En attendant la « dissuasion intégrée » américaine

La guerre d’invasion de l'Ukraine par la Russie, qu’accompagnent depuis février 2022 des menaces ouvertes et répétées d'utilisation de l'arme nucléaire par Moscou, a relancé le débat sur la stratégie nucléaire des États-Unis et sur les mesures à prendre en cas d'échec de la dissuasion, alors que la modernisation accélérée du programme nucléaire chinois pose des défis nouveaux à la manœuvre dissuasive. Dans ce contexte, la nouvelle stratégie de défense nationale américaine (National Defense Strategy, NDS), tout comme le nouvel examen de posture nucléaire du pays (Nuclear Posture Review, NPR), deux documents du Pentagone très attendus depuis le début de l’année 2022, n’ont toujours pas été publiés à la fin du mois d’août mais une version classifiée de la stratégie de défense nationale a été remise au Congrès au début du printempsDépartement américain de la défense, « DoD Transmits 2022 National Defense Strategy », Département de la Défense, 28 mars 2022.

D’abord, l’on voit mal comment ces deux documents pourraient illustrer la promesse entretenue au début de la décennie 2010 de réduire stricto sensu le rôle des armes nucléaires dans la stratégie de sécurité américaine. Le discours officiel rappelle en effet régulièrement la nécessité de poursuivre la modernisation de la triade nucléaire afin de s'assurer que le pays continue de disposer d'une force de dissuasion nucléaire sûre, sécurisée et efficace. Ensuite, la NDS et la NPR développeront la notion de « dissuasion intégrée »« Integrated deterrence » introduite depuis plus d’un an par quelques documents institutionnels et annonces politiques. Or, le déploiement de la dissuasion intégrée est déjà souvent présenté comme le futur principe directeur de la stratégie de défense nationaleVoir « The Nuclear Posture in Review », CSIS Conference, 29 juillet 2022. Selon les termes de Colin Kahl, sous-secrétaire américain à la Défense, par exemple, « en termes d'intégration (...) nous entendons par là l'intégration dans tous les domaines, c'est-à-dire conventionnel, nucléaire, cybernétique, spatial et informationnel (…) [l’intégration] sur les théâtres de compétition et de conflit potentiel (…) [et l’intégration] dans tout le spectre des conflits, de la guerre de haute intensité à la zone grise »Voir, par exemple, Jim Garamone, « Concept of Integrated Deterrence Will Be Key to National Defense Strategy, DOD Official Says », DODNews, 8 décembre 2021.

Quels sont les outils militaires, politiques, technologiques et économiques qui entreront dans la dissuasion intégrée ? De quelle manière la dissuasion intégrée visera-t-elle les alliés et les adversaires du pays ? Comment façonnera-t-elle la perception des pays alliés s’agissant des engagements de dissuasion élargie des États-Unis ?

Des informations préliminaires dont dispose aujourd’hui l’analyse, les idées suivantes peuvent déjà être retenues : dans un sens assez littéral, le concept signifiera l'intégration de tous les instruments de la puissance nationale, y compris les moyens militaires et non militaires. Il s’agirait alors d’une insistance, voire d’une accentuation de l’intégration des moyens classiques et nucléaires, telle que l’introduit par ailleurs le nouveau concept stratégique de l’Alliance atlantiqueVoir Bruno Tertrais, « OTAN : la dissuasion élargie confortée », dans ce bulletin (p.8). . Il indiquera sans doute aussi une intégration des moyens entre Etats-Unis, alliés et partenaires, ce qui méritera d’être détaillé et précisé. La notion de coalition de pays alliés et partenaires revient souvent dans le discours dissuasif américain actuel : « Nous devons travailler aux côtés de nos alliés et de nos partenaires pour que nos adversaires sachent qu'ils ne s'attaquent pas seulement aux États-Unis, mais à une coalition de pays qui s'engagent à faire respecter un ordre international fondé sur des règles », répète à l’envie Colin KahlJim Garamone, Op. cit.. Une première définition synthétique pourrait ainsi être la volonté de dissuader « en utilisant tous les outils militaires et non-militaires en accord avec les alliés et les partenaires », une formule déjà utilisée l’été dernier par le secrétaire à la Défense Lloyd AustinThomas Spoehr, « Bad Idea: Relying on “Integrated Deterrence” Instead of Building Sufficient U.S. Military Power », Bad Ideas in National Security Series, Heritage Foundation, 3 décembre 2021. Ces premiers éléments, peut-on ajouter, peinent à spécifier ce que la dissuasion intégrée signifie au plan opérationnel, sinon qu’elle s’inscrit en rupture de ce que la précédente administration défendait. De ce point de vue, ce serait le marqueur politique du retour à une forme de normalité de la politique de défense et de sécurité américaine ainsi que, probablement, l’affichage d’un slogan pour enserrer dans une formule l’approche stratégique de l’administration actuelle (forme de « branding » politique traditionnel dans le cadre de l’alternance politique aux États-Unis). Ce serait également un élément public de la politique visant à rassurer les alliés et les partenaires du pays après quatre années d’administration Trump et face à l’anxiété que provoque depuis février 2022 la guerre russe contre l’Ukraine.

