Etats-Unis : vers la NPR 2018

Attendue pour le début de l’année 2018, la Nuclear Posture Review de l’administration Trump n’est pas encore officiellement parue à l’heure où ces lignes sont écrites mais une première version, dite « pré-décisionnelle »Nuclear Posture Review, Department of Defense, janvier 2018., a été livrée dans la presse. Pour mémoire, la Nuclear Posture Review (NPR) est un objet caractéristique de la fin de la guerre froide, production collective sous l’égide du département américain de la défense (DoD) destinée à réévaluer ce que doit être le rôle des armes nucléaires dans la stratégie de sécurité des États-Unis dans un environnement international en évolution rapide« The Nuclear Posture Review was chartered in October 1993 to determine what the role of nuclear weapons in U.S. security strategy should be. » Department of Defense archives, The Nuclear Posture Review. La première NPR fut approuvée par le président Clinton en septembre 1994. La version qui devrait officiellement être présentée au mois de février de cette année sera la quatrième édition du document après celles de 2002 (présidence George W. Bush) et de 2010 (présidence Barack Obama)Nuclear Posture Review Report, DoD, avril 2010.

En l’absence d’une version officielle, l’on se bornera ici à fournir une lecture synthétique de la version officieuse mise en ligne à la mi-janvier. Dans un article d’Ashley Feinberg pour le Huffington PostAshley Feinberg, « Exclusive: Here Is A Draft Of Trump’s Nuclear Review. He Wants A Lot More Nukes. », The Huffington Post, 11 janvier 2018. publié le 11 janvier 2018, un « brouillon » (draft) de la version non classifiée de la NPR 2018 a en effet été proposé, document de quarante-sept pages qu’il conviendra de comparer à la version officielle quand cette dernière sortira. Pour l’heure, ni le département de la Défense ni la Maison Blanche n’ont souhaité se prononcer sur ce premier texte.

Officiellement commandée au DoD par le Président Trump le 27 janvier 2017, la nouvelle NPR a fait couler beaucoup d’encre à mesure que se précisaient pour les observateurs attentifs les contours de la politique de sécurité et de défense américaine au long de l’année passée.

Préface

La préface signée par le secrétaire à la Défense offre la perception d’un environnement de sécurité dégradé qui ne permet pas de poursuivre sur la voie du désarmement dans la perspective d’un monde un jour exempt d’armes nucléaires : les « compétiteurs stratégiques » des Etats-Unis n’ont pas suivi l’exemple américain sur cette voie, « le monde est plus dangereux, pas moins ». En filigrane, ce sont bien les « aspirations » de l’administration Obama qui ont été démenties par l’évolution de ce que l’on pourrait appeler la sphère réelle de la sécurité, et l’argument de l’exemplarité qui est battu en brèche. « Il faut voir le monde tel qu’il est et non tel que nous souhaiterions qu’il soit » ajoute le préfacier après avoir désigné les cinq menaces nucléaires croissantes à la sécurité des Etats-Unis : Russie, Chine, Corée du Nord, Iran, groupes terroristes. Dans ce contexte, la NPR 2018 se fixerait pour objectif de « réaligner la politique nucléaire [des Etats-Unis] avec une évaluation réaliste des menaces contemporaines (…) » que caractérise également une forte dose « d’incertitudes », ce pourquoi le document introduit une « stratégie nucléaire » nécessairement « flexible et modulable »« Tailored », littéralement « taillée sur mesure », peut ici être traduit soit par « modulable » soit par « ajustée ».. Le Président des Etats-Unis doit en effet pouvoir adapter son approche dissuasive selon les circonstances et le type d’adversaire. Le secrétaire à la Défense Mattis rappelle également que pour tout Président en fonction, l’usage de l’arme nucléaire ne peut s’envisager que dans des « circonstances les plus extrêmes », afin de « protéger les intérêts vitaux » du pays, comme ceux de ses « alliés et partenaires ».

« En aucune manière, tient à rappeler James Mattis dans sa préface, l’approche [de cette NPR] n’abaisse le seuil nucléaire », tâchant en cela de répondre d’emblée à la crainte principale qui s’est faite jour au fil des mois dans de nombreuses chancelleries ainsi que dans la communauté internationale de l’arms control. Au contraire, ajoute-t-il, en démontrant aux adversaires que même « un usage limité des armes nucléaires » contre les intérêts américains sera plus coûteuse qu’ils ne l’envisagent, la nouvelle stratégie des Etats-Unis contribue à relever ce seuil. Il est remarquable que cet argument s’adresse au premier chef très directement aux stratèges et décideurs russes selon la perception américaine des derniers éléments de doctrine nucléaire du pays.

