La France et l’arme nucléaire au XXIe siècle, Université Paris 2, Centre Thucydide, Vendredi 29 septembre 2017
Observatoire de la dissuasion n°46
septembre 2017
En introduction de ce séminaire, Nicolas Haupais a constaté que la France est au carrefour des tensions posées par l’arme nucléaire dans les relations internationales, notamment dans une perspective juridique. Si l’arme fait consensus en France, elle reste très discutée à l’international où la France maintient une position en équilibre entre la sauvegarde de sa souveraineté d’une part et sa participation active à des mécanismes internationaux. Pour mener à bien cette politique, elle opère une stratégie juridique de sanctuarisation pour que le droit international n’entrave pas sa dissuasion. Le dernier Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN) rend compte aujourd’hui de ces questions.
Dominique Mongin (CEA) a offert une perspective historique sur l’arme nucléaire française. Il a rappelé que les scientifiques français ont été pionniers dans des découvertes majeures avant la Seconde Guerre mondiale. La bataille de l’eau lourde, ainsi que les archives de la France Libre attestent de l’importance du sujet nucléaire pour la France durant la guerre. A partir de 1945, les recherches atomiques vont devenir un élément moteur de la reconstruction soulignant la finalité duale du CEA. La défaite de Dien-Bien-Phu et la crise de Suez vont nourrir le besoin d’autonomie stratégique français. L’adoption de la riposte graduée par les États-Unis va renforcer cette nécessité en raison du découplage américain des enjeux européens. Il faut enfin observer la continuité de l’effort français dans la programmation nucléaire.
La première table-ronde a porté sur la position française vis-à-vis de l’encadrement de l’arme nucléaire. Dans un premier temps, Céline Jurgensen (CEA) a indiqué que l’objectif premier de la maîtrise des armements est la régulation de la course aux armes nucléaires pour assurer la stabilité avec un arsenal aussi bas que nécessaire. La conception française repose sur une approche globale, réaliste et concrète.
La conception française est d’abord globale, car elle englobe des enjeux de sécurité collective plus larges comme les armes de destruction massive, les déséquilibres des armes conventionnelles, la défense antimissile. Elle est également réaliste en raison de la prise en compte des évolutions du contexte stratégique. Le cadre international est ainsi défini par des règles juridiques adoptées collectivement (TNP, accords de garantie, JCPOA, ZEAN,…). Enfin, les actions de la France en matière de désarmement sont visibles, comme la réduction de moitié de son arsenal, l’arrêt des essais, le démantèlement des installations, l’arrêt de la production de matière fissile.
L’environnement international est complexe et peut affaiblir la conception française. La Corée du Nord s’est muée en un État pratiquant la dissuasion alors qu’il représentait auparavant un défi de non-prolifération. D’autre part, le TIAN est négatif dans l’approche française. D’autres États partagent ce point de vue, notamment le Japon, pourtant éprouvé par le nucléaire. Le TIAN fragilise l’architecture de sécurité internationale reposant entre autres sur le TNP.
Pour résister à cet affaiblissement, la France doit consolider sa logique de sécurité internationale et sortir de la stigmatisation. Il est également important de relancer le processus de limitations des armes, de mettre fin à la production de matière fissile et de développer les mesures de confiance. Aujourd’hui, le retour du nucléaire militaire avec des nouvelles menaces et des risques d’escalades incontrôlées impose la poursuite de ces efforts.
Pour Jean-Baptiste Jeangene-Vilmer (IRSEM), interdire les armes nucléaires est une fausse bonne idée. La France considère ce traité inadapté au contexte sécuritaire international et ne s’estime aucunement liée. Il risque d’affecter la relation euro-atlantique et de fragiliser le TNP. La France, comme l’OTAN, considère au contraire que le TNP devrait être renforcé. La motivation des partisans du TIAN est l’exercice d’une pression normative pour faire avancer la lutte contre la prolifération et le désarmement. Cela repose toutefois sur deux préjugés. D’abord l’idée que les armes nucléaires seraient des armes comme les autres, alors qu’elles portent en elles un caractère exceptionnel. Ensuite, le préjugé que la pression de certains États et ONG peut avoir un impact sur les États les plus puissants de la planète. Le débat sur le TIAN soulève également des questions éthiques. Si, l’arme nucléaire n’était pas intrinsèquement indiscriminante et permettait une mesure de la proportionnalité, alors une théorie morale de la dissuasion pourrait être adaptée aux critères de la guerre juste.
Pierre-François Laval (Université d’Orléans) a évoqué la place de la France face aux enjeux de la prolifération. Initialement, la France a adhéré à la thèse « more may be better » au sujet des armes nucléaires. Elle a refusé de signer le TNP jusqu’en 1992, probablement dans un souci de non-alignement, mais aussi parce qu’il est contraire au principe d’égalité entre États. Des raisons économiques ont aussi été à l’origine de l’absence initiale de la France au sein du TNP, car elle a adopté une politique proliférante au profit d’Israël, du Pakistan et de l’Irak. Toutefois, la France a pris part très tôt au Groupe des fournisseurs nucléaires visant à contrôler les exportations, s’alignant ainsi sur les termes du TNP. Puis, la décennie 90 verra un approfondissement de ces actions, avec la ratification du TNP en 1992 et des initiatives juridiques comme les garanties négatives, la participation à certaines zones exemptes d’armes nucléaires ou encore les traités (traité d’interdiction complète des essais, matière fissile). Enfin, la diplomatie française privilégie le dialogue parfois en contradiction avec les États-Unis.
