Le débat américain sur le non-emploi en premier et le sole purpose
Observatoire de la dissuasion n°85
Bruno Tertrais,
avril 2021
Le rapport de l’Institute for Defense Analyses (IDA) No-First Use of Nuclear Weapons: A Policy AssessmentWilliam A. Chalmers et al., No-First Use of Nuclear Weapons: A Policy Assessment, Institute for Defense Analyses, janvier 2021., commandé par le Pentagone à l’un de ses principaux centres de recherches sous contratFederally Funded Research and Development Centers, FFRDCs., répond à une demande du Congrès inscrite dans la loi sur le budget de la défense pour l’année fiscale 2020L’étude comprend une annexe classifiée, consacrée à la structure de forces américaines. . Les arguments sur les bénéfices et les coûts des politiques de non-emploi en premier sont bien connus. La valeur de ce rapport est de les développer et de les systématiser. Ses conclusions étant fermes, on peut s’attendre à ce qu’il soit largement utilisé dans les débats qui auront lieu à Washington sur le sujet dans les prochains mois.
- Le rapport a raison de souligner que l’adoption d’une doctrine de non-emploi en premier d’induirait pas nécessairement de conséquences sur la posture et la structure de forcesLes auteurs mettent toutefois en garde contre une analyse trop rapide – et courante dans le débat américain – qui associerait trop vite le non-emploi en premier à la suppression de la composante sol-sol : (i) une première frappe pourrait être délivrée par d’autres moyens, (ii) les ICBMs américains pourraient être employés en riposte, (iii) une capacité de frappe rapide peut ouvrir d’autres options que celle de la première frappe. . On ajoutera cependant qu’un non-emploi en premier « pur et dur », qui serait strictement traduit en planification, impliquerait d’accorder une importance particulière à la protection des forces et à la résilience des communications. C’est sans doute ce à quoi le rapport fait allusion en avertissant que les changements nécessaires « seraient probablement plus coûteux et plus complexes que ce à quoi l’on s’attend ».
- Les coûts en seraient significatifs. L’adoption d’une telle doctrine conduirait à accroître l’inquiétude des alliés les plus proches (OTAN, Asie – notamment Europe orientale et Japon), ce qui impliquerait pour les Etats-Unis de chercher des mesures de « compensation ». En revanche, il est peu probable que l’adoption d’une politique de non-emploi en premier par les Etats-Unis soit déterminante dans la réflexion pouvant mener à une démarche de prolifération nationale par un allié protégé.
- Les bénéfices en seraient incertains. (i) Comme le montre à la fois l’expérience historique (Chine, Union soviétique ante 1993, Inde) et les réflexions en cours en Russie et en Chine, les adversaires potentiels des Etats-Unis ne croiraient pas à la sincérité de l’engagement américain, et chercheraient à exploiter les tensions qui en résulteraient au sein des alliances. Les bénéfices pour la stabilité de crise seraient inexistants. Une telle politique pourrait même encourager l’aventurisme russe ou chinois. (ii) L’effet net sur la non-prolifération nucléaire serait « au mieux incertain, au pire passager ».
Le rapport précise prudemment que « les obstacles à une politique crédible de non-emploi en premier apparaissent massifs ». Sa conclusion implicite est que le non-emploi en premier est une dangereuse illusion. Le rapport de l’IDA ne traite malheureusement pas de la question du sole purpose (« vocation unique » ou « seul dessein »). Un long article réfléchi des analystes Vipin Narang et Ankit Panda tente justement de mieux cerner les différences possibles entre ces deux conceptsVipin Narang et Ankit Panda, « Sole Purpose Is Not No First Use », War on the Rocks, 22 février 2021.. « Sole Purpose Is Not No First Use » distingue ainsi le premier (une déclaration politique) du second (une doctrine d’emploi), suggérant ainsi que l’adoption d’une politique de sole purpose n’empêcherait pas l’Amérique d’avoir recours la première à l’arme nucléaire et laisserait suffisamment de marge de manœuvre à un président américain. « Le [concept de] seul dessein est, comme son nom l’indique, une déclaration relative à la justification de la possession d’un arsenal nucléaire par les Etats-Unis, et non pas relative à la manière dont ils l’emploieraient. Prise au pied de la lettre, elle n’impose pas de contraintes de politique d’emploi, comme le ferait une politique de non-emploi en premier ».
Les auteurs proposent et discutent trois formulations possibles :
- « Sole Purpose 1 : The sole purpose of the U.S. nuclear arsenal is to deter — and, if necessary, to retaliate against — a nuclear attack against the United States and its allies.
- Sole Purpose 2 : The sole purpose of the U.S. nuclear arsenal is to deter nuclear attacks against the United States and its allies.
- Sole Purpose 3 : The sole purpose of the U.S. nuclear arsenal is to deter significant strategic attacks, including nuclear attacks, against the United States and its allies. »
La deuxième formulation aurait leur préférence, en ce qu’elle maintiendrait à leurs yeux la robustesse de la dissuasion élargie (NB : ce qui se discute, mais, selon eux, la première serait trop rigide et la troisième, à l’inverse, trop peu innovante).
Les auteurs ajoutent – en phase avec la publication précédente – qu’à l’inverse d’une déclaration de non-emploi en premier, celle du sole purpose n’implique pas de transformations fondamentales dans la structure de forces pour être crédible.
Une formulation de sole purpose qui se démarquerait explicitement du non-emploi en premier aurait sans doute peu d’impact stratégique – que ce soit sur les adversaires des Etats-Unis, sur leurs alliés, ou sur la communauté du désarmement. L’argumentaire et les réflexions de MM. Narang et Panda seront toutefois utiles à une administration Biden qui tentera dans les mois qui viennent de réconcilier ses préférences idéologiques avec son intention affichée de réparer et reconstruire les alliances de l’Amérique.