OTAN : la dissuasion élargie confortée

La guerre en Ukraine a confirmé, aux yeux des alliés, la pertinence des mécanismes de la dissuasion élargie en Europe : stationnement permanent d’armes américaines, possibilité pour certains alliés d’emporter ces armes, procédure SNOWCAT permettant aux autres alliés de participer à un raid nucléaire. Avec, en ligne de mire, la mise à disposition des forces de l’OTAN de la nouvelle bombe guidée B61‑12, qui emportée par le F‑35 donnera une crédibilité nouvelle à cette capacité.

Le choix allemand d’acquisition de 35 appareils, annoncé le 14 mars, ancrera pour le long terme l’armée de l’Air du pays dans le dispositif de défense américain. Mais ce choix pérennisera aussi la participation allemande au partage nucléaire et ainsi du maintien d’une culture de dissuasion nucléaire dans le pays.

Au-delà des quatre pays dont les forces aériennes sont entraînées à exercer si nécessaire la mission nucléaire dans des délais relativement brefs – Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas –, d’autres pourraient souhaiter être associés de nouveau à cette mission dès lors que leur aviation serait compatible avec l’emport des B61‑12. La Pologne pourrait par ailleurs demander que des armes américaines soient présentes sur son territoire. Du fait du changement de statut de la Biélorussie (referendum constitutionnel du 27 février autorisant de facto le stationnement d’armes nucléaires sur son territoire), et de la mise à l’écart des engagements pris par l’OTAN à la fin des années 1990, un débat sur une éventuelle modification de la posture nucléaire de l’OTAN à l’est pourrait en effet s’ouvrir. Varsovie a en tout cas indiqué qu’elle pourrait accueillir de telles armesShane Croucher, « NATO’s Poland ‘Open’ to Hosting US Nuclear Weapons », Newsweek, 3 avril 2022.. Par ailleurs, la Finlande et la Suède ont clairement fait savoir qu’elles acceptaient l’ensemble des missions de l’OTAN, laissant ainsi ouverte la possibilité pour elles de contribuer à tout le moins à la procédure SNOWCAT.

De son côté, le Kremlin a annoncé qu’il envisageait désormais d’imiter peu ou prou l’OTAN en promettant à la Biélorussie un rôle de partage nucléaire (aéroportée et/ou terrestre via la dotation de porteurs Iskander‑M), peut-être pour décourager la Pologne de se joindre aux mécanismes de l’OTAN. Fin juin, M. Poutine a même, dans une déclaration remarquée, fait une référence inédite au nombre d’armes (« 200 ») et de porteurs (« 257 ») qui pourrait former la capacité nucléaire aéroportée des alliés occidentauxMeeting with President Lukashenko of Belarus, Kremlin, 25 juin 2022.. On peut toutefois s’interroger sur les chances de concrétisation d’une telle initiative. D’abord, en se référant, à propos d’une capacité aéroportée, aux Sukhoi‑25 (et non aux Sukhoi‑35 comme demandé par son homologue biélorusse), le président russe n’a pas signalé de volonté de reconstituer une capacité nucléaire moderne. Ensuite, il serait nécessaire d’entraîner les pilotes biélorusses à cet effet, et de réactiver les anciens sites de stockage opérés du temps de l’Union soviétique. Surtout, la confiance du Kremlin en Minsk serait-elle suffisante pour s’engager dans cette voie ? En tout cas, il n’est officiellement pas question, à ce jour, de déployer des armes russes sur le territoire biélorusseNikolai N. Sokov, « Russia-Belarus nuclear sharing would mirror NATO’s – and worsen Europe’s security », Bulletin of the Atomic Scientists, 1er juillet 2022..