La triade nucléaire est maintenue. Mais il s’agit de la « recapitaliser ». Pour cela, les investissements nécessaires n’ont selon les auteurs pas été réalisés par les précédentes administrations. La maintenance de la triade représente 3% du budget annuel de la défense. Il faudra ajouter 3 à 4% annuellement sur une décennie pour remplacer les systèmes en cours de vieillissement. Ce sera la première priorité du DoD.

Les objectifs d’arms control, de non-prolifération et de sécurité nucléaires ne sont pas oubliés, se défend James Mattis, mais il sera extrêmement difficile d’envisager à court terme des réductions dans l’arsenal au vu de « l’environnement actuel ». L’ensemble de ce nouvel examen se fonde sur cette « vérité fondamentale »« Bedrock truth » : le rôle des armes nucléaires est de dissuader une attaque nucléaire, de prévenir une guerre nucléaire de grande échelle entre Etats nucléaires, de lutter contre la prolifération en ne fournissant pas aux alliés des Etats-Unis de raisons de se doter de l’arme nucléaire.

Synthèse

L’élimination des armes nucléaires demeure l’objectif de long-terme affiché. Cette élimination devra s’envisager « prudemment. » Cependant que les Etats-Unis œuvraient à réduire la quantité et la place des armes nucléaires, en particulier depuis la NPR 2010, d’autre Etats, « y compris la Russie et la Chine, sont allés dans le sens opposé » : nouvelles capacités, accroissement de la place des armes nucléaires dans les stratégies et la planification, comportement de plus en plus agressif, y compris dans l’espace extra-atmosphérique et dans le cyberespace. Mention est faite de la Corée du Nord et de l’Iran qui certes se tient aux limites fixées par le plan d’action conjoint sur le nucléaire adopté en juillet 2015 mais pourrait se doter de l’arme nucléaire en « une année » si le pouvoir politique le décidait. Cette mention d’une menace généralement qualifiée de « latence nucléaire » est remarquable et inhabituelle, en particulier ce très faible préavis d’une année.

Les menaces auxquelles le document fait mention sont nucléaires, chimiques, biologiques, conventionnelles, spatiales, cyber, et non-étatiques. Ces menaces sont dites mêlées. Elles caractérisent l’évolution rapide de l’environnement stratégique depuis la formulation de la NPR 2010. En réponse à cet éventail large de menaces, les capacités nucléaires des Etats-Unis doivent désormais être « flexibles », « adaptables » et « résilientes » pour protéger les Etats-Unis, ses alliés et partenaires et pour promouvoir la stabilité stratégique.

Les capacités nucléaires des Etats-Unis ne sauraient prévenir toutes formes d’agression mais elles contribuent de manière unique à la dissuasion de l’agression armée, qu’une telle agression soit nucléaire ou non nucléaire. Elles répondent précisément à quatre objectifs complémentaires :

  1. La dissuasion d’une attaque nucléaire et non nucléaire
  2. L’assurance des alliés et partenaires
  3. La réalisation des objectifs des Etats-Unis en cas d’échec de la dissuasion
  4. La capacité de protection face à un futur incertain

La prévention de la prolifération et la sécurité nucléaires sont des objectifs secondaires également mentionnés. Il est de ce point de vue remarquable qu’un paragraphe entier explique que le terrorisme nucléaire, dans la mesure où il nécessite le concours d’un Etat, entre dans le champ des menaces que traite la dissuasion nucléaire. S’agissant de la triade stratégique dont le maintien est revendiqué, le document mentionne un besoin croissant de « diversité » et de « flexibilité ». Le programme en cours visant à soutenir et à remplacer les capacités pointe à 6,4% du budget de la défense, soit 4% de plus que le budget de « maintenance et opérations » annuel actuel qu’il compare avec les 13,9% du budget de la défense réalisés par des investissements similaires au cours des années 1980. Le document rappelle qu’il s’agira en tout état de cause de 1% du budget fédéral (3,2% dans les années 1980).

Dans ce contexte, la nouveauté principale et attendue de la NPR 2018 réside au premier chef dans l’ajout d’éléments réputés garantir une plus grande flexibilité à la triade. Il s’agit ici de pouvoir répondre à une menace d’emploi nucléaire de basse intensité en particulier de la part de la Russie à l’aide de moyens de faible puissance (low-yield) pour préserver la crédibilité de la dissuasion en cas d’agression dite « régionale » : maintien voire augmentation des bombardiers nucléaires et aéronefs à double capacité, modification à court terme d’un petit nombre de têtes SLBM, programme à plus long terme d’acquisition d’un SLCM nucléaire.