Il ne serait pourtant pas étonnant que la dissuasion intégrée vise des objectifs plus spécifiques, en rapport avec une compréhension de l’environnement stratégique actuel. Dans le paratexte institutionnel américain depuis un an, l’on retrouve en particulier la volonté d’empêcher la création de faits accomplis rapides contre les intérêts des partenaires et alliés, empêchant l’intervention américaine. En outre, la résilience devrait être un volet majeur du dispositif, notamment s’agissant des systèmes, réseaux et infrastructures critiques, afin de pouvoir surmonter les attaques précoces visant à empêcher d'avancer pour la défense des alliés. Dans tous les cas, la dissuasion intégrée semble viser une adaptation de la dissuasion élargie des Etats-Unis, plutôt que sa part centrale.

En attendant de pouvoir en sérier les moyens, retenons déjà une volonté de repenser la dissuasion, voire de la penser « différemment », selon les termes mêmes du sous-secrétaire d’Etat américain à la défenseJim Garamone, Op. cit., et en particulier en affirmant que la dissuasion ne se limite pas à sa composante nucléaire. C’est déjà le cas à plusieurs titres dans la doctrine américaine depuis longtemps, si l’on se réfère aux systèmes de défense stratégique qui nourrissent la dissuasion dite « par interdiction », mais ce volet pourrait se voir approfondi et décliné de manière inédite. Ce serait une réponse circonstanciée à ce qui est l’un des enseignements principaux de la crise ukrainienne en cours : à la dangerosité des menaces stratégiques contemporaines devra nécessairement répondre un élargissement de la gamme des moyens dissuasifs à disposition. De ce point de vue, il sera utile d’apprécier dans quelle mesure la dissuasion intégrée américaine se rapproche de la version russe de dissuasion stratégique, comme de la version chinoise qui articule moyens conventionnels et moyens nucléaires, moyens militaires et moyens non militaires depuis le tournant des années 1980Voir par exemple Corentin Brustlein, « La Chine et l’avènement de la dissuasion stratégique intégrée », Revue Défense Nationale N°812, été 2018, en poursuivant des objectifs non seulement dissuasifs mais aussi coercitifs et de gestion du conflit, conformément à la définition large que la Chine donne de la dissuasion.

La conduite de la guerre en Ukraine doit-elle éveiller à l’imagination de scénarios face auxquels la doctrine de dissuasion française mériterait d’être reprise dans le sens de la diversification des moyens à disposition, entre imposition d’options diplomatiques (les sanctions, par exemple), et nécessité de rétablir la dissuasion (ultime avertissement) ? Pour mémoire, le général Thierry Burkhard, alors chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT), prévenait en juin 2020 dans le document de doctrine Supériorité opérationnelle 2030Supériorité 2030 – Vision stratégique du Chef d’état-major de l’armée de Terre, avril 2020, 19 p. : « l’armée attend de nouveaux affrontements, (…) symétriques, Etat contre Etat », et traçait le chemin d’un renouvellement utile de la doctrine de dissuasion françaiseVoir Benjamin Hautecouverture, « La place de la dissuasion dans la "Vision stratégique" du CEMAT », Observatoire de la dissuasion, N°77, FRS, juin 2020L’un des enjeux de la dissuasion intégrée américaine sera-t-il celui de l’opportunité d’un ajustement de doctrine dans l’hexagone ?

 

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