Carnegie Nuclear Policy Conference, 26-28 octobre 2022, Washington

La Carnegie Nuclear Policy Conference se tient tous les deux ans et fait figure de grand moment pour la communauté stratégique et les acteurs de la maîtrise des armements et de la non-prolifération. Après une dernière édition virtuelle, la session 2022 s’est tenue en format virtuel dans un contexte mécaniquement marqué par la guerre en Ukraine.

  •  Une conférence marquée par la guerre en Ukraine

La session d’ouverture intitulée « La guerre en Ukraine peut-elle se terminer sans un emploi de l’arme nucléaire ? » a été l’occasion de riches débats sur la doctrine nucléaire russe et les probabilités d’emploi de l’arme nucléaire. L’ensemble des panélistes s’est accordé pour dire que l’utilisation d’armes nucléaires ne semblait pas probable à court terme, mais qu’elle n’était pas totalement écartée. Selon Kori Schake, il faut montrer à la Russie qu’un éventuel emploi est surveillé par des moyens de renseignement, découragé par tous les moyens diplomatiques et militaires et que, s’il advenait malgré tout, il serait sanctionné très fortement par une ostracisation de la communauté internationale et des poursuites des dirigeants russes. Pour Patrick Porter, les puissances occidentales devraient s’appuyer sur la Chine et l’Inde pour passer des messages à la Russie, et elles devraient également se préparer à diminuer leurs livraisons d’armes pour que les risques d’escalade diminuent. Polina Sinovets a pour sa part estimé que le concept d’« extension territoriale » est clé pour comprendre les objectifs russes, et pourrait justifier des agressions russes au-delà de l’Ukraine, en Géorgie par exemple. Elle a noté en outre que le risque d’un emploi d’arme nucléaire pourrait augmenter au printemps, si la guerre n’est pas terminée, car les avancées ukrainiennes pourraient faire craindre à V. Poutine une reprise de la Crimée.

Lors de la session intitulée « Tick, Tock, Boom ? La prise de décision présidentielle lors d’une attaque nucléaire », Chris Ford a mis en exergue que la préparation du Président américain sur les questions nucléaires est importante et régulière, ce qui permet de limiter les biais de personnalité (aversion au risque), et donne un poids important aux informations et recommandations qui sont éventuellement données en situation réelle. Il a également insisté sur le fait que la résilience des systèmes de C2 rendait la composante terrestre américaine moins vulnérable que pendant la guerre froide. Alexey Arbatov a souligné que le processus de décision russe a très peu été modifié depuis l’ère soviétique : a priori, trois personnes sont en possession des clés et des « valises » permettant de délivrer l’ordre nucléaire, et la décision finale est exclusivement prise par le Président russe. La différence majeure entre l’époque soviétique et aujourd’hui tient au fait que la prise de décision est moins collective qu’en URSS, car l’équipe qui entoure V. Poutine est dans une relation plus hiérarchique. A. Arbatov a également insisté sur le temps de réaction plus court, côté russe, pour décider d’un éventuel emploi d’armes stratégiques, car les ICBM sol-sol composent 70% de l’arsenal total et qu’une neutralisation de ces forces fait peser un risque de diminution de la capacité de seconde frappe.

Le Directeur général de l’AIEA, Rafael Grossi a fait le déplacement à Washington juste après son audition devant le Conseil de sécurité de l’ONU dans le cadre d’auditions au sujet des allégations russes de risque d’emploi d’une « bombe sale » en Ukraine. Son témoignage et l’échange avec la salle ont été l’occasion de valoriser les activités de l’AIEA dans le cadre du conflit en Ukraine, mais également au-delà.

  •  Concomitance de la sortie de la NPR

Les revues stratégiques américaines, dont la Nuclear Posture Review, sont sorties le jour de l’ouverture de la conférence. Une session spéciale avec trois représentants de l’administration américaine, Richard Johnson (Département de la Défense), Alexandra Bell (Département d’État) et Corey Hinderstein (Département de l’Énergie) a permis de présenter les grands axes de cette revue, en particulier le rappel du rôle fondamental et unique de la dissuasion nucléaire dans la stratégie de défense américaine et les choix capacitaires en matière de modernisation nucléaire. Les trois officiels ont également insisté sur les ambitions qui demeurent en matière de désarmement et de maîtrise des armements, devant permettre à plus long terme d’envisager la réduction du rôle du nucléaire dans la stratégie de défense des États-Unis.

