Les États-Unis et le « Trident à faible énergie » : quand le Département d’Etat fait de la stratégie nucléaire

Il est très rare que le Département d’Etat s’aventure de manière approfondie dans le domaine de la stratégie nucléaire, et peu probable que cela aurait été le cas en 2020 en l’absence de Chris Ford, un « intellectuel-diplomate » rompu à l’analyse stratégique. Le document publié le 24 avril 2020 est consacré à la question du Low-Yield Trident (système d’armes Trident-2D5 / W76-2) qui a fait couler beaucoup d’encre depuis 2018Office of the Undersecretary of State for Arms Control and International Security, Strengthening Deterrence and Reducing Nuclear Risks : The Supplemental Low-Yield US Submarine-Launched Warhead, Departement of State, 24 avril 2020.. Détaillé, le document se compose d’une préface de M. Ford et d’une analyse signée du Bureau de la maîtrise des armements, de la vérification et de du respect, mais qui porte à l’évidence la patte de son responsable.

Il reprend la justification initiale donnée par la NPR de 2018 de ce nouveau système d’arme – le déploiement de nouveaux moyens russes « non-stratégiques » à double capacité – mais ajoute, de manière intéressante, que le raisonnement de la NPR serait également valable pour la Chine. (Rappelons que la plus grande opacité règne sur les capacités duales chinoises à courte et moyenne portée et qu’il n’existe, de l’avis de la quasi-totalité des analystes, aucune certitude quant à leur dotation éventuelle en armes nucléaires.) Il traite ainsi la Chine sur un pied d’égalité avec la Russie, y compris en alléguant que « la modernisation chinoise comprend également l’exploration de [formules] d’armes nucléaires de faible énergie ».

Un défi se présenterait donc aux Etats-Unis. Pour y répondre, le document rejette deux stratégies fallacieuses ou coûteuses, les « représailles massives » systématiques, et la « réponse en miroir » qui consisterait à riposter exactement par les mêmes moyens et au même niveau. Il précise qu’il s’agit d’assurer la dissuasion dans ce que l’on pourrait appeler la « zone grise » qui sépare le niveau « indiscutablement stratégique » (tir de territoire central à territoire central) du niveau « clairement de théâtre » (tir d’un territoire tiers sur un territoire tiers). Le but recherché est à la fois :

  • d’affermir la dissuasion générale en temps de paix : un Etat adverse ne doit pas « calculer que les Etats-Unis ne possède pas d’options de riposte proportionnée garantie et pourrait ainsi capituler ».
  • de préserver la liberté d’action des Etats-Unis en temps de crise : en donnant au président les moyens de riposter, s’il choisit cette option, de manière proportionnée (maîtrise de l’escalade).

L’analyse du Département d’Etat déroule le raisonnement ayant conduit au choix de ce type particulier de système d’arme : d’un côté, les inconvénients des systèmes à courte et moyenne portée sol-sol ; de l’autre, la disponibilité immédiate des MSBS (alors que les forces aériennes doivent être « générées »), leur aptitude à la survie, leur forte capacité de pénétration. Elle rappelle que l’aviation stratégique ou de théâtre peut être affectée à d’autres missions, et qu’en outre, dans certaines circonstances, une riposte très rapide pourrait être exigée. Revenant à l’argumentation initiale – c’est d’abord de dissuasion qu’il s’agit – elle précise que « cette capacité contribue à empêcher la Russie de calculer, à tort, que les Etats-Unis n’auraient pas les moyens d’atteindre ses objectifs politico-militaires après une attaque nucléaire limitée contre l’OTAN ». Elle précise en outre que l’option retenue est peu coûteuse et a pu être mise en place rapidement (ce qui a été fait en deux ans).

Pas plus que d’autres textes officiels, il ne mentionne aucun exemple d’objectif. Mais il précise : « les dirigeants de tout pays qui choisirait d’employer des armes nucléaires contre les Etats-Unis et ses alliés d’une manière limitée ne doivent pas pouvoir se dire que l’Amérique s’interdirait certains objectifs de haute valeur dès lors qu’ils n’ont pas procédé à des tirs sur le territoire américain » (ce qui semble impliquer qu’un tir purement symbolique, de démonstration de capacité, serait exclu). En outre, il rappelle les principes qui guideraient alors la planification :

  • Rétablir la dissuasion : la planification tiendrait compte des intentions adverses présumées et tenterait d’allier, dans sa riposte, « détermination » (resolve) et « modération » (restraint).
  • Tenir compte des éventuelles opérations classiques en cours : la planification ne doit pas affecter ces opérations, et peut – le cas échéant mais en tout état de cause sans qu’un effet tactique soit recherché – y aider.  

Enfin, l’analyse s’attache à démonter l’objection dite de la « discrimination » (impossibilité pour l’adversaire, au lancement, de connaître la nature limitée de la frappe) en rappelant : que la composante aérienne est elle aussi dotée d’une gamme d’options en termes d’énergie ; qu’au vu du caractère public des décisions prises, les adversaires des Etats-Unis ne sauraient partir du principe qu’un tir de MSBS serait nécessairement une frappe massive ; et qu’il n’y a aucune raison stratégique de riposter massivement, dès la détection du départ du missile, au tir d’un seul missile : Moscou, en particulier, saurait qu’un seul missile – même s’il était doté de plusieurs têtes de forte énergie – ne pourrait porter atteinte de manière significative à sa capacité de riposte (missiles et C3).

Contestés par nombre d’analystes américains opposés à la politique de l’administration Trump, ces raisonnements ne peuvent guère être pris en défaut du point de vue de la logique stratégique. C’est pourtant ce que fait l’un – des plus raisonnables – d’entre eux, George Perkovich, dans un commentaire publié le 6 maiGeorge Perkovich, Critiquing the State Department’s Nuclear Posture Clarification, Carnegie Endownment for International Peace, 6 mai 2020.. Il est vrai que M. Perkovich s’intéresse avant tout au langage proposé par M. Ford quant aux circonstances dans lesquelles les Etats-Unis pourraient riposter à une attaque non-nucléaire par des moyens nucléaires. Il reproche ainsi à l’auteur d’être avare de précision en ce qui concerne le type d’agression non-nucléaire susceptible de « faire des ravages » (wreak havoc) du même ordre que ceux d’une attaque nucléaire. Contrairement à nombre de critiques, toutefois, M. Perkovich ne s’arc-boute pas sur la question de l’énergie de l’arme W76-2 et en comprend l’intérêt. Cela étant posé, il prétend mettre alors l’administration Trump devant ses contradictions : si les armes « de faible énergie » sont plus crédibles… pourquoi alors disposer de plusieurs milliers d’armes « de forte énergie » ?

L’administration Trump – ou plutôt, en l’espèce, M. Ford, qui y fait figure d’exception à bien des égards – doit être saluée pour cet effort de transparence et de pédagogie sur ce sujet complexe. Toutefois, elle prend aussi le risque d’attirer de nouveau l’attention sur une capacité controversée, probablement utile mais dont le caractère central pour la prévention d’un conflit nucléaire impliquant les Etats-Unis n’est pas démontré.

 

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Les États-Unis et le « Trident à faible énergie » : quand le Département d’Etat fait de la stratégie nucléaire

Bruno Tertrais

Bulletin n°76, mai 2020



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