Les implications stratégiques de la MDR 2019

La publication, fortement attendue, de la Missile Defense Review (MDR), est devenue, au fur et à mesure des reports de publication, une sorte de non-événement. Alors que le document marque l’aboutissement d’une transformation profonde de la notion de défense antimissile, rompant définitivement avec le cadre politique et technique de la Ballistic Missile Defense Review (BMDR) de l’administration Obama, les implications de cette évolution semblent largement sous-estimées autant dans ses dimensions conventionnelles que dans ses possibles dimensions nucléaires.

La BMDR introduisait la défense antimissile comme un élément complémentaire de la dissuasion et comme un élément de gestion militaire des crises régionales. Elle s’était attachée à circonscrire le rôle de la défense antimissile afin de faciliter son acceptation, tant au niveau des alliés des États-Unis que des grands compétiteurs nucléaires. Ce travail d’acceptation avait conduit l’administration Obama à produire un document conceptuel délibérément incomplet. En effet, il se focalisait sur la défense antibalistique et sur la dissuasion des États proliférants, minorant l’impact de la défense aérienne élargie (IAMD) comme élément de transformation et d’extension du rôle de la défense antimissile.

Document essentiellement politique, la BMDR a fortement contribué à occulter le travail de fond réalisé par les États-Unis depuis la fin des années 1990 pour développer un ensemble d’architectures et de systèmes d’arme visant à favoriser l’élimination des missiles, de quelque nature qu’ils soient, dans une dimension défensive comme offensive. Le document laisse entendre que la défense antimissile doit essentiellement servir à intercepter des menaces résiduelles de nature stratégique (sur les théâtres régionaux comme dans la défense du territoire américain). Pour autant, le développement entamé depuis plusieurs décennies intègre la défense antimissile dans une mission antimissile autrement plus globale. Celle-ci se fonde sur l’intégration de la composante offensive (destruction des lanceurs et des architectures) et défensive au sein d’une architecture commune. Ce développement abolit progressivement les distinctions entre les dispositifs à finalité régionale et les dispositifs purement stratégiques. Il systématise également l’interopérabilité entre les éléments des composantes offensive et défensive.

Cette transformation conduit également à créer un vaste ensemble de capacités C4ISR interopérables, où la nature de l’effecteur – offensif ou défensif – perd sa prédominance et où la capacité à activer le missile pour éliminer la menace devient le facteur structurant. Assez paradoxalement cependant, ces orientations programmatiques ne sont pas soutenues par un concept global et la formulation des concepts relève jusqu’à présent essentiellement de la défense antiaérienne. La notion de « cross-domain operations », qui apparaît depuis quelques années, atténue partiellement ce déficit doctrinal en définissant des stratégies globales qui tendent à fusionner les composantes.

La MDR marque une rupture relative dans cette approche floue puisqu’elle définit plus précisément la mission antimissile et l’articulation entre les fonctions offensive et défensive. Selon la MDR, l’évolution de la menace implique en effet « a comprehensive approach to missile defense against rogue states and regional missile threats. This approach must integrate offensive and defensive capabilities for deterrence, and include active defense to intercept missiles in all phases of flight after launch, passive defense to mitigate the effects of missile attack, and attack operations during a conflict to neutralize offensive missile threats prior to launch ». Ce concept opérationnel sous-tend mais précède également la définition politique de la défense antimissile. En effet, les options politiques énoncées par la MDR, qui font de la défense antimissile un élément de dissuasion, de stabilisation, de protection des forces, de cohésion des alliances et de gestion de crise, dépendent directement de la capacité technique et opérationnelle de la défense antimissile à accomplir des objectifs militaires précis. Par ailleurs, la nature évolutive de la menace impose à la composante défensive d’être soutenue par une composante offensive forte pour être pleinement opérationnelle. En raison de cette interaction forte, la définition de la complémentarité des missions offensive et défensive est le premier élément mis en avant par la MDR.

Cette interaction est mise en relation avec la définition des objectifs politiques de la défense antimissile, lesquels sont assez proches de ceux déjà définis par la BMDR : « Effective deterrence is the preferred strategy to prevent missile attack. To address the increasingly complex missile threat environment, however, a broader approach is required. The United States will also field, maintain, and integrate three different means of missile defense. These include: first, active missile defense to intercept adversary missiles in all phases of flight; second, passive defenses to mitigate the potential effects of offensive missiles; and third, if deterrence fails, attack operations to defeat offensive missiles prior to launch. This multi-layered approach to preventing and defeating missile attacks will improve the overall likelihood of countering offensive missile attacks successfully. The goal of this comprehensive strategy is to identify and exploit every practical opportunity to detect, disrupt, and destroy a threatening missile, prior to and after its launch, and to maximize the combined missile defense effort ».MDR, p. 32.

La définition du rôle des architectures, qui suit immédiatement le concept opérationnel général, est un élément essentiel, qui reflète directement la modification du portage dans la définition des fonctions des forces : la construction des architectures est devenue l’élément moteur de la stratégie américaine, les effecteurs étant désormais un élément directement subordonné.