La session sur le « Futur de la maîtrise des armements », lors de laquelle intervenait la Sous-secrétaire d'État pour la maîtrise des armements, Bonnie Jenkins, ainsi que la Sous-secrétaire à l’Énergie pour la sécurité nucléaire, Jill Hruby, a été l’occasion d’annoncer le lancement de l’initiative « Arms Control Avancement ». Cette initiative a pour objectif d’augmenter substantiellement le financement de la recherche et de la formation dans le domaine de la maîtrise des armements, aux États-Unis, et en partenariat avec des alliés et partenaires. À ce titre, les moyens de vérification et de détection alloués à la National Nuclear Security Administration ont été doublés en 2022.

  •  Plusieurs approches du désarmement

La session au titre évocateur de « Poles Apart: Deterrence or Disarmament after the Russo-Ukrainian War? » a permis de confronter plusieurs lectures de la place de la dissuasion dans le contexte actuel, et sur les conclusions à en tirer en matière de désarmement nucléaire. La chercheuse ukrainienne Mariana Budjeryn a présenté un constat en demi-teinte : si la dissuasion est ce qui empêche une extension du conflit ukrainien au reste du continent européen, l’agression d’un État non-doté, qui avait renoncé à son statut dénucléarisé, par un État doté, envoie un signal négatif à la communauté internationale et risque de favoriser la prolifération nucléaire. Le diplomate autrichien et promoteur du TIAN, Alexander Kmentt, a estimé que la guerre en Ukraine est un révélateur des fragilités de la dissuasion, et montre que les États dotés ne peuvent pas continuer à faire reposer leur sécurité sur une arme qui comporte des « risques inacceptables ». Selon lui, le fait de distinguer entre des États dotés responsables (le P3) et la Russie, par exemple, relève d’un « double standard » qui n’a pas de sens aux yeux de la majorité des États du monde. La directrice de la stratégie du CEA/DAM, Mélanie Rosselet, a estimé que la dissuasion nucléaire entre l’OTAN et la Russie a fonctionné, y compris en permettant un soutien des Alliés à l’Ukraine sans extension du conflit. Se pose néanmoins la question de la réponse  à l’utilisation par une puissance nucléaire révisionniste d’une rhétorique d’intimidation nucléaire à l’appui d’une guerre conventionnelle d’agression contre un Etat voisin (« sanctuarisation agressive »). Dans ce contexte, si l’objectif d’un désarmement général et complet est partagé, le chemin pour y parvenir n’était pas selon elle celui du TIAN et du désarmement unilatéral de puissances nucléaires démocratiques apportant à leurs alliés des garanties de sécurité. Les stratégies de défense de nombreux Etats continuent de reposer sur la dissuasion, consistant à considérer l’arme nucléaire non comme une arme d’emploi mais comme une arme « politique », visant à inhiber la décision d’agression des adversaires potentiels. Le chercheur japonais Michiru Nishida a pour sa part souligné que les pays d’Asie, en particulier le Japon et la Corée du Sud, sont attentifs à la manière dont fonctionnent les garanties de sécurité, et les réactions au chantage nucléaire (sabre rattling), car cela guidera probablement leurs choix en termes de non-prolifération.

Une session de discussion avec l’ambassadeur Gustavo Zlauvinen, Président de la 10e Conférence d’examen du TNP, a été l’occasion de revenir sur les raisons de la non-adoption d’un document final, en raison du blocage de la Russie, et les dynamiques à l’œuvre entre délégations à New York pendant le mois de négociation. Sans éluder les demandes croissantes de nombreux pays sur le volet « désarmement » du TNP, G. Zlauvinen a mis en avant les progrès fait dans ce domaine, malgré la difficile coordination du P5 du fait de la guerre en Ukraine, et a valorisé les avancées sur les deux autres piliers (non-prolifération et usages pacifiques de l’énergie atomique). Il a réfuté l’argument mis en avant par plusieurs personnes dans l’audience selon lequel le document final aurait de toute manière été bloqué par certains États, dont la France, en raison de désaccords sur le langage sur le désarmement, et sur le TIAN.