Niki Aloupi (Université de Strasbourg) a montré que les doctrines nucléaires des États dotés divergent et évoluent, notamment pour les États-Unis. Ainsi, le président Trump s’engage dans une prolifération verticale et pourrait changer la politique américaine de contre-prolifération avec une bienveillance sur une éventuelle possession de l’arme nucléaire par certains États asiatiques. Il semble que la poursuite des essais coréens pourrait donner lieu à un emploi américain. La Russie a aussi une approche divergente des États-Unis. Elle souhaite renforcer ses capacités, notamment pour garantir le percement des défenses antimissiles. D’autre part, elle remet en cause l’ordre mondial. La Chine est quant à elle partisane du statu quo avec la Corée du Nord, elle s’est par exemple opposée à son embargo total. De plus, elle est soupçonnée d’avoir aidé le Pakistan dans l’acquisition de l’arme nucléaire et vendu des matières fissiles en Afrique du Sud, Argentine et Inde. Enfin, la Chine participe aux instances régionales de résolution de tension (six – party talk). Le Royaume-Uni possède la plus petite dissuasion des cinq États reconnus par le TNP. Le Brexit devrait le priver de certaines ressources européennes, mais devrait aussi lui donner une plus grande liberté de ton. L’Inde et le Pakistan pratiquent la non-prolifération, mais restent engagés dans une course aux armements. Enfin Israël, n’a toujours pas reconnu posséder la bombe.
La deuxième table-ronde, présidée par Tristan Lecoq, a eu pour sujet les défis de l’arme nucléaire et dans un premier temps les postures nucléaires face au nouvel environnement de sécurité. Pour Corentin Brustlein (IFRI), si les neuf États nucléaires sont tous dans des situations uniques, il existe certaines caractéristiques communes. Pour tous ces États, le nucléaire tient une place majeure dans leur stratégie de défense, particulièrement aux États-Unis avec la nouvelle période de modernisation post-Obama. La Russie glisse vers un rôle accru de l’arme nucléaire, avec par exemple des références faites à l’arme lors de l’affaire de Crimée. L’arme nucléaire tient une place plus importante au Pakistan et en Corée du Nord. Le non-emploi en premier reste minoritaire, alors que les postures déclaratoires sont peu fiables en réalité. Les États modernisent leurs arsenaux de manière quantitative et qualitative, avec des divergences sur la transparence de ces modernisations. Il n’y a pas de visibilité sur l’objectif chinois tandis que la Russie reste transparente sur ses armes stratégiques (mais pas sur les armes tactiques). La conventionnalisation de la dissuasion consiste à accorder un rôle plus dissuasif aux moyens conventionnels. Les États-Unis pratiquent cela depuis les années 1960 avec l’idée de conserver leur liberté d’action dans une escalade de tension. Aujourd’hui, la Russie et la Chine mettent en avant leurs capacités conventionnelles en déni d’accès.
Pour Nicolas Roche (Ministère des Affaires Etrangères), la terminologie nucléaire est importante. La posture correspond à l’état d’alerte des forces d’un État et n’est généralement pas évoquée ouvertement, alors que la doctrine est la partie de la stratégie nucléaire d’un État rendue publique. « Dissuasion nucléaire » n’est pas un pléonasme pour deux raisons, car il peut y avoir des armes nucléaires sans dissuasion et de la dissuasion sans armes nucléaires. Les États-Unis ont ainsi employé l’arme nucléaire hors d’un contexte dissuasif, mais pour arrêter la guerre. La stratégie nucléaire de la Corée du Nord dépasse la dissuasion, en plus de la protection de ses intérêts vitaux (dissuasion) elle met en œuvre une stratégie de découplage du parapluie nucléaire américain (analogie avec Berlin) et poursuit des objectifs politiques à la fois intérieurs et régionaux. La stratégie nucléaire de la France repose sur des points clés invariants. La logique française reste profondément dissuasive (et réciproquement). La dissuasion a pour objet de nous protéger contre toute agression d’origine étatique, contre nos intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et qu’elle qu’en soit la forme. Elle ne sert pas à dissuader du terrorisme. La question d’intérêts vitaux implique des seuils (survie de la nation, frontière…) volontairement flous. Le critère de mise en œuvre correspond à la gravité de la menace, et non le moyen. La France reste attachée au principe de stricte suffisance, il y a d’ailleurs eu une logique de décroissance des arsenaux, divisés de moitié depuis 1988. La question capacitaire répond au besoin d’être en mesure d’infliger des dommages inacceptables à l’adversaire, mais ne dépend absolument pas de l’arsenal de l’adversaire. Enfin, le concept d’ultime avertissement est une notion spécifiquement française visant à rétablir la dissuasion. Cette approche diffère radicalement de la riposte graduée. L’approche française entend dissuader un adversaire avec le minimum de moyens, mais en le menaçant de provoquer des dommages inacceptables. Pour fonctionner, cela nécessite donc la possibilité de recourir à un avertissement. La dissuasion est déconnectée des autres fonctions stratégiques. Elle a pour objet l’indépendance en permettant notamment d’éviter le chantage. Les deux composantes sont ainsi complémentaires, une qui se voit afin de rendre visible une réaction et l’autre qui ne se voit pas.
