Frappe conventionnelle stratégique et dissuasion : quelques perceptions chinoises

Le développement de capacités de frappe conventionnelle stratégique (« conventional prompt global strike ») par les Etats-Unis depuis le milieu de la décennie 2000, et singulièrement sous les présidences George W. Bush et Obama, fut l’un des volets privilégiés de la pensée conventionnelle de la dissuasion outre-Atlantique, avant de perdre de son ambition théorique comme doctrinale depuis la fin de l’administration Obama. La NPR 2018 le reflète sans ambiguïté, confirmant cette relative modestie tout en insistant sur la continuité et la diversification de l’ambition programmatique : « l'objectif de limiter les dommages si la dissuasion échoue dans une situation d'urgence régionale exige une planification adaptative robuste pour vaincre et se défendre contre les attaques, y compris la défense antimissile et les capacités à localiser, suivre et cibler les systèmes mobiles des adversaires régionaux. Ces capacités et d'autres capacités non nucléaires, que nous renforçons actuellement, peuvent compléter, mais non remplacer, les forces nucléaires américaines à cette fin. Dans le cas des menaces de missiles provenant d'acteurs régionaux en particulier, la défense antimissile américaine et les options offensives constituent la base d'une limitation significative des dommages en cas d'échec de la dissuasion »Traduction non officielle : « The goal of limiting damage if deterrence fails in a regional contingency calls for robust adaptive planning to defeat and defend against attacks, including missile defense and capabilities to locate, track, and target mobile systems of regional adversaries. These and other non-nuclear capabilities, which we are now strengthening, can complement but not replace U.S. nuclear forces for this purpose. In the case of missile threats from regional actors in particular, U.S. missile defense and offensive options provide the basis for significant damage limitation in the event deterrence fails. » Nuclear Posture Review, février 2018, p. 23.. Les NPR 2001 et 2010 avaient été beaucoup plus explicites dans leur formulation, en accompagnant le projet de frappes conventionnelles stratégiques d’une adaptation du rôle des armes nucléaires dans la posture de dissuasion des Etats-Unis et, pour le président Obama, d’une volonté de désarmement. Néanmoins, la continuité de l’approche américaine se reflète dans les données budgétaires actuelles : les demandes du Pentagone pour l'année fiscale 2021 indiquent notamment une augmentation significative du financement du programme Conventional Prompt Strike (CPS) de la Marine. Ce programme avait été doté de 278 millions de dollars pour l’année fiscale 2019 et 512 millions en 2020. 1,008 milliard est requis pour l'exercice 2021. L’augmentation de financement devrait continuer au cours des cinq prochaines années, avec 5,3 milliards de dollars entre 2021 et 2025, signe également d’un intérêt constant du Congrès pour parvenir au déploiement des systèmes, ce que le Pentagone envisage à ce jour pour l’année fiscale 2028Conventional Prompt Global Strike and Long-Range Ballistic Missiles: Background and Issues, R41464, CRS Report for Congress, mis à jour le 14 février 2020..

Les promesses offertes par la perspective de frappe conventionnelle stratégique ont été abondamment commentées depuis quinze ans, tout comme ses faiblesses, en se concentrant le plus souvent sur les programmes américains vus depuis la RussieVoir par exemple, dès la fin de la décennie 2000 : Elaine M. Grossman, « Russian Experts Question Role of Conventional “Prompt Global Strike” Weapons », Global Security Newswire, 7 avril 2009.. De manière générale, les principaux risques recensés par les experts relèvent des dynamiques d’escalades. Dans un ouvrage de 2013 alors très remarquéJames Acton, Silver Bullet? Asking the Right Questions About Conventional Prompt Global Strike, Carnegie Endowment for International Peace, 3 septembre 2013., James Acton en avait résumé quatre : l’ambiguïté s’agissant des ogives, l'ambiguïté s’agissant de la destination du tir, l’ambiguïté s’agissant de la nature conventionnelle ou nucléaire de la cible, l’instabilité en temps de crise.

Un article récent de Tong Zhao dans The Nonproliferation ReviewTong Zhao, « Conventional long-range strike weapons of US allies and China’s concerns of strategic instability », The Nonproliferation Review, septembre 2020. éclaire ce débat en se concentrant sur les perceptions chinoises récentes disponibles en sources ouvertes des diverses modalités de frappe conventionnelle stratégique des alliés des Etats-Unis au regard de la stabilité stratégique et de la stabilité en temps de crise dans le Nord-est asiatique.

