Les dernières heures du Traité FNI ?
Observatoire de la dissuasion n°60
Emmanuelle Maitre,
décembre 2018
Le 4 décembre 2018, à Bruxelles, le secrétaire d’Etat Michael Pompeo a clarifié la position américaine concernant le Traité FNI. En effet, le 20 octobre, le Président Trump avait annoncé vouloir se retirer du Traité. Les Etats-Unis n’avaient cependant pas indiqué quelle procédure et quel calendrier seraient suivis pour leur retrait. C’est désormais chose faite. En effet, M. Pompeo a indiqué que dans 60 jours (c’est-à-dire le 2 février 2019), les Américains signifieraient leur retrait à Moscou. Celui-ci sera effectif après un préavis de six moins. Washington se réserve la possibilité de revenir sur sa décision dans les 60 prochains jours si la Russie se met en conformité avec ses obligations au titre du FNIPress Availability at NATO Headquarters, Michael R. Pompeo, Secretary of State, Brussels, Belgium, 4 décembre 2018.. Selon la presse, c’est sous l’influence des Alliés de l’OTAN et principalement d’Angela Merkel que l’administration aurait décidé d’accorder ce « sursis » au Traité FNIMichael Birnbaum et John Hudson, « Trump administration gives Russia an ultimatum on Cold War-era arms treaty », The Washington Post, 4 décembre 2018..
Les officiels américains qui se sont exprimés sur ce sujet se sont montrés peu optimistes sur un possible dénouement heureux de la criseAinsi, Mike Pompeo, op. cit. « We’ve talked to the Russians a great deal. We’re hopeful they’ll change course, but there’s been no indication to date that they have any intention of doing so. » Amb. Jon Huntsman : « No one believes, nor is there any reason to believe, that Russia is going to re-solve this problem – of its own creation, by the way – and come back into compliance […] But we should be clear: Russia has not shown any indication so far that it seeks to return to full compliance. ». Néanmoins, ils ont spécifié ce qu’ils considéreraient comme mettant fin à la violation russe. Pour Andrea Thompson, sous-secrétaire d’Etat à la maîtrise des armements et à la sécurité internationale, il s’agirait de « se débarrasser du système [missile], se débarrasser du lanceur, ou changer le système pour qu’il ne dépasse pas la portée autorisée ». Elle a appelé à ce que des observateurs puissent vérifier sur le terrain cette modification ou éliminationJon M. Huntsman et Andrea L. Thompson, Briefing on the Intermediate-Range Nuclear Forces Treaty (INF), via Teleconference, State Department, 6 décembre 2018..
Ces déclarations officielles américaines, ainsi que les réponses russes, ont permis de confirmer certaines hypothèses sur le système incriminé. Ainsi, cela fait plusieurs mois que les Américains ont indiqué que le missile non-conforme était le missile de croisière SSC-8 ou 9M729 dans sa dénomination russeDirector Of National Intelligence Daniel Coats On Russia’s Intermediate-Range Nuclear Forces (INF) Treaty Violation, Office of the Director of National Intelligence, 30 novembre 2018.. Ce missile partagerait de nombreuses caractéristiques avec le SLCM mixte Kalibr mais serait affecté à des lanceurs terrestres mobiles. Il aurait également une ressemblance forte avec l’IskanderIdem.. Sa longueur serait de 6 à 8 mètres et son diamètre de 0,533 mètreMissile Defense Project, « SSC-8 (Novator 9M729) », Missile Threat, Center for Strategic and International Studies, 23 octobre 2018 mis à jour le 10 décembre 2018.. La portée serait au maximum de 2500 km« Ballistic and Cruise Missile Threat », National Air and Space Intelligence Center, NASIC-1031-0985-17, juin 2017, version non-corrigée publiée par la FAS.. Fabriqué par le missilier Novator, le système bénéficierait également d’un système de guidage développé par GosNIPPJeffrey Lewis, « Russian Cruise Missiles Revisited », Arms Control Wonk, 27 octobre 2015.. Il aurait été développé vers 2005 et pourrait emporter une charge conventionnelle ou nucléaireDirector Of National Intelligence Daniel Coats On Russia’s Intermediate-Range Nuclear Forces (INF) Treaty Violation, op. cit..
La question du lanceur est essentielle : celui-ci ressemblerait au TEL de l’Iskander-M (9P78-1), mais serait distinctMichael R. Gordon, « Russia Deploys Missile, Violating Treaty and Challenging Trump », New York Times, 14 février 2017.. Il existe néanmoins des doutes sur cette question aux implications importantesMissile Defense Project, op. cit..
Les Etats-Unis ont également rendu public ce qu’ils considèrent comme l’historique des essais du missile. Ces essais auraient eu lieu sur le site de Kasputin Yars. Moscou aurait initialement (avant 2010) testé le missile sur une portée « bien supérieure à 500 km » depuis un lanceur fixeMichael R. Gordon, « As One Arms Treaty Falls Apart, Others Look Shakier », Wall Street Journal, 7 décembre 2018.. Ce type d’essai est autorisé au titre du FNI pour permettre de mettre au point des systèmes de type SLCM et ALCM. Le même missile aurait ensuite été tiré depuis un lanceur mobile sur une portée volontairement réduite.
