Créer les conditions pour le désarmement nucléaire

Lors du comité préparatoire à la conférence d’examen du TNP de 2018, la délégation américaine a remis un document de travail intitulé « Creating the Conditions for Nuclear Disarmament » (CCND)Preparatory Committee for the 2020 Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons, NPT/CONF.2020/PC.II/WP.30, Creating the Conditions for Nuclear Disarmament (CCND), Working paper submitted by the United States of America, Second session, Geneva, 25 avril 2018.

Dans un contexte d’impasse sur les questions de désarmement et de débats sur le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN), cette publication marque une volonté américaine de se réapproprier l’initiative sur le désarmement. En effet, les dernières années ont vu un discours quasiment monopolisé par les « abolitionnistes » autour des conséquences humanitaires. Vivement critiqués sur le manque de progrès dans la mise en œuvre de l’Article VI, les Etats-Unis montrent par ce projet leur souhait de davantage faire connaître leur position de manière plus constructive que réactive et en sortant d’une simple posture d’opposition. L’objectif est notamment de convaincre les Etats non-nucléaires qu’il ne faut pas se focaliser sur les chiffres et les réductions quantitatives mais travailler sur les préoccupations de sécurité qui rendent encore la dissuasion nécessaire et empêchent d’avancer sur la voie du désarmement.

Le papier proposé et discuté à Genève appelle à ouvrir un dialogue réaliste et significatif sur ces conditions nécessaires au désarmement nucléaire et propose certaines tâches indispensables en la matière, sans en faire un plan d’action précis et structuré.

Il s’intéresse en particulier à la façon dont la stabilité stratégique peut être maintenue tout au long du processus de désarmement. Cet objectif concerne surtout le stade préalable à l’élimination complète des armes nucléaires caractérisé par des arsenaux très faibles. Il s’agirait en effet dans ce contexte de s’assurer qu’un phénomène de course aux armements n’est pas relancé.

Dans ce document, la délégation américaine liste un ensemble non-exhaustif de conditions, parmi lesquelles :

  • Le respect des obligations de non-prolifération par des Etats comme la Corée du Nord et l’Iran
  • Le respect de la souveraineté et l’intégrité territoriale de chacun par tous les Etats y compris les Etats dotés
  • La dénonciation inconditionnelle du terrorisme
  • La reconnaissance par tous de l’Etat d’Israël et de son droit à exister
  • Le respect par tous du protocole additionnel de l’AIEA
  • L’acceptation d’un moratorium global sur la production de matières fissiles permettant d’envisager la mise en place d’une convention à ce sujet
  • L’acceptation par tous les Etats dotés de la logique de réduction des stocks d’armes nucléaires
  • La mise en place d’efforts de transparence sur les doctrines
  • La poursuite d’un travail coopératif sur la vérification du désarmement nucléaire permettant d’aboutir à des solutions concrètes et acceptables de tous
  • Le respect des obligations de droit international permettant de construire une dynamique de confiance nécessaire à la mise en place du désarmement
  • La réalisation de plus d’efforts en matière de sécurité nucléaire avec notamment l’adoption de standards plus élevés pour les pays exportateurs.

Le papier présenté à Genève ne parle pas de la question des essais nucléaires, un manque qui a été partiellement comblé par Christopher Ford lors d’une intervention publique donnée en Islande, dans laquelle il appelle à préserver le moratorium sur les essais et à soutenir le système de contrôle international de l’OTICEDr. Christopher Ashley Ford, « The Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons: A Well-Intentioned Mistake », Advancing Disarmament in an Increasingly Dangerous World, University of Iceland, Reykjavik, Islande, 30 october 2018..

Le texte originel fait une référence voilée au TIAN, et se pose donc en vision alternative en faveur du désarmement. Dans ce contexte, elle a été diversement appréciée. Plusieurs pays du G7 ont soutenu l’initiative américaine, et y ont fait référence publiquement dans leur déclaration officielle au Prepcom ou au Premier comité de l’AGNU à l’automne. Ainsi, les Pays-Bas ont indiqué être prêts à coopérer à un dialogue sur les « CCND ». L’ambassadeur japonais Mitsuru Kitano a de son côté jugé la démarche « fondée ». La Présidence du Prepcom a repris largement les arguments américains au paragraphe 8 de son compte-rendu des débatsPreparatory Committee for the 2020 Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons, Second session Geneva, 23 April - 4 May 2018, NPT/CONF.2020/PC.II/CRP.3, 3 mai 2018.. Cette référence a été critiquée par l’Afrique du sud et les non-alignés de manière large qui ont estimé qu’elle était trop mentionnée au regard de son soutien parmi les Etats membres.

De fait, de nombreux Etats ont rejeté l’approche des CCND. Le reproche principal concerne l’établissement d’une conditionnalité entre désarmement et sécurité, qui apparaît à certains Etats comme contraire au TNP. Ainsi, le Costa Rica a noté que l’obligation de désarmer contenue dans l’Article VI n’était ni optionnelle, ni conditionnelle. Pour l’Equateur, cette obligation ne peut s’accommoder de « si » ou de « mais » et la proposition américaine constitue une distraction au regard de la feuille de route du désarmement. Enfin, d’autres pays ont contesté le fait que le désarmement nucléaire soit présenté dans cette approche comme une responsabilité partagée entre Etats dotés et non-dotés, alors qu’ils le perçoivent comme une obligation pure et simple des Etats dotés.