Selon les stratèges chinois, les capacités de frappe conventionnelle stratégique des alliés des Etats-Unis font porter un risque croissant sur la stabilité stratégique en Asie-Pacifique. En tant que telle, cette assertion/perception est habituelle et appartient pour partie au registre déclaratoire. Plus indicatif : si la Chine est préoccupée depuis longtemps par l’incidence des moyens conventionnels américains sur ses capacités nucléaires de seconde frappe, de telles préoccupations n’indiqueraient pas à ce jour l’appréhension d’une menace impérieuse. Ceci s’explique par la mobilité de la composante terrestre des forces stratégiques chinoises, les capacités de redéploiement rapide des TEL, ou encore l’ampleur des installations souterraines de protection des lanceurs« Underground great wall ». En outre, l’évaluation chinoise des capacités américaines n’est pas encore alarmiste ni en termes de plateformes ni en termes de munitionsVoir par exemple Mei Yong and Lv Linmei, « Guowai jingquezhidaodanyao fazhan dui zhongyao junshisheshi de weixie » [Threat to major military installations imposed by the development of foreign precision-guided munitions], « Zhanshudaodan jishu  » [Tactical Missile Technology], No. 3 (2018), pp. 12–18, cité par Tong Zhao, « Conventional long-range strike weapons of US allies and China’s concerns of strategic instability », op. cit., p.3.. En cela, la lecture chinoise semble conforme aux fluctuations des programmes depuis la seconde administration George W. Bush. En particulier, l’on sait que le Congrès a longtemps limité le financement et suggéré des changements d'orientation de plusieurs programmes spécifiques.

Cela étant, la perspective de développement puis de déploiement par les Etats-Unis de capacités sol-sol dans les portées moyenne et intermédiaire sur le territoire de pays alliés en Asie depuis la fin du Traité FNI en août 2019 s’ajoute désormais aux facteurs de risque vus depuis Pékin. Le soutien américain aux capacités de ses alliés en matière de lutte anti-sous-marine et de défense antimissile depuis le début du siècle demeure par ailleurs un motif d’appréhension persistant, l’argument de la menace nucléaire et balistique nord-coréenne étant régulièrement considéré comme un prétexte par les stratèges et chercheurs chinois.

Enfin, selon les perceptions chinoises, la progression d’une menace conventionnelle stratégique d’origine américaine serait également susceptible d’affecter la stabilité en temps de crise dans la région, en risquant d’accélérer une escalade conventionnelle vers le seuil nucléaire, soit par inadvertance soit de façon intentionnelle.

Une donnée importante de ce débat est la différence, voire dans certains cas l’opposition entre protagonistes s’agissant des intentions adverses à court, moyen et long termes, sur fond de cultures stratégiques concurrentes. A titre d’illustration, les limites notionnelles de la stabilité stratégique dans la pensée occidentale ne se retrouvent toujours pas dans la pensée chinoise, qui ne la cantonne pas à la relation nucléaire entre Etats dotés. Par exemple également, nombre d’experts occidentaux comme japonais ne croient ni au non-emploi en premier chinois, ni aux assurances négatives de sécurité chinoises au regard de la concentration des efforts de la forces des missiles de l’APL sur les capacités de frappe de théâtre ces dernières années, en particulier dans les segments de portée moyenne et dans une moindre mesure, intermédiaireVoir par exemple : « Annual US report on China’s military capabilities : launcher and missile numbers, 2018 – 2019 », US Department of Defense..

De manière un peu surprenante, l’article de Tong Zhao ne se penche pas sur la pensée stratégique chinoise au regard des développements conventionnels stratégiques de l’APL. Il s’agit pourtant d’une dimension désormais ancienne des programmes conventionnels chinois, qui remonte au milieu des années 1990. Ces programmes ont été accompagnés dès les toutes premières années du siècle actuel par une réflexion sur la dissuasion qui n’est pas sans rappeler nombre des arguments du débat américain, notamment sur la réduction tendancielle de l’écart entre l’efficacité opérationnelle des systèmes offensifs nucléaires et conventionnels, en particulier du fait des applications de la technologie de guidage avancée sur les frappes de précision à longue portéeEn 2001 par exemple, le Science of Military Strategy chinois se faisait l’écho de l’importance croissante de la dissuasion conventionnelle du fait de son caractère « plus contrôlable et moins risqué ».. Le Livre blanc chinois sur la défense de 2008, par exemple, insiste sur l’importance de la dissuasion stratégique en revendiquant que la force de dissuasion nucléaire doit être complétée par « l’utilisation flexible de différents moyens de dissuasion »China’s National Defense in 2008, Information Office of the State Council, République populaire de Chine, janvier 2009.. De manière plus générale, la dissuasion stratégique selon la pensée chinoise contemporaine intègre des instruments militaires et non militaires. Une telle conception trouve son pendant dans la conception américaine de la dissuasion « cross-domaine »Voir Michael S. Chase, Arthur Chan, China’s Evolving Approach to “Integrated Strategic Deterrence", RAND Corporation, 2016.. Il serait très instructif de se pencher non seulement sur les facteurs de l’incompréhension stratégique sino-américaine mais aussi, et au contraire, sur la concordance des arguments qui accompagnent le développement des programmes dans les deux pays depuis vingt ans.

 

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