Cette inversion de référentiel est fondamentale : les architectures sont désormais conçues pour être globales et capables d’opérer du niveau tactique au niveau stratégique dans une logique horizontale et distribuée plutôt que verticale et hiérarchisée. Dès lors, la ségrégation entre les systèmes stratégiques et non stratégiques mais aussi la différentiation traditionnelle réalisée entre les types d’effecteurs et les types de plates-formes en fonction des types de missions ou des domaines d’action tendent à s’atténuer, voire disparaitre.

Le poids croissant des architectures dans l’organisation des forces américaines a des effets considérables. Depuis une trentaine d’années, leur capacité croissante à identifier et engager une cible sur des portées longues a certes renforcé la capacité de frappe américaine mais aussi directement alimenté la course aux armements dans un environnement de durcissement A2/AD, dont la dernière évolution est incarnée par le développement des missiles hypersoniques.

Parallèlement, le déploiement de défenses antibalistiques de plus en plus performantes a accéléré le déploiement des engins quasi-balistiques et manœuvrants. L’interception de ces deux catégories d’engins, complexe, impose en retour de perfectionner les architectures. Le choix de l’administration Trump de renforcer le segment spatial de la composante de détection des architectures de défense antimissile n’est ainsi que la continuité d’une tendance préalablement observée sur le segment terrestre et représente en ce sens une conséquence logique de l’évolution de la menace.

D’autre part, la minoration du rôle de l’effecteur dans la définition des concepts explique également pourquoi la possibilité d’un déploiement d’intercepteurs spatiaux,MDR, p. 37. option techniquement impensable il y a quelques années, est désormais très présente dans les discussions stratégiques américaines. Indépendamment des considérations stratégiques (réaction face aux politiques spatiales russe ou chinoise) ou politiques (réticence d’une partie de l’establishment à une militarisation intensive de l’espace), dès lors que le C4ISR permet d’engager une cible, l’effecteur peut, voire doit, être développé. Là encore, cette tendance « philosophique » apparaît assez nettement dans la MDR : « Integrated missile defense plans, force management, and operations support will emphasize global coordination, but will be regionally executed and designed to enable engagement from the best interceptor using the best sensor data. Toward that end, it is necessary to pursue more integrated approaches to the missile defense mission that leverage the full range of assets available. For example, addressing emerging transregional offensive missile threats requires interoperable missile defense systems comprised of networked sensors, shared intelligence, interceptors, and a command and control structure coordinated among multiple combatant commands. The United States will pursue greater integration of attack operations with active and passive missile defenses. The United States will seek to use the same sensor network to both intercept adversary missiles after their launch, and, if necessary, strike adversary missiles prior to launch. Improvements in Indications & Warnings (I&W) will enhance the effectiveness of both attack operations and active defense capabilities ».MDR, p. 35. On notera, conjointement à la volonté de développer un segment spatial, la relance des programmes d’intercepteurs aéroportés, qui permettraient de porter la capacité d’interception dans le territoire adverse ou de mettre au point des intercepteurs stratégiques à partir d’éléments furtifs des forces aériennes. Cette initiative, qui vise en premier lieu à exploiter les capacités de pénétration des F‑35 et des F‑22, illustre plus globalement l’extension de domaine de la mission antimissile, extension une fois de plus permise par l’évolution du C4ISR mais aussi par l’évolution spectaculaire des capteurs embarqués des plates-formes.

Parallèlement, la portée mondiale des menaces apparaît comme l’un des éléments moteurs dans la globalisation de la défense et de la mission antimissiles. La MDR souligne en effet que le territoire américain, comme celui de ses alliés, ne peut désormais plus être considéré comme à l’abri d’une frappe possible : « This increasing global offensive missile threat environment represents a sea-change in the operational setting that U.S. forces will have to navigate in future regional conflicts. The United States and allies can no longer assume the capacity to concentrate forces in secure, forward locations and launch military operations against adversaries from these secure locations. When combined with other U.S. capabilities, however, active missile defenses can help preserve U.S. and allied freedom of action, limit the potential for coercive adversary missile threats, and reduce the effects of potential adversary regional missile strikes ». La vulnérabilité du territoire américain génère de nouveaux impératifs, ici analysés essentiellement en termes de défense, imposant un renforcement non-négligeable des capacités d’interception, contre tout type de menaces, c’est-à-dire une extension de la mission antimissile, tant dans le domaine de sa couverture – c'est-à-dire de sa portée opérationnelle – que dans les objectifs qu’elle doit traiter.

Cette appréciation est liée à la multiplication des systèmes longue portée – missiles de croisière ou futurs missiles hypersoniques – mais aussi à l’évolution récente des capacités des États proliférants, en l’état essentiellement celles de la Corée du Nord qui désormais dispose (ou risque de disposer) de vecteurs pouvant toucher le territoire américain. La conjonction des deux menaces, largement anticipée, confirme les choix programmatiques réalisés bien en amont de la MDR. Elle conduit celle-ci à théoriser plus clairement le développement d’une capacité d’interception apte à engager des menaces complexes, tant balistiques qu’aérobies, pouvant opérer à des distances stratégiques. Toutefois, et quoique les implications de cette formalisation des choix programmatiques soient particulièrement évidentes, les conséquences effectives ne semblent pas avoir été tirées.

