrise des armements, le développement du SLCM-N risquerait de déclencher une nouvelle vague de course aux armements en Russie, en Asie de l’Est et dans le Pacifique. En effet, dans un contexte international où la compétition pour la supériorité stratégique et militaire est omniprésente, l’introduction du SLCM-N pourrait considérablement altérer l’équilibre entre capacités offensives et défensivesDouglas Rocha, op. cit.. Enfin, le missile mettrait un frein aux systèmes de vérification des armements puisque la Navy refuserait probablement que des données de leur localisation ou quantités soient révélées à des inspecteurs étrangersGeorge Perkovich, op. cit..

Finalement, une des inquiétudes mises en avant en ce qui concerne le SLCM-N est le risque posé en matière de stabilité stratégique. Le risque d’interprétation erronée des intentions adverses est ainsi noté. L’absence de transparence liée à ce type de déploiement est aussi signalé comme potentiellement déstabilisatrice. Faire preuve d’une certaine transparence sur les déploiements et éviter les armes pouvant emporter alternativement des têtes nucléaires ou conventionnelles sont en effet pointés comme des conditions de la stabilité de la dissuasion. Ainsi, tous les sous-marins de la Navy pourraient dorénavant être suspectés de transporter une arme nucléaire sans que cela puisse être démontréAmy F. Woolf, op. cit.. D’autre part, opposants au SLCM-N estiment que la force de dissuasion américaine devrait être basée sur des capacités de seconde frappe plutôt que sur des forces tactiques ou non-stratégiques. Le SLCM-N pourrait signaler aux adversaires de Washington que le seuil nucléaire a été abaissé ; la décision de l’administration Biden démontre à l’inverse que les Etats-Unis sont une puissance nucléaire raisonnable. La question du maintien ou du retrait du SLCM-N du programme américain semble tranchée au niveau exécutif ; pourtant elle n’a pas tu – bien au contraire – le débat sur ce système d’armes, et certains parlementaires cherchent désormais à contraindre l’administration à investir dans ce programme dans le cadre de l’examen des propositions budgétaires pour l’année fiscale 2023.

 

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