A noter par ailleurs que le Pentagone a discrètement demandé pour 2023 le financement de la modernisation des anciens sites de stockage d’armes au Royaume-Uni (base de Lakenheath – qui accueillera prochainement deux escadrons de F‑35 américains)Hans Kristensen, « Lakenheath Air Base Added to Nuclear Weapons Storage Site Upgrades », Federation of American Scientists, 11 avril 2022.. On rappellera à cet égard les termes de la Déclaration de Bruxelles (2021) : « Pour faire face à l’environnement de sécurité plus exigeant, l'OTAN a pris des mesures afin de s’assurer que ses capacités de dissuasion nucléaire restent sûres, sécurisées et efficaces » (§40). Par ailleurs, au Japon, certaines voix expérimentées s’élèvent pour que Tokyo puisse également bénéficier du « partage nucléaire »Toby Dalton, « Nuclear Nonproliferation after the Russia-Ukraine War », Georgetown Journal of International Affairs, 8 avril 2022..

Le nouveau Concept stratégique confirme « qu’aussi longtemps qu’il y aura des armes nucléaires, l’OTAN restera une alliance nucléaire », tout en affirmant que ses membres « s’attachent à créer l’environnement de sécurité qui permettra de faire advenir un monde sans armes nucléaires » (préface), prenant ainsi en compte la sensibilité de certains États sans évoquer le Traité d’interdiction des armes nucléaires – TIAN (quatre pays de l’OTAN participaient comme observateurs à la première conférence des États parties du TIAN). Le langage est quasiment identique à celui de 2010, même si l’ordre des propositions est inversé et que l’engagement est moins fort (« s’attachent à » au lieu de « engage l’OTAN sur l’objectif qui consiste à », §26 du Concept de 2010).

Le langage doctrinal subit un léger ajustement. Il affirme que la vocation fondamentale de la capacité nucléaire de l’OTAN reste de « préserver la paix, de prévenir les actions coercitives et de décourager toute agression », que « tout emploi d’armes nucléaires contre l’OTAN altérerait fondamentalement la nature d’un conflit » et que l’Alliance « a les capacités et la détermination voulues pour faire payer à tout adversaire un prix inacceptable, largement supérieur aux gains que celui-ci pourrait espérer obtenir » (§28). Les circonstances dans lesquelles l’Alliance pourrait être amenée à y recourir sont toujours « très peu probables » (§28), nouvelle traduction de « extremely remote » (traduit généralement comme « extrêmement improbables » – cf. §17 du Concept de 2010 et §40 de la déclaration de Bruxelles de 2021).

Sur le rôle des forces nucléaires, le langage du Concept est repris de la Déclaration de Bruxelles de 2021. Les forces britannique et française contribuent désormais de manière « significative » (§29) à la sécurité globale de l’Alliance (langage sans doute inspiré du discours du Président de la République à l’École de guerre, 2020). La multiplicité des centres de décision distincts « complique les calculs d’adversaires potentiels » (§29). Les États non-nucléaires ne sont plus appelés à la « plus large participation possible » (§19 du Concept de 2010, langage également repris par la Déclaration de Bruxelles), mais leurs contributions sont désormais identifiées comme « un élément central du dispositif » (§29).

Sur l’intégration entre domaines classique et nucléaire, le Concept met moins en avant l’expression traditionnelle « combinaison appropriée » de moyens nucléaires et classiques au profit d’un projet consistant à « pousser plus loin l’intégration et améliorer la cohérence des capacités et des capacités nucléaires, pour tous les milieux d’opérations et tous les degrés de conflictualité » (§30), au-delà donc du domaine classique, pour intégrer les dimensions cyber et spatiale. Mais c’est pour mieux rappeler dans le même souffle que « les armes nucléaires sont des armes à part » (§28) et que « la dissuasion occupe une place à part, tout à fait singulière » (§30).

A moyen terme, un affaiblissement durable de l’armée russe pourrait amener Moscou à en revenir à sa posture des années 1990 et 2000, dans laquelle les armes nucléaires avaient une fonction de compensation de son infériorité dans le domaine classique. Ce qui ne manquerait pas, en retour, de valoriser encore un peu plus le partage nucléaire au sein de l’OTAN.

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