S’exprimant sur la modernisation des arsenaux, l’amiral Edouard Scott de Martinville (Ministère de la Défense) a estimé que la dissuasion est une assurance vie et une autonomie de décision de l’État, pour se protéger contre des grandes blessures historiques (plus jamais ça). Elle garantit aussi notre autonomie en gestion de crise, comme à Suez.
Notre aptitude actuelle à dissuader repose sur la crédibilité, c’est-à-dire la démonstration des capacités opérationnelles à la fois sur les instruments de la dissuasion, mais aussi dans le domaine conventionnel. La dissuasion repose également sur l’autonomie et la stricte suffisance pour infliger des dommages inacceptables. Enfin, il s’agit de la mise en œuvre d’une stratégie défensive fondée sur deux composantes complémentaires, dont la composante aérienne est particulièrement duale. Aucun objectif n’est assigné à l’une des deux composantes. Un ensemble de moyens d’accompagnement conventionnel entoure ces composantes. Le maintien à niveau de ces systèmes est nécessaire, il s’agit d’ailleurs plus de renouvellement que d’investissements nouveaux. En plus de l’usure des systèmes, ce maintien à niveau est rendu nécessaire par l’accroissement d’un certain nombre de menaces comme la modernisation réalisée par des adversaires, ou encore les menaces cyber. Les grandes échéances concernent pour la composante océanique avec le renouvellement des SNLE à l’horizon 2035 ; or, la phase précédant l’emploi opérationnel est de 15 années ce qui implique un lancement en 2020. Pour la composante aérienne, les premiers nouveaux avions ravitailleurs MRTT devraient être livrés en 2018 ; et 2035 est l’horizon de renouvellement du missile ASMPA. Il y a également des enjeux du côté des transmissions. Certaines décisions ont déjà été prises, notamment pour le renouvellement des SNLE et la poursuite des explorations pour ASMPA. Cela représente une augmentation progressive du budget d’investissement de 50 %.
Enfin, Chloé Berger (Collège de Défense de l’OTAN) a rappelé que l’arme nucléaire reste une arme de non-emploi, mais continue de proliférer et d’intéresser. Elle permet de façonner les rapports de force et de s’imposer comme une puissance régionale. Certains États ont réduit leurs capacités pour se concentrer sur des aspects essentiels, comme la France avec la stricte suffisance. Les Britanniques ont abandonné la composante aérienne en 1988. D’autre part, la modernisation russe répond à un face-à-face avec l’OTAN et les États-Unis. Cette modernisation de l’arsenal russe s’accompagne de la modernisation de doctrine qui n’exclut pas l’emploi tactique. Du côté asiatique, la modernisation capacitaire donne une priorité aux aspects balistiques (Israël, Inde et Chine). Une tendance au développement de capacités sous-marines s’observe également (Israël, Pakistan et Chine). Désormais, les capacités balistiques de la Corée du Nord lui permettent de prétendre à un rapport de force avec les États-Unis.
Serge Sur (Université Paris-II, Panthéon-Assas) a conclu ce séminaire en notant que la dissuasion repose sur trois principes. Les armes nucléaires existent et on ne la désinventera pas. Dès lors, elles doivent avoir un rôle, mais il n’est pas possible de les utiliser. Il y a donc un lien très fort entre la dissuasion et la maîtrise des armements, il ne peut pas y avoir d’arme nucléaire sans maîtrise des armements et régime de non-prolifération. Cela s’observe d’ailleurs dans le passage de la logique du désarmement absolu vers la maîtrise des armements. La norme actuelle reste le TNP, même s’il a pu être contesté avec l’émergence de nouveaux États dotés. Sa prolongation indéfinie en 1995 l’a rendu inamovible. Aujourd’hui, la période est caractérisée par l’unilatéralisme, qui tranche avec la période précédente des traités. Ainsi, l’Afrique du Sud a détruit unilatéralement ses armes, les réductions des arsenaux s’opèrent de manière unilatérale. En outre des approches plus coercitives en matière de prolifération ont vu le développement de la contre-prolifération, contrairement à la non-prolifération par nature plus préventive. Le TIAN ne prévoit pas un désarmement général et complet dans un cadre de contrôle, contrairement au TNP. Une sortie des armes nucléaires pourrait s’opérer avec le TICE, car la crédibilité des armes serait en question après plusieurs décennies sans essais.
La France et l’arme nucléaire au XXIe siècle, Université Paris 2, Centre Thucydide, Vendredi 29 septembre 2017
Jean-Annet de Saint-Rapt
Bulletin n°46, septembre 2017
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