Par ailleurs, la modernisation du C3« Nuclear Command, Control and Communication » est détaillée ainsi que le calendrier de la modernisation des infrastructures entre 2019 et 2031, avec une insistance particulière sur un sens de l’urgence en la matière« All previous NPRs highlighted the need to maintain a modern nuclear weapons infrastructure, but the United States has fallen short (…). ». Enfin sans surprise, les perspectives d’arms control sont dites très limitées : pas de processus de ratification du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) mais maintien du moratoire sur les essais, possibilité d’extension de « New START » de cinq années supplémentaires jusqu’à 2026, engagement dans un ordre du jour prudent, accusation de la Russie pour ses violations de plusieurs traités et autres engagements d’arms control, mention de la Corée du Nord et de l’Iran comme menace et menace potentielle, respectivement. Tout effort d’arms control à l’avenir devra accroître la sécurité des Etats-Unis, de ses alliés et partenaires, être vérifiable et « applicable »« Enforceable » : applicable ou exécutoire. Cette mention d’applicabilité, ou de force exécutoire est inédite et devra être confirmée dans la version officielle. Le cas échéant, il s’agira de la détailler.

Premières réactions

L’on se souvient que la NPR 2010 avait été introduite par un discours prononcé par le président Obama à Prague le 5 avril 2009 annonciateur d’un « souffle » devant conduire le monde sur la voie de l’abolition des armes nucléaires. Ainsi, le document était alors appréhendé avec confiance, voire espéré par nombre d’observateurs aux Etats-Unis et partout dans le monde. Pour autant, la formulation de la version 2018 non encore certifiée se situe dans la lignée de la NPR 2010 dans une large mesure, et ne saurait constituer une révolution conceptuelle en tant que telle. Il s’agira naturellement de comparer dans le détail les formulations des versions 2010 et 2018.

Néanmoins, et a contrario, cette fois les premières réactions outre-Atlantique sont généralement très négatives. Trois grandes critiques sont adressées au document pré-décisionnel : l’extension théorique du champ d’emploi en premier de l’arme nucléaire, les nouvelles options capacitaires de basse puissance, le développement de missiles de croisière à capacité nucléaire.

Ces critiques se retrouvent de façon synthétique dans celle du Bulletin of Atomic Scientists (BAS) qui donne un peu le ton général : avancées le 25 janvier 2018 de deux minutes trente à deux minutes avant minuit, les aiguilles de « l’Horloge de l’Apocalypse » ont pris acte de la version pré-décisionnelle de la NPR« Doomsday Clock » : Pour mémoire, l’instrument fut créé en 1947 par des universitaires de Chicago pour indiquer le degré de proximité d’une guerre nucléaire mondiale. A la création de l’Horloge, les aiguilles étaient pointées sur 23h53.. Les éditeurs du BAS affirment ainsi : « The Trump administration’s Nuclear Posture Review appears likely to increase the types and roles of nuclear weapons in US defense plans and lower the threshold to nuclear use. »

Dans un article intitulé The Most Dangerous Aspects of Trump’s Nuclear Posture

Michael Krepon, « The Most Dangerous Aspects of Trump’s Nuclear Posture », Arms Control Wonk, 23 janvier 2018.

, Michael Krepon, prend à son compte les trois critiques et s’inquiète du critère d’applicabilité de futurs accords internationaux auxquels pourraient souscrire les Etats-Unis. Autre illustration de cette appréhension généralement partagée, l’article paru dans le New York TimesDavid E. Sanger et William J. Broadjan, « Pentagon Suggests Countering Devastating Cyberattacks With Nuclear Arms », The New York Times, 16 janvier 2018. qui insiste sur la conception extensive des « circonstances extrêmes » justifiant la mise en œuvre de la dissuasion nucléaire. Pour Andrew C. Weber, ancien Assistant Secretary of Defense sous l’administration Obama, « almost everything about this radical new policy will blur the line between nuclear and conventional ».

Pour George Schultz auditionné par la Commission des forces armées du Sénat le 25 janvier 2018, « one of the alarming things to me is this notion that we can have something called a small nuclear weapon and that, somehow, that's usable. »Lulu Garcia-Navarro et Alexandra Bell, « The Other NPR : Nuclear Posture Review », NPR, 28 janvier 2018. Pour l’heure, la plupart des experts américains ne se sont pas encore prononcés, attendant la version signée par le Président pour partager leurs commentaires.

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