Des armes nucléaires au Bélarus ?
Observatoire de la dissuasion n°108
Emmanuelle Maitre,
mai 2023
Le 26 mars 2023, Vladimir Poutine a annoncé à la télévision russe que des préparatifs étaient en cours pour le déploiement d’armes nucléaires au Bélarus. Lors de cette annonce, Poutine a justifié ce développement comme une contre-mesure à l’envoi en Ukraine de chars britanniques Challenger II utilisant des munitions contenant de l’uranium appauvri, d’une part, et comme une réponse aux demandes du président bélarusse Alexandre LoukachenkoWilliam Alberque, « Nuclear Weapons in Belarus: History Repeats Itself », Russia Matters, 31 mars 2023.. De son côté, Minsk a estimé devoir prendre des mesures pour « renforcer sa propre sécurité » en réponse « à la pression politique, économique et informationnelle sans précédent des États-Unis, du Royaume-Unis et des alliés de l’OTAN, ainsi que des membres de l’Union Européenne », qualifiée « d’ingérence directe et grossière »« Ответ пресс-службы МИД Беларуси на вопрос агентства « ТАСС » о размещении тактического ядерного оружия России на территории Беларуси » [La réponse du service de presse du ministère des Affaires étrangères du Bélarus à la question de l'agence TASS sur le déploiement d'armes nucléaires tactiques russes sur le territoire du Bélarus], Ministère des Affaires étrangères, 28 mars 2023..
À ce stade, la Russie a annoncé avoir pour objectif de terminer la préparation d’un site de stockage d’armes nucléaires au Bélarus d’ici le 1er juillet 2023. Des missiles sol-sol de courte portée Iskander‑M, déjà déployés dans le pays comme armes conventionnelles, pourraient accueillir après cette date des têtes nucléaires. Des armes nucléaires aéroportées pourraient également être livrées, puisque Poutine a annoncé la formation de pilotes bélarusses à l’emport d’armes nucléaires. La nature exacte de ces armes n’est pas spécifiée à ce stade, ni le type de porteur. En avril, la Russie a annoncé que la formation des pilotes bélarusses de Su‑25 à l’emport d’armes nucléaires était terminée« Russia trained Belarusian pilots in nuclear weapons use », AP, 14 avril 2023..
Poutine a indiqué dans son allocution que le contrôle des armes resterait dans les mains de la Russie, que cet arrangement ne violait pas les règles du TNP et qu’il calquait le mécanisme de partage nucléaire de l’OTAN« We agreed that we will do the same [as NATO] – without violating our obligations », « Vladimir Putin says Russia will station tactical nuclear weapons in Belarus – video », The Guardian, 26 mars 2023.. Si les transferts venaient à être réalisés, les armes seraient donc a priori stockées sous la garde de la 12e direction générale du ministère de la Défense russe (GUMO) et ne seraient pas couplées aux vecteurs. À noter que si ce déploiement était considéré de manière permanente, cela pourrait impliquer pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide l’accueil permanent de troupes russes sur le territoire bélarusse.
Cette annonce ne prend personne par surprise. Loukachenko a régulièrement critiqué le retrait des armes nucléaires soviétiques du territoire bélarusse en 1996Tiphaine de Champchesnel, « Vers le stationnement d’armes nucléaires en Biélorussie ? », Brève stratégique n°59, IRSEM, 21 avril 2023. et a semblé indiquer qu’il estimait que l’accueil d’armes nucléaires serait un élément de stabilisation du régimePavel Slunkin, « Escalating dependence: Russia’s nuclear plans for Belarus », Commentary, European Council on Foreign Relations, 29 mars 2023.. Le retour putatif d’armes nucléaires au Bélarus a été préparé tout d’abord par une réforme constitutionnelle permettant le stationnement d’armes nucléaires dans le paysIsabelle Facon, « Le nucléaire dans la relation Bélarus-Russie », Bulletin n°97, Observatoire de la Dissuasion, avril 2022. et une modification de la doctrine militaire conjointe aux deux pays développée dans le cadre de l’Union Bélarus-RussieMeeting of the Supreme State Council of the Union State, Kremlin.ru, 4 novembre 2021.. En juin 2022, suite aux demandes de Loukachenko, Poutine a annoncé l’adaptation d’Iskander‑M bélarusses à l’emport d’armes nucléaires« Lukashenka Says Belarusian Military Planes Ready To Carry Russian Nuclear Armament », RFE/RL, 26 août 2022.. En août 2022, Loukachenko a confirmé que ses Su‑25 avaient été modifiés pour permettre l’emport d’armes nucléaires.