Très simplement en effet, en affirmant que la défense antimissile doit pouvoir être effective contre tout type de menace missile, indépendamment de sa portée ou de sa complexité, la mission antimissile a désormais une fonction stratégique contre tout type d’acteur. Bien que la MDR, en citant les grandes puissances nucléaires, souligne la différence entre la fonction de dissuasion nucléaire stratégique, qui vise directement les arsenaux des grands compétiteurs nucléaires, et la fonction de dissuasion régionale, qui peut impliquer un grand compétiteur mais à laquelle la défense antimissile peut participer en tant que composante conventionnelle, la distinction entre les deux approches dissuasives tend à devenir plus ténue. Fonctionnellement en effet, les États-Unis entreprennent bien de donner à la mission antimissile une dimension stratégique majeure, lui permettant, dans sa fonction défensive, d’engager des éléments de l’arsenal nucléaire d’un grand compétiteur. Si la fonction n’est pas revendiquée, elle tend à exister de facto : exemple typique, le SM‑3 Block IIA devrait disposer d’une capacité résiduelle contre les ICBM et pourrait être déployé en couche bas exo-atmosphérique pour participer à la défense du territoire américain en complément des GBI. Autre exemple, le programme d’intercepteur multiple (MOKV) vise non seulement à permettre d’engager une menace multiple avec un seul missile, mais permet d’envisager à terme l’interception des têtes mirvées. Enfin, la relance des études d’interception en phase ascendante (API), à partir d’un segment air ou du segment spatial, pose une menace existentielle contre le missile balistique en tant que tel, indépendamment de son origine.

Si l’on arguera que l’efficacité des intercepteurs actuels serait probablement nulle contre un ICBM mirvé (ou marvé) moderne ou que l’API reste une option très hypothétique contre les arsenaux russes ou chinois, le problème n’est pas exactement là. En l’état en effet, les États-Unis sont bien conscients de l’inutilité de telles défenses dans le cadre du rapport nucléaire avec la Russie et ne peuvent qu’anticiper une inutilité identique dans la perspective de l’évolution de l’arsenal chinois. Toutefois, le passage de la BMDR à la MDR illustre avant tout la transformation de la mission antimissile, d’une fonction essentiellement politique à une fonction désormais très opérative. Cette transformation n’est pas la résultante d’un choix politique mais d’une évolution technologique, les choix conceptuels réalisés par la MDR résultant dans leur ensemble de choix programmatiques très antérieurs à sa publication comme à la publication de la BMDR en 2010. Sur le fond, depuis 2001, les États-Unis sont à la recherche d’un système de combat, offensif comme défensif, qui doit permettre d’engager un missile ou sa tête quelles que soient les circonstances. Les concepts évoluent en fonction de l’efficacité des technologies et non en fonction d’une appréciation donnée des impacts stratégiques possibles des développements anticipés.

Dans ce cadre, le développement des capacités hypersoniques comme la modernisation globale des effecteurs et des plates-formes aériennes (B-21 notamment) représente une évolution préoccupante, qui va décupler l’efficacité de la mission antimissile offensive sur les portées longues, dans sa dimension nucléaire comme dans sa dimension conventionnelle stratégique. Bien que cet aspect ne soit que sous-jacent à la MDR, qui ne traite des capacités offensives stratégiques que très incidemment, la mission antimissile développe des outils qui permettent d’engager les arsenaux adverses à des niveaux inégalés, sous le seuil nucléaire comme au-delà. La MDR contribue fortement à normaliser cette évolution en transformant la mission antimissile en composante de force ordinaire, décorrélée des considérants liés aux portées et aux effets. Dès lors, l’instabilité que pourrait générer les systèmes antimissiles défensifs n’est plus liée aux performances des engins ou aux cibles qu’ils pourraient traiter mais aux doctrines d’emploi, et notamment aux doctrines de frappe dans la profondeur.

Dès lors, s’il est évident que l’impact le plus direct de la MDR porte sur la gestion des conflits conventionnels et pose des questions de fond sur la soutenabilité de l’effort de défense antimissile, le document n’en marque pas moins une inflexion forte qui affecte la dissuasion nucléaire. En effet, il remet progressivement en cause le caractère imparable de ses composantes balistiques, adossant la modernisation de la composante défensive à la démultiplication de la composante offensive. Sachant que les systèmes hypersoniques ne permettront en rien de minorer les vulnérabilités, la MDR incite à réfléchir sur le format minimal des arsenaux futurs, laissant à penser que la sécurité de ceux-ci pourrait à nouveau reposer avant tout sur le nombre et la masse, faute de capacité de frappe assurée. Très clairement le caractère déstabilisateur des défenses antimissiles commence à produire ses effets.

 

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