Une des sessions (optionnelles) portait sur les conséquences humanitaires des armes nucléaires. Les panélistes, A. Kmentt, Véronique Christory, représentante du CICR et Mitchie Takeuchi, descendante d’un rescapé d’Hiroshima et activiste anti-nucléaire japonaise, ont soutenu le TIAN en raison des conséquences « potentiellement illimitées » sur la vie humaine et l’environnement d’une frappe nucléaire.

  •  Nouvelles méthodes de recherche dans le domaine nucléaire

Plusieurs sessions ont mis en lumière de nouvelles méthodes de recherche dans le domaine nucléaire, qui reposent sur des expérimentations en réalité virtuelle ou encore sur l’utilisation de données en source ouverte.

La session « Tick, Tock, Boom ? » susmentionnée a aussi été l’opportunité de présenter le programme d’expérimentation en réalité virtuelle de Princeton et l’Université d’Hambourg, « The Nuclear Biscuit », mené par Sharon K. Weiner and Moritz Kütt. Une simulation en réalité virtuelle met des participants à la place du Président des États-Unis dans une situation de prise de décision, dans un temps imparti de 15 minutes, d’emploi d’une arme nucléaire en réponse à une détection d’attaque nucléaire par un adversaire, avec trois options d’emploi. Cette expérimentation, menée jusqu’alors sur environ 200 personnes, avait pour objectif de mesurer les réactions et les motivations des choix des agents en situation de stress important, et, plus largement, de sensibiliser aux aspects « moins rationnels » de la prise de décision dans le domaine nucléaire. Deux conclusions, encore préliminaires, ressortent de l’expérience. La première est que 90% des participants finissent par opter pour un lancement de missiles nucléaires. La seconde est que les Européens ont tendance à demander des informations complémentaires de la part d’Alliés, tandis que les Américains conservent un prisme exclusivement national.

La session sur les « Outils en sources-ouvertes pour la non-prolifération » a été l’occasion pour Jeffrey Lewis de présenter la méthodologie de recherche mise au point au Middlebury Institute of International Studies à partir de sources ouvertes, qui lui a permis de déterminer le processus de fabrication des TEL portant les ICBM nord-coréens. En utilisant un logiciel de « machine learning » qui compare des images de catalogues d’armement, il a remonté à l’origine chinoise des camions. Puis à partir de l’étude d’images de propagande nord-coréenne, il a trouvé le site où les TEL sont assemblés.

  •  Session Young Professional Track

La session dite des « jeunes professionnels » (réservée aux étudiants ou professionnels avec moins de cinq ans d’expérience) qui avait lieu la veille de la conférence officielle, a été l’occasion de discussions plus informelles, sur des sujets variés, notamment le lien entre changement climatique et le nucléaire, ou encore les questions de genre dans le nucléaire.

Une session sur la dissuasion élargie en Europe et en Asie a donné lieu à des échanges nourris du panel (Polina Sinovets, Hanna Notte, Masashi Murano et Wendin Smith) avec les auditeurs, dont certains considèrent que les avantages de la dissuasion élargie sont remis en question par la guerre en Ukraine, et qu’un des moyens les plus sûrs pour diminuer les risques stratégiques est de modifier l’environnement normatif, en particulier en rejoignant le TIAN.

Un des panels a également abordé la question de l’inclusivité raciale et de genre dans le domaine nucléaire. Animée par l’association WCAPS, fondée en 2017 par Bonnie Jenkins, cette discussion a visé à sensibiliser le public aux actions de « DEI » (Diversity, Equity, Inclusion), qui ont pour objectif de former et recruter des personnes issues des populations n’ayant historiquement pas été associées aux décisions prises dans le domaine nucléaire et qui sont susceptibles d’être affectées par ces décisions. Les actions de mentorats et les campagnes de sensibilisation sont aujourd’hui un des leviers principaux de WCAPS, mais l’association souhaite aussi générer des « conversations » qui sont susceptibles de faire évoluer le domaine nucléaire (un exemple donné a été celui des recherches du point de vue des populations non-occidentales ; la crise des missiles de Cuba du point de vue cubain…).

Les sessions peuvent être visionnées sur le site de la Carnegie2022 Carnegie International Nuclear Policy Conference, 27-28 octobre 2022..

 

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Carnegie Nuclear Policy Conference, 26-28 octobre 2022, Washington

Astrid Chevreuil

Bulletin n°103, novembre 2022



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