En février 2017, des officiels américains avaient laissé entendre que deux bataillons de SSC-8 avaient été déployés. L’un serait sur la base de Kasputin Yars et l’autre sur une autre base opérationnelle inconnue. Chaque bataillon aurait quatre lanceurs, et chaque lanceur, six missiles. L’administration américaine estime ainsi que moins de cent missiles ont été produitsMissile Defense Project, op. cit..
Washington a estimé qu’ayant démontré sa capacité à excéder les 500 km limités, l’ensemble du système violait le FNI et devait donc être éliminéJon Wolfstahl, « It’s Not Too Late to Save the INF Treaty », Foreign Policy, 7 décembre 2018.. La Russie profite de l’absence de preuve irréfutable d’un essai du 9M729 sur une distance prohibée depuis un lanceur mobile pour estimer que les deux systèmes sont différentsPavel Podvig, « What was so secret? United States presents its theory of the INF violation », Russian Strategic Nuclear Forces, 1 décembre 2018..
Pour autant, les Etats-Unis disposeraient de preuves claires que le missile testé sur les deux lanceurs serait bien le même, preuves prenant notamment la forme d’images satellite« USA legen Nato-Partnern Beweise gegen Russland vor », Spiegel Online, 30 novembre 2018.. Ces informations, ainsi que des données sur les entreprises russes impliquées dans le programme, ont été partagées avec les alliés de l’OTAN le 30 novembre 2018. Elles ont été jugées convaincantes par les 28 membres, qui ont publié un communiqué approuvant le jugement américain le 4 décembre 2018Déclaration concernant le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), Communiqué de presse (2018) 162 publié par les Ministres des Affaires étrangères des pays de l’OTAN, Bruxelles, le 4 décembre 2018.
Les Pays-BasKabinet: Rusland schendt INF-verdrag, Onze Referentie DVB/NW-130/2018, Hans de Vreij's blog, 27 novembre 2018. et l’Allemagne« USA legen Nato-Partnern Beweise gegen Russland vor », op. cit. ont également séparément fait preuve de leur conviction d’une violation russe, les Pays-Bas précisant que ce jugement provenait d’une évaluation indépendante.
Suite à ces précisions, la Russie a offert une version tout autre. En effet, elle a indiqué que le 9M729 était une version améliorée de l’Iskander-M, version dotée d’une tête plus performante. Le missile aurait pour portée maximale celle testée le 18 septembre 2017, à savoir 480 km. Le système d’approvisionnement du missile ne permettrait pas de le faire voler sur une distance réduite en ne remplissant pas les réservoirs de carburantDeputy Foreign Minister Sergey Ryabkov’s briefing on developments involving the INF Treaty, Ministère des affaires étrangères, Moscou, 26 novembre 2018..
D’ici à mars, il est plus que probable que Washington confirme son retrait du Traité FNI. Que se passera-t-il à l’issue de cette annonce ? John Bolton aurait selon le Washington Post d’ores et déjà fait circulé un mémo demandant le « développement et déploiement au plus vite de missile de croisière lancés depuis le sol »Michael Birnbaum et John Hudson, op. cit.. Néanmoins, il sera sans doute difficile de convaincre un Congrès redevenu partiellement démocrate et les laboratoires américains déjà largement occupés par la modernisation de la Triade de soutenir un nouveau programme de ce type. Côté russe, Vladimir Poutine a nié toute violation. Il a indiqué comprendre la volonté américaine de se doter de missiles de portée intermédiaire mais a prévenu que si Washington décidait de développer un tel système, Moscou en ferait autant« Russia opposes breaking INF Treaty but will have to respond if US withdraws, says Putin », TASS, 5 décembre 2018..
Interrogé par la presse, le Ministre délégué Ryabkov a estimé que la procédure de suspension américaine n’avait pas de sens car elle n’était pas prévue par le Traité : les Russes se tiendraient donc liés par le FNI jusqu’à ce que les Américains déploient un système prohibé. Dans le court terme, la Russie mène une offensive diplomatique pour convaincre de sa bonne foi avec une résolution proposée à l’Assemblée générale des Nations Unies en soutien au Traité FNIRadina Gigova et Madeline Holcombe, « Russia proposes UN resolution to preserve INF treaty », CNN, 15 décembre 2018.. Des propositions de dialogue ont été relayées au plus haut niveau« Россия готова обсуждать с США взаимные инспекции по ДРСМД », RIA Novosti, 14 décembre 2018., mais il ne semble pas que des propositions d’inspection bilatérales aient été offertes« Russia claims US ignoring outreach on nuclear disagreement », AP, 15 décembre 2018.. Par ailleurs, des officiels russes ont indiqué leur conviction selon laquelle Washington aurait pris une décision politique immuable, quel que soient les preuves apportées par la Russie« США для себя уже все решили », Коммерсантъ, n°234, 19 décembre 2018..