Les conséquences de cette décision, si elle se concrétisait, pourraient être multiples. Tout d’abord, s’il a été noté que l’équilibre stratégique en Europe ne serait pas remis en cause par ce déploiement annoncé, un ensemble d’alliés de l’OTAN pourrait dans ce cas être sous la menace de ces armes non-stratégiques, étendant de fait la portée des systèmes de courte portée russes et accroissant le sentiment d’insécuritéWilliam Alberque, op. cit.. Au niveau militaire, des experts russes ont contesté l’intérêt et même la sécurité de tels déploiements, indiquant que les bases bélarusses constitueraient des cibles prioritaires en cas de conflit. Ces experts ne considèrent pas comme très probable une décision de l’OTAN de déployer des armes nucléaires dans d’autres pays, en particulier la Pologne, mais jugent que c’est une possibilité qui pourrait représenter une forme de prophétie auto-réalisatrice, en particulier si les tensions en Ukraine venaient à s’accroîtreAlexei Arbatov, Evgeny Buzhinsky, Vassily Lata et Dmitry Stefanovich, « К вопросу о размещении российского ТЯО на территории Республики Беларусь: серия блиц-интервью ПИР-Центра » [Sur la question du déploiement d'armes nucléaires tactiques russes sur le territoire de la République de Biélorussie : une série d'interviews éclair du PIR Center], PIR Center, 28 mars 2023.. Côté occidental, il a été noté que cette décision pourrait accélérer les efforts de l’OTAN dans le domaine de la défense antimissile, avec une motivation supplémentaire pour certains États d’Europe centrale de contribuer à cette défenseWilliam Alberque, op. cit..
Au niveau diplomatique, la Russie contredit sa politique officielle de plusieurs décennies, particulièrement vive ces dernières années, visant à critiquer les mécanismes de partage du nucléaire. Pas plus tard que le 21 mars 2023, Poutine répétait son appel au retrait des armes nucléaires déployées à l’étranger et considérait cette pratique comme contraire au TNP, dans une déclaration conjointe avec Xi Jinping« Совместное заявление Российской Федерации и Китайской Народной Республики об углублении отношений всеобъемлющего партнёрства и стратегического взаимодействия, вступающих в новую эпоху », [Déclaration conjointe de la Fédération de Russie et de la République populaire de Chine sur l'approfondissement du partenariat global et de la coopération stratégique à l'entrée d'une nouvelle ère] Kremlin.ru, 21 mars 2023.. Beaucoup d’experts russes continuent de penser que la Russie désire le retrait de toutes les armes nucléaires déployées hors des États dotés d’armes nucléaires, mais que devant ses échecs diplomatiques à convaincre l’OTAN de retirer les B61 stationnées en Europe, elle a décidé de « déroger à son principe »Alexei Arbatov, Evgeny Buzhinsky, Vassily Lata et Dmitry Stefanovich, op. cit..
Enfin, cette décision peut être considérée dans le cadre du projet d’union du Bélarus à la Russie. À ce titre, les annonces récentes ont été interprétées comme un signe supplémentaire du glissement de la souveraineté bélarusse vers MoscouPavel Slunkin, op. cit., et la consolidation d’un « État-client » à MinskHanna Liubakova, « Russian nukes in Belarus: Putin’s creeping annexation continues », Atlantic Council, 10 avril 2023.. Selon une étude conduite par Chatham House, 80% des Bélarusses seraient opposés à la présence d’armes nucléaires russes sur leur territoire, rejetant aussi possiblement la présence militaire accrue de la Russie dans le paysTenth Survey Wave, « How Russia’s war against Ukraine has changed Belarusians’ views on foreign affairs (poll conducted 6-17 June 2022) », Chatham House, juin 2022.. Cette nouvelle forme d’intégration pourrait rendre plus difficile voire impossible une distanciation ultérieure entre les deux régimesArtyom Shraibman, « Hosting Russian Nuclear Weapons Will Have Far-Reaching Consequences for Belarus », Carnegie Politika, 28 mars 2023..
Les pays de l’OTAN ont réagi de manière relativement coordonnée, estimant qu’il s’agit d’une étape de plus d’escalade russe, un comportement souvent décrit comme « irresponsable » et « dangereux », mais ont noté ne pas constater de changement dans la posture stratégique russePress conference by NATO Secretary General Jens Stoltenberg following the meetings of NATO Ministers of Foreign Affairs, NATO Newsroom, 5 avril 2023.. Le 31 mars 2023, le Conseil de sécurité des Nations Unies s’est réuni pour discuter du sujet. La plupart des pays ont condamné l’action russe, avec pour certains, comme la Chine ou le Brésil, un appel au retrait de toutes les armes déployées dans le cadre des mécanismes de partage du nucléaire« Risk of Nuclear Weapons Use Higher Than at Any Time Since Cold War, Disarmament Affairs Chief Warns Security Council », Conseil de sécurité des Nations Unies, 9300th Meeting, SC/15250, 31 mars 2023..
Malgré les annonces volontaristes et les réactions fortes, il n’est cependant pas certain que le déploiement soit imminent, le calendrier annoncé par Poutine pouvant paraître irréaliste pour la remise en état de sites de stationnement d’armes nucléaires non-entretenus depuis 1996. Ainsi, il a été noté que quand la Russie a décidé de redéployer des armes nucléaires à Kaliningrad, plusieurs années de travaux relativement visibles, y compris par les services de renseignement étrangers, avaient été nécessairesPavel Slunkin, op. cit.. Aucun signe de travaux similaires n’a pour l’instant été repéré au Belarus, en tout cas d’après les informations disponibles en sources ouvertesJulian Borger, « Putin’s timeline for storing tactical nuclear weapons in Belarus is hard to believe », The Guardian, 26 mars 2023..