L’approche CCND a été développée avec plus de détails par le Département d’Etat dans un discours de Christopher Ford publiée en octobre 2018« Where Next in Building a Conditions-Focused Disarmament Discourse? », Remarks by Dr. Christopher Ashley Ford, Assistant Secretary, Bureau of International Security and Nonproliferation, Global Enterprise to Strengthen Nonproliferation and Disarmament, Millenium Hilton, New York, NY, October 14, 2018. A cette occasion, le responsable américain a indiqué que cette nouvelle approche était le fruit d’une révision de grande ampleur de la politique de désarmement entamée lors de l’arrivée de l’administration Trump. Celle-ci a été réalisée avec le soutien de différentes administrations et de non-officiels et académiques dans un souci de débat.

Elle s’appuie sur trois postulats. Tout d’abord, le désarmement ne peut intervenir que si les pays possesseurs d’armes nucléaires estiment que c’est faisable, vérifiable, durable et sûr. Cela requiert une modification profonde de l’environnement sécuritaire actuel encore caractérisé par les rivalités et la conflictualité. Il faut donc avant tout changer ce paysage pour ensuite pouvoir considérer se débarrasser des armes nucléaires.

Les Etats-Unis restent assez flous sur les termes concrets de mise en œuvre de cette approche. Plusieurs mécanismes ont été suggérés, de manière non-priorisée, souvent complémentaires, et comme des propositions ouvertes à la communauté de partenaires en interne et en externe. L’administration se propose de donner plus de précisions dans les mois qui viennent. A ce jour, les pistes émises par le Département d’Etat intègrent notamment :

  • Répliquer et étendre le concept d’ateliers et de table-rondes organisés en interne aux Etats-Unis à l’ensemble des partenaires en favorisant l’interdisciplinarité
  • Reproduire le modèle de l’IPNDV sur des sujets précis liés aux conditions listées
  • Travailler autour de forums régionaux (Asie du Nord Est, Europe de l’Est et du Centre, Moyen Orient, …)
  • S’inspirer du mécanisme informel de la PSI ou du GICNT
  • S’interroger sur le rôle de la conférence du désarmement dans la mise en place d’une telle dynamique.

L’approche à CCND a été discutée lors du Premier comité des Nations Unies, avec notamment une référence voilée dans le projet de résolution A/C.1/73/L.54 soutenue par un ensemble d’Etats européens« Agir dans l’unité, avec une détermination renouvelée, en vue de l’élimination totale des armes nucléaires », A/C.1/73/L.54, adoptée par 160 voix, 4 contre et 24 abstentions, A/C.1/73/L.54, Soixante-treizième session Première Commission, 19 octobre 2018. Le paragraphe 6. « encourage tous les États à poursuivre un dialogue sérieux afin de faciliter la prise de mesures pratiques, concrètes et efficaces sur le désarmement nucléaire et la non-prolifération et demande que des efforts soient faits pour favoriser un dialogue dans le cadre de débats interactifs permettant aux États de mieux comprendre la situation et d’élaborer des mesures pour faire face aux conditions de sécurité et améliorer la confiance entre eux ».. Cette résolution a été présentée comme un pont visant à trouver des points d’accord entre les différentes parties du TNP. Elle a néanmoins été rejetée par les Etats les plus « abolitionnistes » comme l’Autriche qui lui reprochent d’être trop critique du TIAN et de rendre l’obligation de désarmer « conditionnelle ». Les Etats nucléaires se sont également abstenus. La France a regretté la référence aux conséquences humanitaires, les Etats-Unis ont estimé que les références à la sécurité n’étaient pas adaptées aux enjeux actuels« Sending 24 Resolutions, Decisions to General Assembly, First Committee Tackles Range of Nuclear Concerns, including New Atomic-Bomb-Free Zone in Middle East », GA/DIS/3615, Assemblée générale des Nations Unies, 1er novembre 2018..

Cet échec à trouver un consensus ne doit pas amener à condamner d’emblée une initiative dont les contours restent largement à définir. George Perkovich a à ce titre utilement relevé des questionnements soulevés par le projet et sur lesquels des axes de travail pourraient être engagésGeorge Perkovich, « Will You Listen? A Dialogue on Creating the Conditions for Nuclear Disarmament », Carnegie Endowment for International Peace, 2 novembre 2018.. Il requiert cependant de pointer les écueils évidents de l’initiative. Tout d’abord, les Etats-Unis semblent manquer de crédibilité pour se lancer dans un tel programme à un moment où le gouvernement remet en cause des accords tels que le JCPOA et le FNI. De plus, certains craignent que Washington cherche par ce projet à sortir du désarmement par étape représenté par le plan d’actions adopté à la conférence d’examen de 2010. Bien que la mise en œuvre de ce plan ait été très contestée, un grand nombre d’Etats demeuraient attachés à cette vision graduelle du désarmement. Les Etats dotés ont accusé le TIAN d’être une distraction dans le processus de désarmement. Désormais, ce sont les « abolitionnistes » qui jugent cette nouvelle initiative américaine comme « distrayant » de la vision en faveur du désarmement contenue dans l’Article VI.

Enfin, un Etat comme l’Irlande a estimé que cette approche, qui s’auto-qualifie de « réaliste », « pratique » et « pragmatique » s’appuyait en réalité sur une utopie : l’émergence d’une amélioration des conditions de sécurité telle qu’elle permettrait enfin le désarmement. De manière anecdotique, on pourra s’interroger sur la pertinence d’avoir retenu pour sigle CCND celui d’une des plus grandes campagnes abolitionnistes de la guerre froide, la Christian Campaign for Nuclear Disarmament britannique…

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Créer les conditions pour le désarmement nucléaire

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°60, décembre 2018



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